Qui sème la violence…

Qui sème la violence…

Les Graines du figuier sauvage

Mohammad Rasoulof

En salle le 18 septembre 2024

Film événement à Cannes où il a remporté cette année le « Prix spécial » du jury, la dernière réalisation de l’Iranien Mohammad Rasoulof (né en 1972 à Chiraz) est une dénonciation sans concession de la République islamique telle qu’elle est régie par les mollahs chiites depuis 1979. C’est un magnifique brûlot, où le cinéaste règle une dernière fois ses comptes avec cet épouvantable régime : on sait en effet que, condamné et emprisonné plusieurs fois, Rasoulof a finalement fait le choix de quitter son pays au printemps dernier pour éviter une nouvelle incarcération et s’est installé en Allemagne, sans savoir quand ni comment il pourra de nouveau tourner. La force de ce film est de mêler le pamphlet politique global – avec des images rarement vues de vidéos d’amateurs montrant l’extraordinaire brutalité des forces iraniennes de « maintien de l’ordre », en uniforme ou en civil – et un drame familial – avec la dérive vers une paranoïa meurtrière d’un enquêteur du tribunal révolutionnaire, qui accepte de renoncer à toute déontologie pour servir ce régime d’assassins et se trouve amené à enfermer et à torturer sa propre famille.

Le contexte est celui des manifestations ayant suivi à l’automne 2022 la mort d’une jeune femme de 22 ans, Mahsa Amini, arrêtée pour avoir porté un voile mal ajusté et battue à mort par la police. Le gouvernement, dont le discours fut évidemment repris par les médias officiels, prétendit qu’elle aurait en fait succombé à une crise cardiaque, due au fait qu’elle était « malade » : sur l’unique vidéo diffusée par la télévision d’État, on voit seulement une vague silhouette anonyme qui paraît tout à coup s’écrouler sans raison apparente.

Incluses dans le film de Rasoulof, les images diffusées sur les réseaux sociaux à l’époque (images d’une violence insoutenable sur lesquelles on voit des jeunes gens arrachés à leurs véhicules, matraqués, traînés au sol, baignant dans leur sang) montrent une réalité radicalement différente de la vidéo officielle : celle d’une répression aveugle et meurtrière pour étouffer les protestations après la mort de Mahsa Amini, et prolongée par le « travail » d’une prétendue justice aux ordres que dans le film sert Imam1, père de famille tout juste promu « enquêteur » au tribunal révolutionnaire de Téhéran. Chaque année, des centaines de condamnations à mort sont prononcées par cette « justice » ; l’Iran, après la Chine, est le pays où l’on exécute le plus de détenus : 853 pour la seule année 2023.

Le film de Mohammad Rasoulof montre quel type d’hommes permet cette invraisemblable violence d’État. Car l’enquêteur Imam (magnifiquement interprété par Missagh Zareh2), obtus, lâche et de plus en plus brutal à mesure qu’il s’enfonce dans la collaboration avec le régime, n’est qu’un pion parmi d’autres.

Il y a aussi son supérieur, Ghaderi (campé par Reza Akhlaghirad, qui jouait déjà le héros d’Un homme intègre, réalisé par Rasoulof en 2017), qui applique sans sourciller toutes les consignes gouvernementales en ne se privant pas de rappeler à Imam qu’il est désormais coincé : même son bureau à lui, Ghaderi, est sur écoute.

Il y a encore Alireza, un soi-disant ami auquel Imam confie sa femme et ses deux filles, Rezvan et Sana, pour « interrogatoire » – il s’agit pour lui de savoir si l’une d’entre elles a volé son arme « de service », destinée en réalité à le protéger de la possible vengeance des victimes des nombreux forfaits judiciaires qu’il a commis. Cet interrogatoire de l’« ami », guère éloigné des méthodes gestapistes, se révélera n’être qu’une vaine séance d’humiliation et de torture psychique, les deux jeunes femmes étant mises à l’isolement les yeux bandés pour qu’elles ne puissent reconnaître leur tortionnaire, et contraintes à des aveux écrits qu’elles ne feront pas.

C’est donc tout un monde d’hommes corrompus et sans pitié qui est ici dévoilé, où règnent ces fallacieux « héros du peuple » – soldats, « Gardiens de la révolution », dignitaires religieux : que des hommes – dont les portraits ornent les couloirs sinistres du tribunal révolutionnaire qu’Imam doit traverser pour aller ou sortir de son bureau.

