Dans un numéro précédent, Jean Gatty dressait le constat chiffré de l'accroissement des hautes rémunérations et en analysait les causes (« Les hautes rémunérations. Constats et causes », Commentaire, n˚ 139, automne 2012, p. 757). Aujourd'hui, il revient sur la question et propose, à l'usage des dirigeants d'entreprise, de leurs administrateurs et de leurs actionnaires, quelques principes pour régler ces rémunérations. Ces considérations ont conduit Louis Schweitzer à reprendre la plume et à ajouter ses propres conclusions. Nous offrons ainsi à nos lecteurs un panorama complet du problème.
Commentaire
Premier principe
La principale particularité du problème de la rémunération des dirigeants d’entreprise est la suivante : leur travail contribue à la création d’une valeur aisée à mesurer en argent.
Les chefs d’armée, d’Église, d’administration, de gouvernement, d’État : tous conduisent des troupes, plus ou moins nombreuses, et tous font un travail, qui mérite salaire. La règle est de ne pas les intéresser à la valeur que leur travail aide à créer. Soit parce qu’on ne sait pas quantifier cette valeur, par exemple pour les gens d’Église ou les hommes politiques. Soit parce que cette valeur est difficile à mesurer correctement, par exemple pour ceux qui produisent des biens publics comme les chefs d’armée ou d’administration. Soit parce que les sociétés politiques ont trouvé un fonctionnement harmonieux en versant seulement un salaire, plus ou moins important, à ces différents dirigeants.
Il en va autrement des dirigeants d’entreprise. Eux aussi font un travail qui mérite salaire. Mais leur travail de gestion, de préservation et de développement de leur entreprise a pour conséquence immédiate l’enrichissement ou l’appauvrissement de leurs actionnaires. On a ainsi pris l’habitude d’intéresser les dirigeants d’entreprise à la valeur qu’ils créent, et cela paraît juste : la loi naturelle veut que chacun reçoive la juste part de ce qu’il contribue à créer.
Le premier principe sera donc de séparer d’un côté le salaire perçu par les dirigeants d’entreprise comme par tous les gens qui travaillent et d’un autre côté la juste part de la valeur qu’ils ont aidé à créer.
Deuxième principe
La mesure de la valeur produite par une entreprise pour ses actionnaires est une question théorique et pratique intéressante et amusante.
C’est une question bien connue théoriquement : la valeur produite par une entreprise pour ses actionnaires est la partie de ses profits qui excède le coût de ses fonds propres, année après année.
Toute entreprise utilise des capitaux qu’elle doit rémunérer. Le coût de ce capital dépend de l’âge de l’entreprise, de son développement, de sa branche professionnelle ; il dépend évidemment aussi des périodes. Inutile d’être précis à l’excès : avec une inflation de 2 % par an et des taux à dix ans autour de 3 ou 4 %, le coût des fonds propres des grandes entreprises est de 7 ou 8 %, et c’est à peu près ce qu’il a été en France depuis un siècle et demi.
Une entreprise dont les bénéfices représentent 7 ou 8 % des fonds propres fait donc des profits sans créer de valeur pour ses actionnaires : elle assure seulement à ses fonds propres la rémunération normale attendue pour un investissement en actions de grandes entreprises.
Les fonds propres et les bénéfices sont malheureusement des notions comptables sujettes à interprétation : deux dirigeants compétents, honnêtes et prudents peuvent établir des comptes où les fonds propres et les bénéfices d’une même entreprise sont différents ! Il est donc délicat de faire dépendre la rémunération des dirigeants de comptes beaucoup moins univoques qu’il n’y paraît au premier abord, et par surcroît produits sous la gouverne desdits dirigeants.
Les familles propriétaires de grandes affaires et les fonds dits de private equity, qui achètent et vendent régulièrement des affaires non cotées, se posent rarement autant de questions sur le coût du capital, la rentabilité des fonds propres, les sur-profits. Les habitudes sont simples, ancestrales : les managers touchent un salaire et reçoivent leur part de la valeur créée quand les affaires sont vendues – et c’est tout.
La question se complique quand les affaires ne sont jamais vendues ni achetées mais cotées, et que le cours de leurs actions flotte indéfiniment. C’est le cas de General Electric depuis plus d’un siècle. De L’Oréal depuis bientôt un demi-siècle. De milliers d’autres affaires dans le monde. Attendra-t-on que GE et L’Oréal soient rachetées pour que leurs dirigeants d’avant-hier, d’hier et d’aujourd’hui reçoivent leur part de la valeur créée ? Non, bien sûr.
