Quand d’anciens alarmistes témoignent

Les livres de Moore et de Shellengerger1 sont à ranger sur la même étagère, pour au moins trois raisons : ils traitent du même thème ; leurs auteurs ont eu des itinéraires comparables ; ils présentent des analyses similaires.

Thèmes communs

Le thème des deux livres est l’extraordinaire et hégémonique développement de l’alarmisme. L’idée que tout va mal, de plus en plus mal, et que la fin du monde est proche, n’est évidemment pas nouvelle. Des quatre cavaliers de l’Apocalypse de saint Jean (la guerre, la famine, la maladie et la mort) aux modèles de Malthus, en passant par les peurs de l’an mille, il y a toujours eu des prophètes de malheur, et des hommes pour les croire.

Mais ces alarmismes mettaient en cause les péchés des hommes, les vengeances des dieux et les soubresauts de la nature, alors que l’alarmisme contemporain explique tout par nos seuls comportements. Comme dit Woody Allen : « Dieu est mort, Marx est mort, et je ne me sens pas très bien. » De plus, ces alarmismes classiques étaient, au moins depuis la Renaissance et en Europe, combattus ou contrebalancés par la confiance dans la science et la technologie, dans ce qu’on appelait le progrès. Ce n’est plus le cas de nos jours, et le « progrès » est très largement perçu comme un remède pire que le mal, comme un facteur d’aggravation de la misère du monde, et donc comme une justification de l’alarmisme. Enfin, l’alarmisme d’hier restait une affaire individuelle, alors que l’alarmisme d’aujourd’hui est une affaire collective. Il exige une forte intervention de l’État, et impose des décisions contraignantes (interdictions, taxes, obligations, subventions, investissements, etc.). L’alarmisme est ainsi devenu une dimension essentielle de l’économie et de la politique.

Parcours similaires

Nos deux auteurs ont eu des parcours assez semblables, et originaux. Ils ont d’abord été des militants de la cause environnementale. Patrick Moore, un Canadien né dans une famille de bûcherons et de pêcheurs de l’île de Vancouver, étudie à l’Université de Colombie-Britannique, où il obtient un doctorat en sciences naturelles. Il contribue à la création de Greenpeace, pour lutter contre les essais nucléaires américains en Alaska, puis contre les pêcheurs de baleines, puis contre les massacres de phoques sur la côte nord du Québec – où sa route croise celle de Brigitte Bardot. Greenpeace grandit et se structure. Moore est à la tête de Greenpeace Canada, et l’un des cinq directeurs de Greenpeace International. Il est à Aukland lorsque le Rainbow Warrior y est coulé par la France. Il a bien mérité un doctorat en activisme. En 1986, irrité par ce qu’il appelle la « dérive vers la science vaudoue » de Greenpeace, Moore quitte l’organisation et revient à Vancouver pour y créer un élevage de saumons. La première partie de son livre retrace cet itinéraire. (La deuxième partie présente les analyses de l’auteur sur une demi-douzaine de problèmes environnementaux. Si le livre a 600 pages, c’est qu’il se compose en réalité de deux livres distincts).

Michael Shellenberger, un Américain né dans une famille de hippies en Californie, étudie l’anthropologie à l’Université de Californie à Santa Cruz, travaille dans des coopératives agricoles au Guatemala et au Nicaragua, crée et dirige des think tanks, se bat pour défendre des forêts de séquoias non protégés en Californie, publie des livres à succès, est un expert du GIEC et est désigné par Time comme « héros de l’environnement ». Lui aussi peut bien être considéré comme un docteur ès militantisme.

