L’ ambiguïté du film de guerre :
le cas de La 317e Section
de Pierre Schoendoerffer

À l’heure où s’étend sur l’Europe, qui s’en croyait délivrée définitivement, le spectre de la guerre, il semble intéressant de se pencher sur le cas des films de guerre, dont il existe des types très différents.

Ils peuvent être à prétention philosophique voire métaphysique, genre souvent très apprécié de la critique professionnelle, comme La Ligne rouge de Terrence Malick (1998), consacré à la bataille de Guadalcanal qui eut lieu dans le Pacifique en 1942-1943. Il y a aussi le film épique, exaltant le courage, l’héroïsme des soldats, comme Le Jour le plus long de Ken Annakin, Andrew Marton, Gerd Oswald, Bernhard Wicki et Darryl F. Zanuck (1962), Paris brûle-t-il ? de René Clément (1966) ou – plus sophistiqué et moins daté – le fameux Il faut sauver le soldat Ryan de Steven Spielberg (1998)… mais globalement ce genre de films a subi le discrédit. Il y a encore le film de guerre antimilitariste, qui a fleuri dans les années 1970 avec Les Hommes contre de Francesco Rosi (1970) ou R.A.S. d’Yves Boisset (1973) notamment, mais qui était bien attesté auparavant, par exemple avec Les Sentiers de la gloire de Stanley Kubrick (1957). Il y a enfin le film à grand spectacle halluciné, totalement baroque, comme l’extraordinaire Apocalypse Now de Francis Ford Coppola (1979).

En France, un cas original est fourni par La 317e Section de Pierre Schoendoerffer1 (1965), un film célèbre, à la fois séduisant2 et un peu dérangeant.

 

À la guerre comme à la guerre

La 317e Section fascine par la qualité presque documentaire de sa réalisation (malgré la voix off omnisciente qui introduit et conclut le film), avec un style parfois « caméra sur l’épaule ». Très sobre (peu bavard, en noir et blanc), il appartient au groupe des « films de marche » (c’est pourquoi Jacques Cantier a tenté un rapprochement avec l’Anabase de Xénophon3 !) : il décrit jusqu’à l’anéantissement final la lente progression dans la jungle d’une patrouille de supplétifs laotiens avec leur encadrement français au moment crucial de la guerre d’Indochine (1946-1954) : celui de la chute de la base de Diên Biên Phu, en avril-mai 1954.

Évocation d’un conflit oublié4 et rarement montré au cinéma, le film est l’adaptation très fidèle d’un roman publié aux éditions de La Table ronde en 1963 par le même Pierre Schoendoerffer. Pour plus de crédibilité, le réalisateur – qui savait de quoi il traitait – a tenu à ce que le tournage se déroule dans les conditions de combat de l’époque. Lever matinal à 5 heures, restrictions alimentaires (dont on voit les effets progressifs sur le visage des comédiens !), forêt tropicale au temps de la mousson, cris des oiseaux et des singes, insectes, sangsues, dysenterie… tout y est pour restituer la difficulté de la marche et la lutte pour la survie d’un groupe d’hommes cernés par un ennemi qu’ils n’aperçoivent que de loin et qui est déjà sûr de sa prochaine victoire (onze ans plus tard, quand sort le film de Schoendoerffer, les troupes américaines s’embarquent à leur tour pour le Vietnam… pour y vivre un cauchemar identique).

Contexte pathétique donc, qui de plus montre l’opposition, au sein de l’unité progressivement décimée, d’un jeune saint-cyrien idéaliste, le sous-lieutenant Torrens, tout juste débarqué de métropole et plein d’illusions (incarné avec une fraîcheur et une justesse de ton impressionnantes par Jacques Perrin5), et d’un vieux baroudeur, un ex-« malgré-nous » alsacien, l’adjudant Willsdorff (Bruno Cremer, massif avec son saisissant profil d’aigle), qui a participé dix ans auparavant aux combats de la Wehrmacht en URSS et en est revenu aussi expérimenté que désabusé6 (dans le roman, pour mieux situer son origine, il est affublé d’un épouvantable accent « germanique »). Ce genre d’opposition entre gradés est un classique des films de guerre, qu’on retrouve par exemple transposé lors de la guerre de Corée (1950-1953) dans un autre « film de marche », Men in War (Côte 465 en français) d’Anthony Mann (1957), entre un lieutenant humaniste (Mark Benson, joué par Robert Ryan) et un sous-officier brutal mais pragmatique (le sergent « Montana », joué par Aldo Ray).