L’habitude a peu à peu été prise de juger les choses sur dix ans. Les dirigeants sont intéressés à la création de valeur avec des stock-options qui ont une durée de vie de dix ans : si l’entreprise s’apprécie durant les dix ans, les dirigeants sont gagnants et exercent leurs options avec profit ; si tel n’est pas le cas, leurs options ne valent rien à l’échéance.
Ainsi conçues ces options ont deux défauts qui en font des instruments inadaptés à l’objectif poursuivi, qui est de rétribuer la contribution des dirigeants à la valeur créée.
Premier défaut : ces options ne prennent pas en compte le coût du capital de l’entreprise.
Un exemple anonyme fera comprendre le mécanisme et ses conséquences. Soit une entreprise ayant 1 milliard de fonds propres, valant un peu plus d’un milliard en bourse, assurant un rendement de 7 % l’an à ses fonds propres, réinvestissant tous ses bénéfices et ne distribuant donc pas de dividendes. Au bout de dix ans, l’entreprise aura 2 milliards de fonds propres, et vaudra un peu plus de 2 milliards. Les dirigeants qui ont reçu des stock-options dix ans plus tôt et qui les exercent dix ans plus tard touchent un joli pactole.
Les dirigeants de cette entreprise ont pourtant fait un travail ordinaire, et seulement assuré aux fonds investis dans l’entreprise une rémunération en dessous de laquelle un investissement en fonds propres n’a pas de sens. Et la seule cause de l’appréciation de la valeur de l’entreprise sur dix ans a été la conservation des bénéfices dans l’entreprise, année après année.
Pour toutes les entreprises qui ne distribuent pas tous leurs résultats aux actionnaires, les stock-options actuelles donnent à leur titulaire un droit gratuit sur une fraction du capital investi par les actionnaires : elles sont un outil de redistribution de la richesse des actionnaires au profit des dirigeants, et non un outil d’intéressement des dirigeants à la création de valeur.
Les sommes en jeu sont importantes. Lors de l’année 2011, les entreprises du CAC 40 ont distribué 37,5 milliards d’euros de dividendes et conservé 47,5 milliards d’euros de bénéfices. Fin 2011, leurs dirigeants et cadres détenaient des options sur 2,7 % du capital de l’ensemble de ces entreprises du CAC 40. Les options existantes ont ainsi organisé, lors du seul exercice 2011, un transfert d’environ 1,28 milliard d’euros au bénéfice de leurs titulaires et aux dépens des actionnaires, c’est-à-dire de la collectivité.
Car les principaux actionnaires des grandes entreprises sont aujourd’hui les classes moyennes, les salariés, les retraités et les contribuables des pays développés, au travers de contrats d’assurance-vie, de fonds de pension qui versent les retraites de tout un chacun, de fonds souverains qui préservent la richesse collective des citoyens des États concernés, de dotations d’universités qui financent les études des uns et des autres, etc. C’est seulement l’effet d’un imaginaire d’un autre âge si l’opinion se représente encore les actionnaires sous les traits de grands industriels, d’avides capitalistes ou des deux cents familles.
On trouve deux capitalistes dans le CAC 40 : messieurs Arnault et Mittal, qui détiennent la moitié du capital de leur entreprise. Et seulement cinq familles, qui détiennent un ou deux cinquièmes des grandes sociétés éponymes : Pernod-Ricard, Michelin, Pinault, Bouygues, L’Oréal. La quasi-totalité du capital des trente-trois autres sociétés du CAC 40 est détenue par les classes moyennes, françaises et étrangères.
Le conflit d’intérêt n’est plus entre les capitalistes actionnaires d’un côté et les travailleurs salariés de l’autre – les dirigeants balançant entre les deux parties. Il est désormais entre les dirigeants et leurs affiliés d’un côté et les salariés citoyens actionnaires anonymes d’un autre.
Corriger ce premier défaut structurel des options émises par les entreprises en ajustant leur prix d’exercice aux bénéfices conservés est une nécessité si l’on veut rendre à César ce qui est à César, aux managers ce qui leur revient, et aux actionnaires et à la collectivité ce qui leur appartient.
