Quelques remarques sur la guerre en Ukraine

L’Ukraine n’a jamais été un État unitaire, ni ethniquement ni politiquement. Elle a toujours été « sujet » : de la Lituanie, de la Pologne et, enfin, de la Russie qui le détient depuis 250 ans, au sein de l’empire de Pierre le Grand, sous la dénomination de « Petite Russie ».

Selon le principe de la continuité de l’État, lors de la création de l’URSS en 1917, l’Ukraine est devenue une « république socialiste soviétique ». Puis, après la Seconde Guerre mondiale, Staline en a fait un État indépendant afin d’obtenir un siège supplémentaire à l’ONU. En 1954, Khrouchtchev lui fit don de la Crimée, géographiquement plus proche de l’Ukraine, sans doute pour mieux l’arrimer à l’URSS.

Ces jeux diplomatiques n’étaient en rien une reconnaissance par l’URSS de l’indépendance réelle d’un « État ukrainien ». Moscou a toujours considéré comme beaucoup d’Ukrainiens, du reste que c’était un État « frère » sous son influence, et intimement lié à la Russie dont il partage les mêmes racines historiques.

Lorsque l’URSS disparut en 1990-1991, l’Ukraine vota aussitôt massivement pour son indépendance (le 24 août 1991), et de sérieuses négociations s’engagèrent entre les deux parties, la « nouvelle » Russie n’ayant pas remis en cause les frontières de son voisin, l’État ukrainien. Ainsi furent réglés, après d’âpres négociations, au cours des années 1990 :

la question des armes nucléaires : l’Ukraine décida de les abandonner à la Russie contre la reconnaissance et la garantie de ses frontières (accord international de janvier 1994 entre l’Ukraine, la Russie et les États-Unis) ;

la propriété de la flotte ex-soviétique : un partage des navires ente les deux États fut agréé ;

le sort du port de Sébastopol. Les Russes eurent l’autorisation d’occuper le port pour leurs navires en souscrivant un bail à vingt ans (qui fut prorogé ultérieurement).

Ces deux derniers accords, d’une importance majeure, ont été signés par le Président ukrainien Leonid Koutchma et par Boris Eltsine le 31 mai 1997. Réélu en 1999 (date de l’accès au pouvoir de Vladimir Poutine), Koutchma, un homme pragmatique qui comprenait l’importance essentielle d’une entente avec son grand voisin, continua cette étroite collaboration avec la Russie.

Quelle était, en profondeur, la situation politique de l’Ukraine en 1991, au moment de son indépendance ? C’est une question essentielle pour comprendre la suite des événements.

Fondamentalement, le pays était divisé par son histoire et sa crise identitaire a toujours été aiguë. Une tendance, à l’ouest du pays, entendait développer des liens étroits avec l’Europe sans se couper de la Russie. Mon ami, le futur Président de l’Ukraine Victor Iouchtchenko, était représentatif de cette tendance. Il m’avait conduit lui-même en voiture, quand il était gouverneur de la Banque centrale et moi président de la Banque de reconstruction et de développement (la BERD), au cours des années 1994-1995, dans la région dont sa famille était originaire. Il s’arrêtait de village en village pour évoquer les épreuves dont les siens avaient été les victimes ou les héros, à savoir les horreurs de la période des famines staliniennes, dans les années 1930, qui décimèrent 20 % de la population (6 millions de personnes), et aussi le courage des nationalistes et résistants qui, pendant la Seconde Guerre mondiale, s’opposèrent à l’occupation de la Wehrmacht en 1941-1942 et se battirent dans les rangs de l’armée soviétique pour libérer leur pays.

Un nationaliste radical du nom de Stepan Bandera était admiré pour son courage, sa résistance aussi bien aux Allemands (qui ne voulaient pas d’un nationalisme ukrainien) qu’à la domination soviétique, mais aussi pour ses idées d’extrême droite (assassiné par un agent soviétique, il fut proclamé « héros » de l’Ukraine en 2010 et ses statues remplacent celles de Lénine dans l’ouest du pays). On sait qu’une partie, minoritaire, de ces nationalistes ukrainiens dits « de Galicie », dont l’anti­soviétisme était particulièrement marqué, firent cause commune avec les nazis avec lesquels ils ont maintenu des liens encore aujourd’hui.