 

Histoire de femmes

Ce régime trouve aussi ses complices parmi des femmes, comme Fatemeh (Shiva Ordooie), l’épouse d’un des tortionnaires et amie de Najmeh, la femme d’Imam. Cette dernière est superbement interprétée par Soheila Golestani. Le portrait qu’en fait Rasoulof et la qualité du jeu de l’actrice donnent à ce personnage un relief particulier : attachée au confort que lui procure la réussite de son mari (parce qu’il assure le bonheur de sa famille, qu’elle place au-dessus de tout), elle se plie en quatre pour satisfaire Imam ; son aveuglement est tel qu’elle est capable de lui réclamer un lave-vaisselle (pour préserver la beauté de ses mains et de celles de ses filles), juste après lui avoir demandé s’il acceptait de signer des condamnations à mort totalement injustifiées ! Sans illusion au fond sur le régime (son frère est militaire et participe à l’étranger à de mystérieuses opérations secrètes dont elle ne peut tout ignorer3), elle feint de se satisfaire du discours officiel condamnant les manifestations, qui ne seraient le fait que de voyous ou de dévergondées désireuses de « se balader à poil » ; de même elle rejette la jeune Sadaf, amie de sa fille aînée Rezvan, car elle craint trop sa liberté d’esprit, opposée au strict conformisme religieux qu’il est de bon ton d’adopter quand, comme Najmeh désormais, on appartient à « l’élite »

Et pourtant ! C’est la même Najmeh qui accepte de soigner Sadaf quand celle-ci se retrouve éborgnée, défigurée par les plombs des forces de police : elle extrait soigneusement de ce pauvre visage mutilé, grain à grain, la grenaille, et le caresse avec douceur comme elle l’aurait fait pour ses propres filles ; plus tard, elle acceptera de chercher des renseignements sur la jeune fille, enlevée par les services de sécurité de l’hôpital où elle avait dû se faire soigner. Au sein d’une cellule familiale qui explose et confrontée à la paranoïa croissante de son époux, elle gardera son humanité et cherchera à préserver ses filles de celui qui n’est plus – même à ses yeux – qu’un tyran et un dément.

Car les vraies héroïnes de ce film, ce sont les femmes : le principal slogan scandé par la jeunesse contestataire après la mort de Mahsa Amini était : « Femme, Vie, Liberté. » On en entend d’autres dans le film : « À bas la théocratie ! » ; « À bas le dictateur4 ! »

Il y a Najmeh mais également ses deux filles5 : l’étudiante Rezvan (Mahsa Rostami) et la lycéenne Sana (Setareh Maleki), qui ne croient plus en la propagande du régime car elles peuvent suivre les événements à travers les vidéos postées sur les réseaux sociaux. Elles vont se dresser de plus en plus frontalement contre l’autorité paternelle, comme si leur histoire familiale reproduisait dans un microcosme la tragédie en train de se jouer dans le pays tout entier. Sana vole l’arme de service de son père, ce qui déclenche chez lui une crise de folie, car on lui a dit que la perte de son arme lui vaudrait une condamnation – peut-être trois ans de prison – et certainement la ruine de sa réputation et donc de sa carrière.

 

Une chute imminente ?

Au bout du compte, c’est bien – littéralement – à l’effondrement du père que l’on assistera : dans une ville de terre ruinée où Rezvan, Sana et Najmeh ont trouvé refuge pour échapper à leur père et mari, celui-ci disparaît soudainement dans un trou à la suite d’un coup de feu, enseveli dans la poussière, seule sa main brandie dans un dernier et vain geste de colère dépassant des gravats. Image métaphorique de ce qui attend le régime des mollahs selon ce que veut croire Mohammad Rasoulof :

La scène finale, dans ces ruines, j’y vois mon pays, qui est magnifique mais en ruine. Avec, dans cet endroit reculé, un mausolée qui jette son ombre sur le village6.