Cela étant, même ainsi corrigées, les stock-options présenteraient encore un second défaut, rédhibitoire : elles font dépendre la rémunération des dirigeants de la variation des cours de bourse, c’est-à-dire d’une variable qui ne dépend aucunement d’eux.
Soit une grande entreprise dont le cours stagne pendant dix ans cependant que la valeur du CAC 40 est divisée par deux. Les stock-options des dirigeants arrivent à échéance au bout de dix ans sans que l’action de l’entreprise se soit appréciée, et les dirigeants n’ont rien gagné à l’affaire. L’entreprise a pourtant remarquablement préservé la richesse des actionnaires : sa valeur relative a doublé. Ce phénomène un rien absurde d’une forte création de valeur et de stock-options qui ne rapportent rien s’est produit pour nombre de grandes entreprises françaises durant les années 2000 : L’Oréal, PPR, LVMH, etc. ; et pour des centaines d’entreprises en Allemagne, en Italie, en Suisse, au Royaume-Uni, aux États-Unis, etc.
Soit à l’inverse une grande entreprise dont l’action voit son cours tripler en dix ans cependant que le CAC 40 triple lui aussi. L’entreprise n’a pas enrichi ses actionnaires : son action n’a produit aucun rendement que l’ensemble des actions n’ait produit. Les dirigeants qui exercent leurs options au bout de dix ans gagnent pourtant une très jolie somme – ce qui est un peu absurde aussi. C’est pourtant ce qui est arrivé dans les années 90 pour quantité d’entreprises françaises, anglaises, américaines, etc. – dont on taira les noms, le but n’est pas de choquer.
Telles qu’elles sont émises par les entreprises, les stock-options sont un instrument qui rapporte beaucoup d’argent quand les bourses montent, et cela sans que les gains soient en rapport avec la valeur créée. Elles sont aussi un instrument qui ne rapporte rien quand les bourses baissent, et sans de nouveau que cela ait un rapport avec la performance des managements.
Corriger ce second défaut des stock-options est aisé : il suffit d’ajuster le prix d’exercice des options à l’évolution des marchés d’actions durant la période concernée, et les dirigeants détenteurs de stock-options sont alors rémunérés pour la valeur relative créée sur dix ans.
L’action d’une entreprise d’un pays donné présente plus de potentiel et de risque que l’ensemble des actions des entreprises dudit pays : sa valeur peut doubler, tripler, quintupler, décupler – mais aussi aller à zéro ou presque – souvenez-vous d’Alstom, de Scor et de tant d’autres. Alors que la valeur de l’ensemble des actions des grandes entreprises d’un pays ne peut pas plus quintupler ou décupler qu’elle ne peut aller à zéro. (Il faut des événements comme la révolution de 17 en Russie, la Seconde Guerre mondiale pour l’Allemagne et le Japon, etc., pour que les marchés boursiers de ces pays aillent, temporairement, à zéro.) Et bon an mal an, de décennie en décennie, les grandes entreprises d’un pays produisent pour leurs actionnaires un rendement à peu près égal au rendement du dividende augmenté de l’inflation et de la croissance.
C’est une chose peu connue dans notre pays de faible culture financière, mais depuis 40 ans au moins on peut se procurer le rendement des marchés d’actions sans supporter aucun risque sur aucune entreprise ni aucune action. L’ancien président de la Réserve fédérale américaine, Paul Volcker, dit parfois que les deux seules innovations de la profession bancaire et financière au cours du dernier demi-siècle ont été les distributeurs automatiques de billets et les fonds indiciels1 : tout le monde connaît les distributeurs automatiques de billets, et personne les fonds indiciels. Sans doute Paul Samuelson, qui a comparé ces fonds indiciels à l’invention de l’alphabet en matière boursière, et Milton Friedman, qui les recommandait pour les universités qu’il conseillait2, sont-ils trop peu lus en France.
La question se pose aussitôt : si un épargnant peut se procurer le rendement d’un marché d’actions sans prendre de risque sur une entreprise en particulier, pourquoi les dirigeants d’une entreprise percevraient-ils plus qu’un salaire standard s’ils produisent seulement ce que tout un chacun peut se procurer gratuitement ?
On retombe sur le résultat précédent : la valeur créée par un management n’est pas la performance absolue de l’action de l’entreprise ; c’est la différence entre la performance de l’action de l’entreprise et la performance du marché d’actions considéré3.
Le deuxième principe sera donc d’intéresser les dirigeants à la valeur relative qu’ils créent, et de proportionner leurs gains à ceux des actionnaires de leur entreprise.