Et puis, il y a eu la question linguistique, qui a fini par devenir un clivage déterminant. Mais, curieusement, cette question n’est devenue source de division politique que tardivement.

On peut rappeler que le Donbass avait voté en masse pour l’indépendance de l’Ukraine au référendum de 1991, et donc contre son rattachement à la Russie, bien que cette région orientale de l’Ukraine fût à plus de 70 % russophone. Le désir de ne pas être entièrement sous la coupe de Moscou avait primé sur l’appartenance linguistique. Mais les choses ont beaucoup changé depuis, dans un sens séparatiste. Que s’est-il passé qui puisse expliquer cette « évolution » ? L’explication est la suivante : le Donbass était autrefois la « perle économique » de l’URSS : le modèle du stakhanovisme, le lieu des industries charbonnières et sidérurgiques et de nombre d’usines innovantes de haute technologie, notamment dans le domaine de l’aéronautique, des armements, du spatial et qui ont fait la réputation de l’industrie soviétique.

Or très rapidement, au cours des années 1990 qui ont suivi l’indépendance de I’Ukraine, ce paradis s’est effondré. La crise mondiale des industries charbonnières et des aciéries qui ont été obligées d’être restructurées a littéralement conduit à la ruine et au chômage de masse (les salaires se sont effondrés de 80 %) une région qui avait perdu le soutien de l’URSS et qui se trouvait livrée à la corruption des clans des oligarques de Kiev.

L’absence de toute vision structurelle et de capacité à agir de la part des autorités ukrainiennes a conduit les habitants du Donbass, frappés par une crise sans précédent, à perdre toute illusion sur leur avenir. Si on ne comprend pas cela, on ne peut saisir la réalité de la situation actuelle au Donbass. Le souvenir de leur prospérité passée, le dégoût inspiré par les mafias et le gouvernement corrompu et centralisateur de Kiev alors que des référendums locaux avaient réclamé, mais en vain, un État fédéral et une décentralisation au niveau des territoires ont réveillé le sentiment prorusse et expliquent la guerre civile qui règne dans cette partie du territoire depuis 2014 (c’est-à-dire huit ans avant l’invasion de l’Ukraine) avec l’aide plus ou moins déguisée de l’armée russe et de ses mercenaires.

Les discussions avec Bruxelles sur un accord d’association et de libre-échange ont progressé au cours des années 2009-2013, du temps de la présidence Iouchtchenko. Mais on a eu le tort d’associer à cette négociation économique la perspective d’une adhésion à l’OTAN, qui ne pouvait que susciter l’inquiétude russe et créer une division en Ukraine, qui était partagée sur cette question. C’est dans ces conditions que le Président prorusse lanoukovitch décida, le 21 novembre 2013, de suspendre les négociations avec Bruxelles, ce qui déchaîna de vives manifestations populaires sur la place Maïdan suivies de la chute du Président.

Un effort diplomatique sérieux a été entrepris (avec les accords de Minsk) en septembre 2014, quelques mois seulement après le déclenchement des hostilités à la frontière du Donbass. Le « trio » (Russie, Ukraine et l’OSCE, organisme chargé de la sécurité de la région après la chute du système soviétique) ainsi que les représentants des deux provinces du Donbass ont signé, le 5 septembre 2014, un accord prévoyant :

le cessez-le-feu immédiat ;

une décentralisation des pouvoirs assurant une certaine autonomie administrative aux deux provinces du Donbass (Donetsk et Lougansk)

  des élections anticipées dans ces deux provinces signataires ;

le retrait du territoire ukrainien des formations armées illicites.

Cet accord, un vrai « chef-d’œuvre diplomatique » qui contient tous les ingrédients d’une solution raisonnable à long terme, fut aussitôt violé sur le terrain et les hostilités reprirent. Mais les discussions continuèrent et aboutirent aux « accords de Minsk Il » le 15 février 2015. Ceux-ci furent adoptés par les mêmes représentants qu’en septembre avec, en plus, la signature du Président Hollande et de la Chancelière Merkel, censée leur donner une crédibilité internationale. Les accords de Minsk Il ne furent pas mieux appliqués que les premiers par les deux parties en guerre, et le responsable de la Défense en Ukraine déclara, en janvier 2022, que les accords de Minsk étaient inapplicables, ce qui suscita l’ire de Moscou, également signataire de ces accords, et fut l’un des facteurs qui contribua sans doute à déclencher l’invasion russe de 2022.