C’est seulement dans une deuxième vie que nos deux lascars se transforment en penseurs, et en auteurs de livres. On pourrait presque dire qu’ils brûlent ce qu’ils ont adoré, et qu’ils adorent ce qu’ils ont brûlé. Ces anticapitalistes chevronnés découvrent les vertus du marché ; ces antinucléaires viscéraux comprennent – et proclament – que l’électricité nucléaire est la meilleure amie de l’environnement ; et ces baroudeurs farouches se plongent dans les livres et les revues scientifiques. Avec l’ardeur du néophyte. Les notes et références du livre de Shellenberger occupent une centaine de pages, un gros quart du volume : c’est bien plus que beaucoup de livres académiques.

Notons cependant que les évolutions de ce type ne sont pas inédites. Nombreux sont les professionnels de l’alarmisme qui sont devenus des critiques de l’alarmisme. On citera, à titre d’exemple, le cas de Fritz Vahrenholt. Cet Allemand, docteur en chimie, a commencé sa carrière comme responsable de l’industrie chimique au ministère allemand de l’Environnement ; il l’a poursuivie comme ministre de l’Environnement du land de Hesse, puis du land de Hambourg ; il a ensuite été responsable des renouvelables et membre du comité exécutif de Shell, puis PDG de la filiale « renouvelables » de RWE, le géant allemand de l’eau et de l’électricité. Membre du SPD, le parti socialiste allemand, il a conseillé les chanceliers Schröder et Merkel. Il est professeur à l’université de Hambourg, et membre l’Académie des sciences de son pays. Un écologiste grand teint. Qui a évolué. Dans un texte de 2012, Vahrenholt résume :

 

Pendant des années, j’ai répandu les hypothèses du GIEC, puis j’ai acquis le sentiment d’avoir été dupé.
 

En 2019, dans un texte intitulé Ne commettons pas un suicide économique, il affirme :

 

Le débat climatique est devenu si hystérique qu’il conduit la politique dans un cul-de-sac. En réalité il n’y a pas d’urgence climatique […] Ceux qui prétendent que la vie sur terre est menacée à court terme trompent les citoyens et les hommes politiques. Cela est irresponsable2.
 

Ces lignes pourraient, mot pour mot, provenir des livres de Moore et de Shellenberger.

Contenus semblables

Si l’on insiste ici sur l’itinéraire des auteurs, c’est qu’il justifie et éclaire le contenu de leurs livres. Ils ont une connaissance intime des convictions et des arguments des alarmistes. Pour autant, les livres de Moore et Shellenberger ne sont nullement des règlements de compte ou des explicitations de leurs ruptures avec la sphère militante. Ces anti-Orphée sont trop tournés vers le futur pour prendre le temps de regarder leur passé, dont ils ne tirent d’ailleurs ni honte ni gloire. Shellengerger ne parle pratiquement pas de sa période militante. Moore en parle, mais avec détachement, comme s’il parlait de quelqu’un d’autre que lui. On est loin de Chateaubriand ! (La traduction du titre de son livre, Confession d’un repenti de Greenpeace, introduit, avec ce « repenti », une connotation de jugement qui n’existe pas dans le dropout du titre original : Confessions of A Greenpeace Dropout.) Ce qui passionne nos auteurs, c’est d’évaluer, aussi froidement et scientifiquement que possible, si l’alarmisme dominant est justifié, dans les six domaines suivants : la population, le climat, l’énergie, l’alimentation, la biodiversité et la chimie.

Leur réponse est : non. Ils ne nient pas l’existence de problèmes, parfois de menaces, dans chacun de ces domaines. Mais ils montrent, chiffres à l’appui, que ces menaces sont généralement anciennes ; qu’elles sont grossièrement (parfois mensongèrement) exagérées par les marchands de peur ; que loin de se détériorer la situation s’est dans chacun de ces domaines améliorée, parfois beaucoup améliorée, au cours du dernier demi-siècle ; que les remèdes proposés par les alarmistes (diminution de la population, éolien, solaire, décroissance, agriculture bio, véganisme, réduction de la mobilité, sacralisation de la nature, etc.) sont utopiques, contradictoires, et souvent dommageables, notamment pour les pauvres et les pays en développement ; et enfin que des outils fondés sur la science et la technologie (comme l’énergie nucléaire) existent pour résoudre les problèmes posés.