Troisième principe
Tout cela n’est guère compliqué. Il est donc surprenant que très peu d’entreprises ajustent les prix des titres donnés à leurs dirigeants au coût réel de leur capital constaté sur les marchés. Un patronat qui aurait corrigé les vices des stock-options serait pourtant plus crédible pour défendre cet instrument quand un gouvernement propose de les interdire, comme aujourd’hui.
On a aussi pris l’habitude, depuis une décennie (est-ce l’effet de la baisse des bourses ?), d’attribuer aux dirigeants des actions gratuites ou « de performance », conditionnelles à la satisfaction d’objectifs de chiffre d’affaires, de marges, de désendettement, de rentabilité, de progression boursière, etc.
Les sommes en jeu sont de nouveau considérables. À fin 2011, les dirigeants et cadres des entreprises du CAC 40 détenaient des droits à actions gratuites à hauteur de 0,45 % du CAC 40, pour une valeur de 3,7 milliards d’euros.
Ces titres gratuits présentent malheureusement deux défauts plus graves encore que ceux des stock-options évoqués ci-dessus.
Les critères de performance ont d’abord le défaut de faire à nouveau dépendre la rémunération des managers de critères qui ne dépendent que partiellement d’eux : la conjoncture a une influence aussi grande que les efforts des dirigeants sur le chiffre d’affaires, la profitabilité, le désendettement, etc. Le seul critère qui dépend de l’entreprise, et presque seulement d’elle, c’est sa part de marché, qui peut progresser aussi bien en période de récession que de croissance. C’est pourtant le critère le moins utilisé dans les « critères de performance ».
Le critère de la part de marché est d’ailleurs lui-même incertain. Il vaut mieux parfois diminuer sa part de marché, refuser de vendre à des prix trop bas ou à perte, et préserver ses fonds propres : les actionnaires des compagnies aériennes en savent quelque chose quand ces entreprises déposent régulièrement leur bilan, en quête de nouveaux fonds, et que le transport aérien de passagers a produit des bénéfices cumulés nuls depuis 1920 aux États-Unis.
Les actions de performance ont surtout le second défaut d’attribuer aux dirigeants un intéressement à une création de valeur qui n’existe le plus souvent que sur le papier.
Personne ne demande à une voiture d’avoir de bonnes performances sur le papier : une voiture doit rouler comme on veut qu’elle roule. Personne ne demande à une équipe sportive d’avoir les meilleures caractéristiques de taille, de poids, de qualité musculaire, de qualité de réflexe, ni même d’avoir les meilleurs résultats à l’entraînement ou en match amical : on lui demande de se montrer la meilleure dans la compétition, les championnats, les tournois – « pour de vrai », comme disent les enfants.
Il est donc paradoxal que les dirigeants d’entreprise bénéficient d’actions gratuites au nom d’une contribution à la création de valeur comptable et non boursière, constatée dans les seuls états financiers de l’entreprise produits sous la responsabilité de ces dirigeants. Hors le cas des très rares entreprises qui font dépendre la jouissance des actions gratuites d’une création de valeur effective pour les actionnaires, toutes les actions gratuites constituent en réalité un complément de salaire versé avec quelques années de retard4.
S’en tenir au mécanisme revu et corrigé des options, à la vérité des prix des sociétés constatés sur les marchés et à l’évolution relative des cours serait plus raisonnable et plus simple. Car c’est ainsi que les hommes ont fait pour gérer les transactions sur les sociétés, sinon sur les grandes entreprises, depuis quelques siècles, et il serait sage de continuer.
Au lieu d’entretenir l’idée saugrenue de supprimer les stock-options, l’actuel gouvernement français serait mieux inspiré d’imposer les actions gratuites comme le complément de salaire qu’elles sont, et d’orienter les dirigeants vers des options bien conçues qui leur donneraient leur juste part de la valeur créée.
Autre question : quelle part de la valeur relative créée doit revenir au management ? Le quart ? La moitié ? Le dixième ? Le vingtième ?
Les gérants de hedge funds et investisseurs professionnels, qui ne sont ni des philanthropes ni des modèles, demandent un salaire annuel égal à 1 à 2 % du capital géré, et un intéressement se montant à 20 % des profits. Warren Buffett demandait le quart des profits au-dessus du coût du capital mais pas de salaire. Et les sociétés ont pris l’habitude de verser des salaires élevés à leurs dirigeants et d’émettre à leur profit des options ou actions gratuites jusqu’à 5 % de son capital. La bonne mesure reste à définir.