À l’époque, en 2022, la communauté internationale, et en particulier le Président finlandais, qui joue un rôle important dans les affaires de cette zone, considérait que les accords de Minsk offraient « les meilleures chances possibles d’un retour à la paix dans la région », position également adoptée par Emmanuel Macron. À cet égard, il est intéressant de noter qu’aujourd’hui, personne ne mentionne plus l’existence de ces accords qui soulignent pourtant la nécessité évidente et la volonté (?) de donner aux deux provinces du Donbass un degré d’autonomie suffisant, encore que désormais ces accords paraissent dépassés, étant donné les conséquences humaines de la guerre qui se déroule depuis 2014, l’invasion russe de 2022 et la volonté du Donbass de quitter l’Ukraine, de gagner son autonomie et de rejoindre la Russie.

Voici un rappel des responsabilités respectives :

1. La Russie entend regagner son limes ancestral, sans que cela soit nécessairement inacceptable (il paraît difficile, en effet, de soutenir que la Crimée et le Donbass sont plus ukrainiens que russes !).

2. La renaissance des « nationalismes » est un trait géopolitique commun de nos jours, qui s’organise autour de la langue ; les tensions au Donbass, russophone à 70 %-75 %, en sont une manifestation, qu’on le veuille ou non.

3. L’insistance des États-Unis à vouloir ceinturer la Russie de pays accédant à l’OTAN est vue du côté russe comme une provocation de l’Occident (on se souvient de la réaction ferme et immédiate des USA face à la volonté soviétique de doter Cuba de missiles visant les États-Unis au début de 1961).

4. La soi-disant menace de l’OTAN. La question de la présence de l’OTAN dans les États voisins de la Russie aurait mérité davantage d’analyse et de réflexion, et pas seulement le rappel au droit international.
C’est un fait que l’encerclement qui prend la forme aujourd’hui d’un déploiement des forces armées et de la création de « groupements tactiques » organisés par l’OTAN de la Baltique à la mer Noire représente un pas de plus dans l’escalade guerrière.
Compte tenu de la complexité des points de vue respectifs, de l’importance des données linguistiques dans le fait national, de la détérioration politique résultant de dix ans de guerre et des nuances décrites dans la présente note, je ne pense pas que l’affirmation des droits de l’Ukraine sur la Crimée et le Donbass soit une manière constructive de procéder. Des aménagements territoriaux s’imposent, à l’évidence comme il ressort de la note. Il serait coupable de s’en tenir à l’affirmation du droit international quand celui-ci est aussi loin des réalités ethniques et humaines. Et qui comprendrait qu’on doive risquer un conflit mondial pour préserver une « identité ukrainienne » de la Crimée et du Donbass qui n’a jamais existé ? Encore faudrait-il, dans la reconfiguration territoriale, respecter les frontières historiques et ne pas se déterminer sur la ligne de cessez-le-feu, ce qui serait une prime à l’agression.

5. Au lieu de chercher à bâtir un partenariat en profondeur avec la Russie première puissance européenne –, l’Europe de Bruxelles, trop exclusivement axée sur l’accord avec l’Ukraine, a pratiqué le suivisme américain et n’a rien fait pour dissiper les craintes russes d’un encerclement hostile. À aucun moment l’UE n’a cherché à définir et à faire respecter ses intérêts essentiels, qui sont de collaborer avec la Russie plutôt que de se précipiter pour lui infliger des sanctions qui ont fait bondir le prix du gaz que l’Europe lui achetait, ce qui n’a fait que nous affaiblir et jeter Moscou dans les bras de la Chine. Exploit que nous avons réussi, avec application et aveuglement, alors que les États-Unis, autosuffisants en énergie, pouvaient, sans dommage pour eux, donner à l’Europe des conseils belliqueux.