Toute personne qui, comme ce fut mon cas il y a quelques années, s’est rendue en Iran n’a pu que constater le profond rejet des mollahs par une part croissante des Iraniens. Rejet qui se manifeste d’abord dans les propos ; j’ai ainsi pu entendre dire : « Il faudrait, comme Atatürk l’a fait, mettre tous les mollahs dans un bateau et les expédier à La Mecque ! », ou : « L’Iran dans son histoire a connu trois invasions qui commencent toutes par la lettre « M » : les Mongols, au xviiie siècle Mahmoud Hotaki et les Afghans, puis au xxie siècle Mahmoud Ahmadinejad », avec parfois une certaine nostalgie pour l’époque du Shah. Il se traduit aussi par les files d’attente qui courent devant les ambassades (d’Allemagne, par exemple), pour émigrer le plus vite possible. Les plus qualifiés des Iraniens l’ont déjà fait, aux États-Unis ou en Europe…

Seule la peur maintient en place un régime auquel plus grand monde ne croit. Telle est bien la question : qui croit encore, en Iran, en l’avenir de la République islamique ? À un moment dans le film, Najmeh s’en inquiète auprès de son mari qui, selon elle, prend des risques en se compromettant au service des mollahs : « Tu crois que ça arrivera [la chute de la République islamique] ? » C’est d’ailleurs la diffusion de ce genre d’interrogations parmi les bourreaux qu’il croisait, lorsqu’il était en prison à l’automne 2022, qui aurait donné à Mohammad Rasoulof l’idée de son film :

Parfois des geôliers demandaient aux détenus en passe d’être libérés de dire au peuple qu’ils n’étaient pas des monstres et qu’ils se comportaient correctement avec les prisonniers. Certains s’inquiétaient tout haut de leur sort en cas d’effondrement du régime. D’autres racontaient devoir se justifier auprès de leurs enfants, qui leur reprochaient d’être des suppôts de la dictature. La peur changeait de camp7.

Dans le film, la peur envahit Imam, surtout après que son identité, sa photo et son adresse ont été diffusées sur Internet. Il se sent surveillé, espionné, menacé… et il l’est effectivement.

Faut-il croire pour autant en la possibilité d’un soulèvement populaire qui abattrait le régime ? C’est manifestement l’espoir auquel s’accroche Rasoulof et qui explique le titre du film, qui fait référence au figuier sauvage, aussi appelé ficus religiosa ou figuier étrangleur : ses graines (métaphore de la jeunesse en lutte, devenue « sauvage »), contenues dans des déjections d’oiseaux (les cadavres de tous les martyrs, comme Mahsa Amini ?) chutent sur d’autres arbres et y germent dans des interstices. En naissent des branches et des racines qui poussent vers le sol où elles s’enracinent ; apparaissent alors de nouvelles branches qui enlacent le tronc de l’arbre hôte jusqu’à l’étrangler (la République islamique). Enfin, le figuier sauvage (un nouvel Iran) se dresse tout seul, libéré de son socle…

On voit ici la radicalité de Mohammad Rasoulof ! On comprend aussi le motif qui ouvre le film et le scande : des balles (confiées à Imam en échange d’un reçu quand on lui remet son arme) comme des graines (l’une de ces balles provoquera d’ailleurs sa mort, étouffé dans la poussière après être tombé dans un trou d’une ville ruinée) ; ou ces grains de grenaille de plomb, extraits par Najmeh du visage défiguré de Sadaf, qu’elle jette ensuite, ensanglantés, dans un lavabo… Qui sème la violence récolte la tempête !

Le motif de l’arbre vengeur réapparaît à la fin du film : Sana piège son père avec des haut-parleurs reliés à une radio-cassette, qu’elle dissémine sur les arbres du jardin de la maison où il retient sa famille, pour le forcer à sortir et à relâcher sa surveillance sur sa mère Najmeh et sa sœur Rezvan ; elle le contraint à entendre sa propre voix quand il était encore « normal », père aimant et joyeux et non pas encore monstre haineux, paranoïaque, faisant la chasse à sa propre famille (comme dans le final de Shining de Stanley Kubrick, où un Jack Nicholson lui aussi devenu fou veut se débarrasser de sa femme et de son fils dans un hôtel isolé du Colorado).