 

Hors contexte

Dans son film, Pierre Schoendoerffer a déplacé avec intelligence l’action dans le temps, de l’année 1953 où elle se situait dans le roman vers les ultimes et dramatiques péripéties de la guerre en mai 1954. La mort rôde, terrible, autour de ces hommes (au départ quarante-cinq : quarante-et-un supplétifs laotiens, dont un sergent, et quatre Français) qui doivent abandonner le poste qu’ils défendaient pour se replier. Le roman en dit parfois plus long que le film : il parle par exemple de la gangrène et des vers qui pullulent dans les plaies infectées. Un des encadrants français, le sergent Roudier, blessé au ventre, sait qu’il va mourir dans d’atroces douleurs et dit : « Maintenant ça y est. Mais comment vais-je faire [pour réussir à mourir] ? Mon lieutenant… je vais jamais savoir… le faire bien7 » ; le matin suivant il est mort, le cadavre déjà figé, et « des mouches sortent de sa bouche entrouverte » (vision cauchemardesque que le film a réussi à transcrire). C’est la guerre vue du côté des perdants (et qui le savent), avec ses petites joies : des cigarettes, de l’alcool, un parachutage de vivres à moitié réussi, la vision fugitive de jeunes laotiennes se baignant nues dans une rivière…

Le roman est aussi un tout petit peu plus explicite que le film sur le contexte général (la décolonisation en marche dans le cadre de la Guerre froide) et sur l’indifférence de l’opinion publique métropolitaine, franchement anticolonialiste à gauche (notamment du côté du PCF, par conviction mais aussi parce qu’il est aligné sur Moscou8). Le sergent Roudier l’évoque brièvement au détour d’une phrase : « Il y avait même une chiée de flics pour nous protéger des manifestants9. » On n’y trouve pas trace non plus de racisme anti-asiatique, pourtant bien présent dans les esprits à l’époque : Willsdorff, tout désabusé qu’il soit, serait bien resté au Laos après le conflit et, en professionnel de la guerre, respecte l’adversaire communiste, le Vietminh : « C’est la guerre. Ils savent la faire, les fumiers. Ils nous ont laissés traîner sous leur nez, comme ça, sans mouffeter. Putain ! Jusqu’à ce qu’on soit bien placé. Avec le vent dans la gueule. Chapeau ! »

La limite de ce film est cependant là : dans sa totale dépolitisation, son absence complète de contextualisation et d’interrogation sur le bien-fondé de la guerre et de la colonisation… au risque de se résumer à une naïve exaltation des grandeurs et servitudes du métier militaire, du sens de l’honneur et du devoir. Ici, pas de « politique » (après tout, n’est-ce pas ce qu’on attend de toute armée soumise à un État de droit, ici la faible IVe République ?) : des guerriers font la guerre du mieux qu’ils peuvent, s’il le faut en se salissant les mains (et Willsdorff, en ex-combattant de la Wehrmacht qui ne regrette rien, est doué pour cela) ; ils admirent à l’occasion le savoir-faire de l’adversaire. Mais ils ne paraissent pas se poser la moindre question quant à la légitimité de leur action : or, en l’occurrence, il n’y avait pour l’occupant français aucune légitimité à faire la guerre (atrocement) à un peuple opprimé (qu’il ait été conduit par des communistes ou non), qui luttait d’abord pour son émancipation et sa liberté.

Illusions : le jeune saint-cyrien, le sous-lieutenant Torrens, qui « en a marre de [se] sauver comme un romanichel10 », veut sa part de gloire et décide à un moment de monter une expédition de représailles contre un village tenu par les communistes : une opération totalement inutile et qui va bien sûr virer au carnage ; peu après il mourra. Sous-off’ loyal, discipliné, Willsdorff survivra, mais pour enchaîner sur une autre guerre coloniale (tout aussi injuste) où il trouvera évidemment la mort ; le livre et le film se terminent sur cette même phrase : « Le mercredi sept décembre mil neuf cent soixante, à cinq heures quarante du matin, l’adjudant-chef Willsdorff était blessé grièvement au cours d’un accrochage avec une bande H. L. L. [pour « Hors la loi », nom donné par les militaires aux combattants du FLN avant le 19 mars 1962] – près de Géryville dans le djebel Amour (Algérie). Il est mort le même jour à six heures de l’après-midi11. » Hymne aux vertus militaires – le « métier12 », la discipline et l’obéissance du genre « jugulaire, jugulaire ») : on avouera qu’au niveau de la réflexion, c’est un peu court…