Le montant de l’intéressement des dirigeants à la création de valeur soulève en tout cas un autre problème, rarement évoqué : celui de l’association des dirigeants au risque.
Les schémas où les dirigeants sont intéressés aux gains mais non aux pertes favorisent les prises de risque excessives. Car la relation des dirigeants et des actionnaires organisée par un intéressement important à la création de valeur prend souvent la forme d’un jeu où « pile je gagne et face tu perds ». Un pari commercial, un investissement hasardeux, une diversification osée, une usine dernier cri, une recherche réorientée : ces décisions peuvent s’avérer très profitables, mais aussi destructrices. Quid si les actionnaires, la collectivité, sont les seuls à supporter les risques ?
Les fonds de private equity ont des défauts mais aussi une hygiène : lorsqu’ils confient les rênes d’une entreprise à des managers, ils leur demandent d’investir leur pécule dans la société ; les dirigeants peuvent alors gagner beaucoup d’argent, mais aussi perdre la quasi-totalité, voire la totalité de leur patrimoine.
Tous ceux qui financent les entrepreneurs font de même. C’est comme cela que se développent nombre d’entreprises. Entre mille autres exemples : la famille Dassault a demandé au cofondateur de Dassault Systèmes, Charles Edelstenne, d’investir ses économies d’alors pour l’accompagner dans la création de ce qui est devenu Dassault Systèmes.
La situation actuelle des dirigeants des grandes entreprises cotées est donc curieuse : ils peuvent amasser de véritables fortunes sans avoir pris de risque patrimonial. Beaucoup ont ainsi gagné des sommes considérables dans les années 1990 et 2000 sans avoir mis en jeu leurs modestes avoirs initiaux.
D’aucuns objecteront que ce n’est pas la même chose d’être patron et d’être seulement membre d’un comité de direction ; que ce n’est pas non plus la même chose d’être dirigeant au sein du comité de direction de l’entreprise et d’évoluer à l’échelon inférieur. Contourner la difficulté est une affaire de bon sens : 100 % du patrimoine du premier dirigeant sera investi dans l’entreprise, 80 % de celui des membres du comité de direction le sera, et ainsi de suite. Au moins les dirigeants en désaccord avec leur patron prendront-ils la bonne décision de quitter l’entreprise, de récupérer leur argent, pour un cercle vertueux…
Le troisième principe sera donc de permettre aux dirigeants de faire fortune avec leurs options et d’être en contrepartie obligés d’investir leur patrimoine dans leur entreprise.
Quatrième principe
Certains diront que de tels principes bénéficient aux dirigeants des secteurs traditionnellement profitables, mais nuisent aux dirigeants des secteurs traditionnellement peu profitables.
Mais il se rencontre des entreprises durablement profitables dans de très mauvais secteurs. Le pire secteur industriel du siècle écoulé pour la profitabilité – le transport aérien – a donné naissance à l’une des plus belles créations de valeur américaines depuis 1970, Southwest Airlines, et à au moins une entreprise européenne très profitable, Ryanair. Inversement, il se rencontre aussi de mauvaises entreprises dans de bons secteurs comme le luxe, la distribution.
Le management a surtout une responsabilité dans l’allocation du capital employé par l’entreprise. Car les entreprises ne sont pas une fois pour toutes rivées à une branche professionnelle, à un secteur, à un créneau : elles se déplacent, migrent à l’occasion, et le premier travail des dirigeants est justement de décider de maintenir leurs entreprises dans leurs marchés, ou, au contraire, de les emmener vers de nouveaux territoires. Le plus grand groupe privé français actuel, le groupe de distribution Mulliez (enseignes Auchan, Leroy-Merlin, etc.), est une ancienne entreprise textile, que ses dirigeants ont eu l’intelligence de développer sur un nouveau marché quand ils se sont convaincus du déclin de l’industrie textile française. Le plus important groupe industriel américain par les fonds propres, Berkshire Hathaway, était encore, lui aussi, en 1965, une petite entreprise textile du New Hampshire, sans doute promise à la faillite. Ces deux exemples sont pourtant les plus fortes créations de valeur des économies américaine et française des cinquante dernières années.
Il est regrettable que les dirigeants des grandes entreprises aient parfois une conception étroite de leur responsabilité, et que le dogme du « métier de base » et du « cœur de métier » leur tienne lieu de surmoi.