 

Un film miraculeux

S’il a entrepris une lutte à mort contre le régime, Mohammad Rasoulof savait devoir tout redouter de lui. Le tournage fut donc une entreprise périlleuse et épuisante où, à tout moment, il pouvait s’attendre à être arrêté, emprisonné, et son matériel confisqué. Il lui fallut constamment se cacher, bricoler des solutions dans l’urgence, conscient des risques immenses qu’il faisait courir à toute son équipe. Voici par exemple comment il décrit la scène de la chute d’Imam dans un trou, à la fin du film :

On m’a informé en arrivant sur place que nous n’avions ce décor que pour une heure. Ce n’était pas possible pour moi, comment y arriver en si peu de temps ? Nous avions deux petites caméras portables et nous avons tourné cela en une seule prise. Chaque fois que je revois ce plan, je ressens une grande colère et de la frustration, parce que je n’ai pas pu la mettre en scène exactement comme je l’aurais voulu et que cela aurait pu être bien mieux. Sur cette scène, j’ai fait un centième de ce que je voulais. Mais, le plus important, c’était de finir ce film…  Je peux dire vraiment que la dernière chose que j’ai faite sur ce film, c’est de le réaliser8 !

Ces difficultés ont orienté les choix narratifs du film, divisé en deux parties : une première en ville, dans le huis-clos protecteur d’un appartement, et une seconde à la campagne, où il était facile pour l’équipe de tournage de passer inaperçue. Le prétexte de ce déplacement étant l’histoire du vol du revolver, inspirant à Imam de séquestrer sa femme et ses deux filles dans leur maison de campagne dans le but de leur faire avouer plus facilement où est cachée son arme et qui l’a volée.

Les critiques que certains ont formulées au sujet de la construction de ce film et de ses éventuelles incohérences oublient trop facilement les incroyables contraintes du tournage, qui aurait très bien pu – dû – ne jamais aboutir… Qu’il ait été achevé et projeté en Occident tient du miracle.

Le cinéma montre ici toute sa force comme arme de contestation politique et sociale (car c’est non seulement le pouvoir politique mais toute une société patriarcale9 qui est visée dans le film). Rasoulof en avait déjà donné la preuve dans ses réalisations antérieures. Dans Un homme intègre, sorti en 2017, il avait dénoncé la corruption et le clientélisme endémiques en racontant l’histoire de Reza, qui, cherchant désespérément à rester un homme honnête, finit par être pris au piège de l’Iran où, de son propre aveu, l’« on est soit oppresseur, soit oppressé ». Dans Le Diable n’existe pas, réalisé en 2020, les uns, comme Heshmat le bourreau officiel ou le jeune soldat Javad, acceptent de se soumettre et de donner la mort à des innocents tandis que d’autres, comme le jeune conscrit Pouya ou le médecin Bahram, s’y refusent définitivement et, rompant avec les autorités et la société, partent pour un exil intérieur ou à l’étranger.

 

Coups d’œil sur le cinéma iranien

Rasoulof n’est pas le seul à avoir emprunté cette voie radicale. C’est aussi le combat de Jafar Panahi (né en 1960), pour cette raison lui aussi plusieurs fois condamné (il a été arrêté avec Rasoulof en 2022, et libéré en février 2023 après une grève de la faim). Dans Taxi Téhéran, tourné en 2014 sur quinze jours avec des acteurs non professionnels, des connaissances ou les connaissances de connaissances du réalisateur, reprenant le schéma du docu-fiction et de la « voiture cinéma » cher à Abbas Kiarostami dont il fut un temps l’assistant réalisateur, Panahi s’est mis lui-même en scène (sans caméraman mais avec juste trois petites caméras intérieures) au volant d’un taxi, sans autorisation de tourner. Tout au long du film, il embarque divers personnages pour dresser un tableau complet des dérives du système iranien : la peine de mort, les trafics de toutes sortes, la censure, la répression… À la fin, on voit même deux sbires du régime cambrioler son taxi, à la recherche d’une carte-mémoire capable de l’incriminer. Et pourtant le film a pu quitter le pays, être diffusé en Occident et même recevoir en 2015 l’Ours d’or à la Berlinale.

D’autres cinéastes iraniens ont choisi une opposition plus feutrée, mais tout aussi efficace : je citerai ici Asghar Farhadi, Saeed Roustayi et Soheil Beiraghi.