Les analyses présentées sont rigoureuses, argumentées, chiffrées, sourcées, prudentes, en un mot : académiques. Il est amusant, et réconfortant, de voir des militants écrire des livres universitaires, dans un monde où l’on voit tant d’universitaires écrire des livres militants.

Une caractéristique de ces deux livres est l’ampleur du champ couvert. Nombreux sont les livres ou les analyses qui se focalisent sur une seule dimension de cet alarmisme protéiforme : sur le climat, par exemple, ou sur l’alimentation, ou encore sur l’énergie. Très rares sont les auteurs qui, comme Moore et Shellenberger, abordent simultanément toutes ces dimensions. C’est une gageure, qui demande un investissement intellectuel considérable, du fait de la complexité de chacun de ces thèmes – et qui explique en partie l’épaisseur de leurs ouvrages. Leurs adversaires crient : « qui trop embrasse mal étreint », même si le présent chroniqueur n’a pas trouvé, dans les domaines qu’il connaît le moins mal, de grosses inexactitudes. Ce difficile effort d’exhaustivité a en tout cas un double intérêt. Il fait apparaître des ressorts communs à tous ces domaines : on y retrouve le même alarmisme sous-jacent, les mêmes acteurs (les mêmes ONG par exemple), les mêmes arguments de propagande, souvent les mêmes intérêts. Ensuite, ces différents thèmes ont entre eux des intersections, des relations, des rétroactions. C’est ainsi, pour prendre un exemple bien connu, que le CO2 est à la fois un bienfait pour la production agricole (il est la nourriture des plantes) et un méfait pour le climat (au moins selon la pensée dominante). L’identification et la compréhension de ces systèmes d’interaction sont d’ailleurs l’essence même de la science écologique.

Moore et Shellenberger ont, du fait de leurs parcours, un avantage comparatif pour explorer la sociologie de l’alarmisme. Pourquoi, et comment, tant de gens, notamment dans les cercles de pouvoir, se sont-ils convertis à cette religion de la fin du monde ? Moore est silencieux sur ce thème. Shellenberger se contente de l’effleurer. Il montre par exemple comment, aux États-Unis, les marchands de gaz, qui ont un intérêt pécuniaire direct à freiner ou à arrêter l’électricité nucléaire, ont tout fait, avec succès, pour aider les ONG antinucléaires à diaboliser cette forme d’énergie concurrente ; cette explication marxisante est vraisemblable, mais limitée. La mise en évidence de la similitude des structures intellectuelles dans les six domaines étudiés est une contribution importante, qui ouvre des pistes, mais des pistes qui restent inexplorées. Sur ce point, donc, le lecteur reste sur sa faim. Il attend impatiemment de Moore ou de Shellenberger un livre sur la sociologie de l’alarmisme.

Les livres de Moore et de Shellengerger1 sont à ranger sur la même étagère, pour au moins trois raisons : ils traitent du même thème ; leurs auteurs ont eu des itinéraires comparables ; ils présentent des analyses similaires. Thèmes communs Le thème des deux livres est l’extraordinaire et hégémonique développement de l’alarmisme. L’idée que tout va mal, de plus en plus

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Rémy Prud'homme

Rémy Prud'homme

Après des études à HEC et à Harvard, est devenu professeur des universités en économie. A longtemps enseigné à l’université Paris-XII, et à de nombreuses reprises au MIT (Massachusetts Institute of Technology). A aussi été directeur adjoint de l’environnement à l’OCDE et travaillé comme consultant pour la plupart des grandes organisations internationales, notamment la Banque mondiale. Ses travaux ont principalement porté sur les finances publiques et sur les transports. Dernier ouvrage paru : Cent cailloux dans la chaussure de monsieur Macron (L’Artilleur, 2021).