 

D’une section à l’autre

Il n’en reste pas moins que La 317e Section, du fait de son incontestable réussite esthétique13, de sa sobriété d’apparence quasi documentaire et de la qualité de son interprétation, constitue dans le cinéma français une rarissime ode à l’art militaire, très appréciée (paraît-il14) des saint-cyriens aspirants officiers. Le film ferait presque oublier que cette guerre, ponctuée d’atrocités françaises, fut la « sale guerre » selon les mots d’Hubert Beuve-Méry en 1948 (expression reprise ensuite par Marcel Cachin dans L’Humanité).

Quel contraste avec les productions actuelles (qui nous font d’autant mieux sentir l’originalité du ton adopté en 1965 par Pierre Schoendoerffer) ! Pensons au récent film de David Oelhoffen Les Derniers Hommes (2023), curieusement coproduit par le même Jacques Perrin (mort en 2022, avant sa sortie sur les écrans), autre « film de marche » en Indochine censé se dérouler huit ans avant La 317e Section – en 1945, c’est-à-dire à la fin de la Seconde Guerre mondiale, lors du coup de force des Japonais contre les forces françaises.

Ce film évoque à son tour une errance (mais ici résolument fantasmée) : celle de dix-neuf légionnaires déclassés (alcooliques, drogués, malades, constituant la « Drink colonne ») qui tentent de gagner la Chine à travers la jungle, eux aussi en pleine saison de la mousson. Ici, changement de registre complet : foin du « réalisme documentaire » du film de 1965 ! Le pathos l’emporte et submerge tout (quand un vieux légionnaire crie « Vive la mort ! », c’est après avoir embrassé sous nos yeux la balle avec laquelle il se fait ensuite sauter le crâne) ; la tension dramatique est cependant très faible.

Le film de plus verse (pourquoi pas ?) dans l’irrationnel ou le mystique (à la mode aujourd’hui, semble-t-il) : ainsi le protagoniste, qui vole la morphine destinée aux soins pour se droguer (« Lemiotte », joué par Guido Caprino), est victime d’hallucinations. Il est aussi question d’« esprits » malfaisants : ceux des Japonais morts dans une embuscade par exemple, ou celui d’un tigre surgi de nulle part et qu’il a fallu abattre (reprise maladroite d’une scène fameuse d’Apocalypse Now). Tinh (joué par Teng Va), un supplétif laotien porteur d’un talisman en forme de bouddha, « voit » la scène de sa mort prochaine : celle-ci apparaît ensuite à l’image comme son cerveau le lui avait suggéré !

Surtout la personnalité de « Lemiotte », anti-héros par excellence, pose problème (grâce à une usurpation d’identité, il sera le seul survivant du groupe) : c’est un assassin, un voleur totalement amoral qui, dans le chaos de la guerre, refuse toute autorité militaire (d’abord celle de son adjudant, Janiçki, joué par Andrzej Chyra) et ne songe qu’à sauver sa seule peau, en marchant s’il le faut sur le cadavre de tous les autres (il les « verra » d’ailleurs lui apparaître, tous, dans un flash à la fin du film).

Daniel Oelhoffen prend donc le contrepied de l’esprit et de la forme du film de Pierre Schoendoerffer. Cet apparent antimilitarisme, on pourrait le comprendre vu les limites du film « militariste » (?) de Schoendoerffer. Peut-être le réalisateur a-t-il cherché en effet, en insistant au contraire sur la folie des hommes dont les identités deviennent floues (ils portent des surnoms : « Lemiotte » pour Giuseppe Sottile, qui volera à l’adjudant Janiçki son identité, ou « Lisbonne » pour le caporal Lisboa, Trefeuil dit « Sorbonne », Volmann dit « Poussin »), à esquisser une réflexion sur la déshumanisation des combattants en milieu hostile, où la hiérarchie et la discipline militaires n’ont apparemment plus aucun sens, le spectre de la mort paraissant tout écraser dans son anonymat. Que reste-t-il finalement d’un être humain ?