Le plus connu d’entre eux est sûrement Asghar Farhadi (né en 1972), qui reconnaît avoir fait le choix de ne pas heurter frontalement le régime et s’en explique ainsi :

J’ai tourné le premier film iranien évoquant l’exécution des mineurs en 2004 : Les Enfants de Belle Ville. Ce film, on en parle encore. Je ne suis pas certain qu’il en serait de même si j’avais mis en scène un tract en images. Dans mes films, je pointe avant tout les contradictions de mes personnages. Je ne m’exprime pas avec des brûlots, mais je tente de susciter la réflexion chez le spectateur. J’opte pour la conscientisation plutôt que pour la dénonciation : tel est mon choix de cinéaste. Je crois qu’en combattant l’ignorance, on combat l’injustice. Je pense, que face au dogmatisme, il convient de ne pas être dogmatique10.

Tout à fait remarquable à cet égard est son film Un héros, sorti en 2021. Il y place son protagoniste Rahim (Amir Jadidi), qui bénéficie d’une permission de sortie alors qu’il est emprisonné pour dette, dans un cadre étonnant, auquel on ne s’attend pas dans un film « social » contestataire : on le voit en effet débarquer près de Persépolis sur le site des grands tombeaux achéménides et des reliefs sassanides (avec notamment l’extraordinaire représentation de Chapour Ier, triomphant à cheval des empereurs romains Valérien et Philippe l’Arabe au milieu du iiie siècle apr. J.-C.). Il vient y rencontrer son beau-frère Hossein, qui travaille à la restauration du tombeau de Xerxès.

Complaisance du réalisateur, soucieux de montrer un Iran de carte postale pour touristes occidentaux ? Pas du tout ! Il faut savoir que cet endroit s’appelle, en persan, Naqsh-e Rostam, du nom du héros mythique Rostam : les Perses, qui ne sont pas des Arabes, se sont plus en effet à voir dans le bas-relief figurant Chapour leur héros national, Rostam11. On rejoint donc ici le titre du film : Un héros

Rahim (qui, quoi qu’endetté, fait à son retour restituer à sa légitime propriétaire un sac rempli de pièces d’or que sa femme avait trouvé sur un banc) est en réalité tout sauf le héros qu’on voudrait qu’il soit. C’est même l’antihéros par excellence, un homme falot, dépassé par ce qui lui arrive et que tous vont manipuler. Car, pour des motifs divers, tout le monde va chercher à exploiter sa réputation d’honnête homme dans un pays corrompu : aussi bien la direction de la prison où il était détenu, qui va en faire un prisonnier modèle et démontrer par là les vertus du pénitencier, qu’une association de bienfaisance qui va se servir de son nom pour récolter plus de fonds. Signe de son insignifiance réelle et de la manipulation dont il devient la victime consentante de la part d’une société prédatrice, Rahim, quand il débarque à Naqsh-e Rostam, est filmé comme une petite silhouette perdue dans le gigantesque décor, et pour rejoindre son beau-frère il lui faut grimper sur un gigantesque échafaudage métallique, aussi fragile que la vague médiatique qui le portera ensuite au pinacle… avant de le laisser retomber finalement (car il retournera en prison, oublié de tous après avoir servi d’idiot utile).

Saeed Roustayi (né en 1989) maintenant. En 2019, le portrait qu’il fait de la capitale dans La Loi de Téhéran, sous couvert d’une enquête de police, est impitoyable envers le régime et la société iranienne. Il y montre les ravages du trafic de drogue dans la mégapole, notamment dans une scène presque fantastique, digne de l’Enfer de Dante ou d’un tableau de Jérôme Bosch, où des centaines de « camés » au crack sont montrés « squattant » avec femmes et enfants dans un chantier de Téhéran, vivant dans des conduites au milieu de détritus, hébétés, les yeux mi-clos et les corps ravagés (Saeed Roustayi a choisi comme figurants quelque 3 000 véritables toxicomanes !). Sur ces épaves règne un caïd de la drogue, Naser Khakzad (Navid Mohammadzadeh), installé dans le dernier étage d’un hôtel luxueux mais qui va finalement « tomber ». La scène de sa pendaison, réquisitoire hallucinant contre la peine de mort où l’on se prend d’une sincère pitié pour ce mauvais garçon dont on a progressivement découvert aussi les bons côtés, est un très grand moment de cinéma. Le film se termine sur le constat de l’échec du régime : sur une autoroute, l’inspecteur Samad (Peyman Maadi), qui a arrêté Naser et assisté à son exécution, voit une foule de drogués et de sans-abris poursuivis par la police sortir des buissons où elle se terrait et envahir l’espace, telle une armée de zombies prête à déferler sur la capitale dont on aperçoit en arrière-plan les gratte-ciel.

