L’histoire d’Alain Juppé

L’histoire d’Alain Juppé

Une histoire française. Mémoires

Alain Juppé

Tallandier, 2023

400 pages

La route vers l’excellence

La publication des mémoires d’un homme d’État, ancien Premier ministre, cinq fois ministre, député et maire de Bordeaux pendant une vingtaine d’années, qui a pris une part éminente à la vie politique de notre pays, est trop rare pour ne pas s’y pencher avec attention et curiosité.

Rédigé sur près de 400 pages dans un style classique, vivant et précis, celui en somme d’un normalien agrégé de lettres classiques, le livre d’Alain Juppé permet de suivre ses origines, sa formation puis sa carrière remarquable et souvent mouvementée auprès de Jacques Chirac, au service de la France, de Bordeaux et de l’intérêt général.

Ces Mémoires apportent des éclairages intéressants, à défaut d’être inédits, sur un homme pudique comme sur la vie politique de 1970 jusqu’à 2017, avant l’arrivée du « nouveau monde » et des outrances simplificatrices qui prévalent désormais dans le débat public.

Le livre s’ouvre sur l’enfance du jeune Alain. Mettant en avant ses « racines terriennes », il revendique d’être landais, son amour de l’odeur des aiguilles de pin, de l’océan et des plages mais aussi son goût familial (il est apparenté aux Darroze, les cuisiniers renommés) pour la bonne chère, le gibier, les ortolans et le foie gras.

Attiré très jeune par la liturgie catholique, il se sent l’héritier « comme républicain » des valeurs évangéliques que sont pour lui l’égalité, la liberté et la fraternité ; et il se définit, reprenant l’expression de Jean d’Ormesson, comme « catholique agnostique », soucieux du doute méthodique.

« Pur produit de l’école de la République », c’est sans surprise un adepte de la méritocratie républicaine. Dès l’enfance, il est le premier de sa classe, avec une mère qui a décidé qu’il ne pouvait être que le meilleur. D’où, selon lui, « [ce] sentiment de supériorité qui peut tourner à l’orgueil, une distance vis-à-vis d’autrui (…) aggravée par une timidité naturelle, bref cette froideur ou roideur qui [lui] a collé à la peau tout au long de [sa] vie publique ». Des traits de caractère affermis au fil des concours et examens passés et réussis haut la main (concours général, École normale supérieure, agrégation de lettres classiques, Sciences Po et ENA, qu’il défend contre les critiques récurrentes) puis de la tournée à l’Inspection générale des finances.

De père gaulliste, gaulliste lui-même depuis mai 1958, il choisit Raymond Aron, avec Montesquieu et Tocqueville, pour l’un de ses principaux guides en politique. Rien d’étonnant à ce que le jeune Juppé ne soit pas ébranlé par la « pseudo-révolution » de mai 1968, au crédit de laquelle il met le réveil du féminisme. Pas surprenant non plus, donc, qu’il rappelle que « l’une des constantes de [son] action politique [ait été] de réunir gaullistes, libéraux et centristes, tant les clivages idéologiques entre eux [lui] paraissaient artificiels », d’où la création de l’UMP en particulier pour laquelle il a joué un rôle clef, ni qu’il se soit battu tout au long de sa vie politique pour empêcher toute forme de compromission, a fortiori d’alliance, avec les tenants des idées d’extrême droite. Cela explique aussi, de façon plus générale, sa détestation de tous les extrémismes, de l’hybris, de l’hystérie, de l’appel à la haine…

 

Une galerie politique

Les Mémoires sont, bien sûr, l’occasion d’une galerie vivante de tableaux humains. Alain Juppé décrit sa rencontre avec Jacques Chirac, au printemps 1976. Il évoque d’emblée sa fascination pour l’animal politique, leur amitié fondée sur un « lien de confiance qui ne s’est jamais distendu » et son soutien indéfectible, même dans la tourmente. Il revient sur la création du RPR, ses premières batailles politiques et son échec de 1978 et en 1979 dans les Landes, ainsi que son travail auprès de Chirac nouveau maire de Paris : chargé de bâtir un plan propreté, déjà, il a également pour mission – avortée – de rapprocher les deux clubs de football de la capitale. Après une campagne ratée aux législatives à Paris en 1981, le grand chelem de 1983, qui paraît vraiment de l’histoire ancienne, est l’occasion de devenir l’élu du 18e arrondissement, puis député en 1986 et, dans la foulée, ministre (Budget et porte-parole) du gouvernement Chirac.

Alain Juppé rencontre Nicolas Sarkozy pour la première fois alors qu’il est lui-même, brièvement, au cabinet de Jacques Chirac à Matignon en 1976. Il lui fait forte impression par sa volubilité, sa confiance en lui et son enthousiasme communicatif. Après lui avoir confié la co-organisation des « États généraux » de l’opposition RPR-UDF, c’est lui qui suggère à Jacques Chirac de le nommer secrétaire général adjoint du RPR en 1993. Tout en avouant à plusieurs reprises dans son livre son admiration pour l’animal politique, il avoue ne pas comprendre l’intérêt de l’avoir nommé n° 2 du gouvernement Raffarin. Rallié au même Sarkozy en janvier 2007, il se retrouve finalement dans son gouvernement dirigé par François Fillon : le moins durable des ministres de l’Environnement durable, ministre de la Défense puis à nouveau ministre des Affaires étrangères, qui demeure solidaire du fiasco libyen, n’acceptant comme erreur que de n’avoir pas su accompagner plus directement la transition démocratique.