« Lemiotte » peut se féliciter dans les dernières images (avec moult « grazie », car ce légionnaire est italien) d’avoir su échapper au sort commun, lui, toujours vivant… et vrai « déserteur de la mort » (il le répète à plusieurs reprises). Mais le comportement littéralement abject de ce haïssable anti-héros (que le film donne l’impression de légitimer grâce à une citation « tarte-à-la-crème » tirée du Voyage au bout de la nuit de Céline15) valait-il la peine qu’on s’y intéresse ? Et fallait-il en faire le pivot d’un long film (deux heures !), platement réalisé et encore plus platement interprété (Jacques Perrin et Bruno Cremer ne trouvent pas ici leurs équivalents) ? On peut en douter.

Notes et références

  1. Pierre Schoendoerffer (1928-2012) a participé à la guerre d’Indochine comme cameraman au service cinématographique des armées. Il a filmé la guerre de 1952 à la chute de Diên Biên Phu, a été fait prisonnier puis a été libéré après les accords de Genève. En collaboration avec Dominique Merlin, il a réalisé en 1967 un film documentaire au Vietnam avec l’armée américaine, La Section Anderson, qui a reçu un Oscar. Vingt-cinq ans plus tard, il est revenu sur le sujet en tournant Diên Biên Phu (1992).

  2. L’année de sa sortie, le film a reçu le prix du scénario lors du festival de Cannes.

  3. J. Cantier, « Une Anabase coloniale : La 317e Section de Pierre Schoendoerffer », Anabases, nº 35, 2022, p. 111-118.

  4. Pour une mise au point récente, voir « Indochine, la “sale guerre” », L’ Histoire, nº 499, septembre 2022, p. 28-56.

  5. À la fin, Torrens, se sachant blessé et condamné, réclame qu’on l’abandonne mais déclare comme un enfant apeuré dont il a le visage : « J’ai… cette nuit, les bêtes… j’ai peur des bêtes. » Willsdorff lui laisse une grenade, qu’il va effectivement utiliser peu après.

  6. Il ne voit pas l’intérêt, contrairement à Torrens, de se charger de blessés qui, de toute façon, sont condamnés à mourir. Il sait qu’il ne sert à rien d’enterrer ses morts car les cadavres seront déterrés par le Vietminh à la recherche d’indices, et piège les corps laissés au sol pour qu’ils fassent le maximum de victimes chez les communistes qui les déplaceront.

  7. P. Schoendoerffer, La 317e Section, La Table ronde, 1963, p. 123.

  8. Son héros sera le jeune soldat Henri Martin, ancien résistant. Envoyé en Indochine, il déserte de retour en France, est arrêté en 1950 par la police militaire et condamné à cinq ans de prison pour propagande hostile à la guerre (avant d’être gracié, notamment à la faveur de la pression exercée par les intellectuels de gauche, en août 1953).

  9.  P. Schoendoerffer, La 317e Section, op. cit., p. 123.

  10. Ibid., p. 179.

  11. Ibid., p. 224.

  12. Willsdorff ne cesse de répéter à ses hommes, à juste titre, qu’il faut tenir ses distances pour ne pas former une cible de choix. On n’a pas le droit de perdre son arme, et l’adjudant va lui-même jusqu’à risquer sa vie à un moment pour récupérer un précieux fusil-mitrailleur. Il faut ruser avec l’ennemi qui se prépare à fondre sur soi, lui faire croire que des renforts vont arriver, etc.

  13. Il faut souligner la qualité de la photographie, due à Raoul Coutard (1924-2016).

  14. Voir J. Michelin, « La 317e Section, un mythe pour les soldats français », Inflexions, nº 42, 2019/3, p. 37-42.

  15. « Si les gens sont si méchants, c’est peut-être seulement parce qu’ils souffrent mais le temps est long qui sépare le moment où ils ont cessé de souffrir de celui où ils deviennent un peu meilleurs. »

Thèmes abordés

Jean-Michel Ropars

Jean-Michel Ropars

Agrégé d’histoire, il contribue régulièrement aux revues Jeune cinéma, Positif et Cinéaste. Il est notamment l’auteur de Cinéma, littérature : le temps dans dix œuvres (L’Harmattan, 2022) et d’Ulysse dans le monde d’Hermès (Les Belles Lettres, 2023).