Citons enfin, moins connu, Soheil Beiraghi (né en 1986). Il a réalisé en 2018 La Permission, film résolument féministe comme l’est aussi à sa façon, on l’a vu, Les Graines du figuier sauvage. Il conte l’histoire véridique de la capitaine de l’équipe iranienne de futsal (sorte de football en salle), Niloufar Ardalan (appelée ici Afrooz et campée par Baran Kosari), interdite de se rendre en Malaisie en 2015 pour participer à un championnat par suite de l’opposition d’un mari dont elle vivait pourtant séparée, Mehdi Toutounchi (présentateur de la télévision iranienne appelé dans le film Yaser et interprété par Amir Jadidi, qui, malgré ses airs de « gendre idéal », anime une émission réactionnaire intitulée Le Bon Vieux Temps… celui des valeurs traditionnelles les plus obtuses). En Iran, en effet, le mari a théoriquement tous les droits sur son épouse – droits qu’il va exercer dans ce film jusqu’au chantage et un quasi viol.

Tous ces exemples montrent combien le cinéma iranien, malgré les efforts des autorités islamistes, est une arme contre un système assassin qui martyrise son propre peuple, à l’image de Mahsa Amini. Quand ce cauchemar finira-t-il ?

Notes et références

  1. « Imam » : ce nom est à lui seul tout un programme de soumission à la religion !

  2. Acteur aussi remarquable que courageux : aujourd’hui, il vit toujours en Iran. Selon Rasoulof : « Missagh Zareh (…) a cessé de travailler pendant des années. Alors qu’on lui proposait un projet extrêmement bien payé [par le cinéma officiel], il l’a refusé parce qu’il estimait que c’était de la propagande » (Positif, n° 763, septembre 2024, p. 12-13).

  3. L’Iran est un acteur essentiel du chaos qui règne au Moyen-Orient par l’action de ses différents affidés : en Syrie (avec le régime de Bachar el-Assad), au Liban (avec le Hezbollah), en Palestine (avec notamment le Hamas) et au Yémen (avec les Houthis).

  4. Il s’agit du successeur de Khomeiny, Ali Khamenei, né en 1939, Guide suprême de la Révolution islamique depuis 1989.

  5. Comme Mohammad Rasoulof, ces deux actrices, qui ont accepté pour lui de jouer sans voile, vivent désormais en exil.

  6. Interview précitée, in Positif, p. 11.

  7. M. Blottière, « Mohammad Rasoulof : “J’ai été époustouflé par la fougue de cette génération Z iranienne” », Télérama, no 3897, 17 septembre 2024, p. 6.

  8. Interview précitée, in Positif, p. 12.

  9. La fête des Pères dans le calendrier persan coïncide d’ailleurs avec l’anniversaire de l’imam Ali : on leur offre alors de petits cadeaux (bonbons, chaussettes, sous-vêtements…).

  10. Cité par O. De Bruyn, in « Un héros du cinéaste iranien Asghar Farhadi, un des meilleurs films de l’année 2021 », Marianne, 15 décembre 2021.

  11. L’épopée de Rostam forme un chapitre capital du Châh-Nâmeh ou Livre des Rois du grand poète du xe siècle Firdousi, relation légendaire des luttes des bons héros iraniens contre les forces de la nuit représentées par le Touran.

     

    Crédits illustrations :

    Affiche : © 2024 PYRAMIDE, LOUISE MATAS, SALOMÉ WOJTOWIEZ

    Image du film : © Parallel45 – Films Boutique

Thèmes abordés

Jean-Michel Ropars

Jean-Michel Ropars

Agrégé d’histoire, il contribue régulièrement aux revues Jeune cinéma, Positif et Cinéaste. Il est notamment l’auteur de Cinéma, littérature : le temps dans dix œuvres (L’Harmattan, 2022) et d’Ulysse dans le monde d’Hermès (Les Belles Lettres, 2023).