Alain Juppé vote Giscard en mai 1981 « sans état d’âme ». En dépit de l’allergie réciproque entre Giscard et Chirac, il souligne son estime pour la mécanique intellectuelle parfaitement rodée de l’ancien Président et sa volonté de rassembler « deux Français sur trois ».

S’agissant d’Édouard Balladur, Alain Juppé se rend vite compte en 1986 que « [son] accession à de hautes responsabilités lui [tourne] un peu la tête ». Après de premières « frictions épidermiques », il travaille bien avec le ministre d’État au cours des deux années de cohabitation. S’il « ressent d’emblée comme un malaise » quand Chirac laisse la place à Édouard Balladur en 1993, cela ne l’empêche pas de travailler étroitement sous son autorité en tant que ministre des Affaires étrangères.

Avec François Mitterrand, le premier contact est frais, le Président lui disant tout de go qu’il a accepté sa nomination avec réticence car il le tient pour « sectaire ». Mais rapidement une compréhension, et même un lien personnel, se tissent. Au point qu’en août 1994, près de Latche, François Mitterrand conclut un repas pris ensemble par un : « Après Chirac, tenez-vous prêt ! »

Son premier passage au Quai d’Orsay entre 1993 et 1995 donne lieu à des développements sur le conflit des Balkans et le génocide des Tutsis, dont il exonère entièrement la France et qui le conduit à contester les conclusions du rapport Duclert, « injuste et inexact ». Il assume l’erreur d’avoir cru la réconciliation entre les deux camps encore possible de mai à juillet 1994 alors que le génocide en cours, dit-il aujourd’hui, la rendait totalement illusoire. Mais il se refuse à stigmatiser la France.

Après la victoire de 1995, à propos de laquelle il donne peu de détails, il confesse le « vrai péché originel » qui fut de ne pas dissoudre l’Assemblée nationale, divisée entre balladuriens, que Jacques Chirac voulait tenir à l’écart, et chiraquiens. Il admet deux erreurs principales : celle de n’avoir écouté ni André Bergeron ni Nicole Notat, qui lui avaient recommandé de ne pas parler de réforme des retraites, et celle de s’être mis à dos les médecins en laissant passer un dispositif d’ajustement automatique de leur rémunération.

Il admet également l’erreur d’image liée à l’éviction des « jupettes ». Il égratigne au passage François Bayrou, qui le soutiendra néanmoins sans faille dans sa campagne de 2016. François Fillon temporise également à la Poste, mais il le juge « juppéo-compatible » tout en soulignant que Jacques Chirac « ne l’aime pas ».

Alain Juppé explique les raisons de son ralliement à la dissolution anticipée de l’Assemblée nationale, qu’il remet en perspective, et passe vite sur la campagne perdue face à Lionel Jospin.

 

La « fin d’une race »

Après la création de l’UMP en 2002 et la réélection de Chirac, le ciel lui tombe sur la tête dès 2004 : il est condamné à l’inéligibilité à vie (ramenée à un an en appel). Sa démission de tous ses mandats et son « exil » au Québec jusqu’à l’automne 2006 sont décrits dans des pages chargées d’émotion. Puis vient la période de « reconstruction », avec, à nouveau, le retour à Bordeaux comme maire. Après l’élection présidentielle perdue de 2012, sur laquelle il donne également peu de détails, c’est la cinquième campagne municipale à Bordeaux en 2014, qu’il remporte, et qu’il définit comme « sa plus belle victoire ».

Un chapitre est consacré à la primaire de 2016. Après avoir repris confiance en lui grâce au vote bordelais, il se porte candidat en août 2014 et soutient le principe d’une primaire ouverte, ce qui lui vaut des critiques, et il s’attelle – trop tôt ? – à la construction de son programme (auquel l’auteur de ces lignes a contribué), sur l’emploi, l’école, l’État ou la laïcité (il pense toujours qu’il existe une conception moderne de la religion musulmane qui interprète les préceptes du Coran dans le contexte de leur époque et les inscrit dans la nôtre). Il explique sa défaite cinglante face à François Fillon de façon réaliste : lâché par sa droite, il s’est trompé de campagne ! Et il est honnête quand il avoue expliquer son refus de jouer au « plan B » à la place du candidat de la droite déstabilisé par les polémiques par une réaction d’orgueil (Lionel Jospin et Alain Juppé ont certainement quelques points communs…). Après l’élection d’Emmanuel Macron et l’arrivée d’Édouard Philippe à Matignon, personne ne lui demande conseil !

Pour conclure, Une histoire française est un ouvrage à l’image de son auteur : toujours pondéré, d’une grande hauteur de vue et d’une réelle rigueur. Le témoignage d’un des derniers grands seigneurs de la politique française, une race qui s’efface désormais derrière un « nouveau monde » qui gagnerait à méditer les leçons qu’un Alain Juppé lui offre : noblesse de l’engagement, absence de résignation au pessimisme, amour de la liberté, modestie mais aussi modération et conscience de la chance d’être français.

 

Notes et références

  1. Crédits illustration : Ricani16 — Travail personnel, « Alain Juppé à l’Université Paris-Dauphine », 1 avril 2015, CC BY-SA 4.0, format modifié.

Thèmes abordés

Louis-Charles Viossat

Louis-Charles Viossat

Inspecteur général des Affaires sociales. Ancien conseiller de Jacques Barrot dans le gouvernement Juppé, il a ensuite été directeur du cabinet du ministre de la Santé puis directeur adjoint du cabinet du Premier ministre.