Pour résoudre cette affaire, il faudrait quel les chancelleries travaillent un peu l’histoire et en soupèsent les nuances, en évitant les pièges du genre : « La Crimée et le Donbass resteront toujours totalement ukrainiens et sont voués à être membres de l’OTAN », ce qui serait un non-sens historique et linguistique, une provocation et une erreur politique majeure. Bref, un peu de tolérance, d’humilité et de bon sens devant une situation complexe, qu’il faut faire l‘effort de comprendre avant de porter sur elle des jugements péremptoires ! C’est ainsi, seulement, qu’on pourra faire la paix.

PS : Victor Iouchtchenko, de centre-droit et favorable à l’Europe, fut élu président de la République en 2004 et le resta jusqu’en 2010 grâce au soutien de la « révolution orange de Maïdan ». Cette présidence fut peu efficace du fait de la rivalité permanente entre le Président et sa Première ministre, Mme Timochenko. En 2010, face à l’absence d’un exécutif performant, le Président prorusse lanoukovytch fut élu avec le soutien des électeurs du Donbass. Mais les manifestations Maïdan hostiles à sa présidence prorusse obligèrent lanoukovytch à quitter l’Ukraine en 2014, après qu’il eut décidé de suspendre les négociations sur un partenariat avec l’Europe. Avant son élection en 2004, Iouchtchenko avait été victime d’un grave empoisonnement à la dioxine qui faillit lui coûter la vie (les services secrets ukrainiens auraient été impliqués dans cet attentat). Depuis 2014, les Présidents Porochenko et Zelensky ont eu à gérer un pays en guerre civile où les affrontements armés entre le Donbass et l’Ukraine ont fini, pour les raisons complexes décrites ci-dessus, par se transformer en une guerre déclarée par la Russie le 24 février 2022. Tout s’exacerba depuis, mettant à mal les éléments « unitaires » du passé : ainsi, la décision ukrainienne de déclasser la langue russe (autrefois à parité avec l’ukrainien) mit le feu aux poudres, de même la reconnaissance par la Russie de l’indépendance autoproclamée des deux provinces du Donbass.

Il est urgent de tirer, par la diplomatie, les conséquences territoriales de ce conflit qui, sans cela, a toutes les chances de durer indéfiniment en raison du caractère passionnel de la guerre et de la volonté indomptable du Donbass de ne plus être soumis à l’Ukraine. Comme le disait Vauvenargues : « On peut transiger avec les intérêts, avec les passions jamais. » On peut regretter, à cet égard, que l’espoir faible, il est vrai offert par les accords de Minsk n’ait pas été mis à profit, notamment par la partie ukrainienne qui a pris la responsabilité de les dénoncer.

Dans un environnement aussi fracturé (l’éventail va de l’appartenance ex-soviétique du Donbass à l’Est aux mouvements nationalistes radicaux d’extrême droite des Galiciens dans l’Ouest en passant par le centre du pays plus modéré), la sagesse aurait été de créer en Ukraine une fédération permettant aux différents courants d’avoir assez d’autonomie locale pour parvenir à vivre ensemble. À cet égard, le refus de Kiev de donner suite aux référendums votés en faveur d’une fédération s’est avéré une faute majeure.

Est-il trop tard pour tenter de revenir à une formule de ce genre ? Il me semble que dix ans d’une guerre d’une extrême violence entre le Donbass et le gouvernement central de Kiev, guerre dans laquelle il aurait été naïf de penser que la Russie allait rester complètement neutre, fournissent malheureusement une réponse négative à cette question. Dans ce cas, ce sont les armes qui trancheront la question des réorganisations territoriales qui s’imposent. Il serait évidemment souhaitable que cette restructuration fasse l’objet d’un accord international. Mais vouloir que le Donbass demeure partie de l’Ukraine après cette guerre sanglante, que la région est loin d’avoir perdue, me paraît une dangereuse illusion.

Notes et références

  1. Crédits photo : Bumble Dee/ Shutterstock.

Jacques de Larosière

Jacques de Larosière

Membre de l’Académie des sciences morales et politiques. Il a été notamment directeur du Trésor (1974-1978), directeur général du FMI (1978-1987), gouverneur de la Banque de France (1987-1993) et président de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (1993-1998).