Un dernier point, d’ailleurs souligné par un dirigeant du groupe Mulliez : les dirigeants devraient être obligés de conserver leurs actions et options plusieurs années après leur départ. Afin que chacun puisse être sûr que leur travail était bon, solide à souhait.
Combien d’années ? Dix ans5, disait Gérard Mulliez, fondateur et patron d’Auchan pendant 45 ans (et propriétaire d’environ 9 % de son capital), qui sait mieux que d’autres ce qu’est un entrepreneur, un dirigeant et une grande entreprise.
Dix ans sont peut-être beaucoup, mais cinq ans paraissent un minimum minimorum pour le premier dirigeant d’une grande entreprise. Car, si une grande entreprise décline en cinq ans, c’est soit qu’elle était en carton-pâte, soit que le successeur a été très mal choisi ou préparé. Mais, si cela arrive, la responsabilité en incombe au prédécesseur, au moins pour une grande part. Et l’on pourrait se demander : si les patrons sur le départ qui connaissent mieux que personne leur entreprise n’y laissent pas leurs sous, pourquoi des tiers devraient-ils montrer plus de confiance qu’eux ?
Quant aux autres dirigeants, aux directeurs financiers, aux membres des comités exécutifs, qui s’abritent parfois un peu vite derrière leur situation d’« employés » pour s’affranchir de l’obligation d’investir dans leur entreprise, deux ou trois ans d’obligation de détention pourraient suffire. Car il faut moins de deux ou trois ans à un nouveau directeur financier compétent pour découvrir ce qui a été pipé par son prédécesseur, si quelque chose a été pipé par lui ; et de même dans toutes les fonctions d’une entreprise.
Le quatrième principe sera donc de conserver les patrimoines des dirigeants dans l’entreprise quelques années après leur départ, au moins cinq ans pour les patrons.
Cinquième principe
Reste l’épineuse question du salaire, de la somme versée chaque année pour le travail effectué, bon ou mauvais.
L’homme reconnaît assez facilement ses propres mérites, mais plus difficilement la part du hasard dans ses réussites. Rares sont les dirigeants qui se souviennent qu’ils ont eu la chance de naître et de grandir en Amérique du Nord ou en Europe de l’Ouest : auraient-ils pu connaître la même réussite s’ils étaient nés avec les mêmes facultés dans un pays moins réglé, moins développé, moins riche ? Leur clone né dans un pays africain, asiatique, sud- ou centre-américain, est-européen a-t-il eu la possibilité de devenir dirigeant comme eux-mêmes ont pu le faire ?
C’est de cela qu’il est question aujourd’hui : des individus peuvent-ils bénéficier, par chance et sans s’être distingué par des vertus hors du commun, de rémunérations d’un montant jusqu’à présent inconnu et qui perturbe peut-être l’équilibre des sociétés politiques ? Les institutions démocratiques doivent-elles apprendre à supporter des inégalités de salaire considérables qui ne sont assises sur aucun mérite particulier ? Ou bien est-ce à ces individus de se plier aux règles de la vie commune des gens ?
Un scientifique du MIT, Dan Ariely, a pu conduire une expérience en Inde, et proposer différentes rémunérations (un jour de salaire, deux semaines de salaire journalier, cinq mois de salaire journalier) pour un même travail de résolution de problèmes demandant intelligence, concentration, etc. Le résultat fut amusant, et éloquent : la qualité du travail diminue quand le salaire devient trop important – la concentration est distraite, l’individu pense à son salaire, l’angoisse augmente, etc.6.
Sur les deux derniers siècles, la période de plus forte croissance économique, les Trente Glorieuses, est aussi celle où les salaires des dirigeants d’entreprise ont été les plus faibles. À l’inverse, des périodes de plus faible croissance comme les trente dernières années ont été celles de salaires plus élevés des dirigeants, et ces salaires ont parfois été justifiés par une profitabilité plus élevée atteinte grâce à une activité réduite après que l’entreprise avait renoncé aux projets ou produits à la rentabilité escomptée inférieure aux normes intériorisées par les dirigeants.
Au vrai, la liberté est le seul argument qui plaide pour laisser en l’état les salaires élevés actuels des dirigeants de grandes entreprises. La liberté de contracter des hommes, des dirigeants, des entreprises. Car il faut toujours de sérieux arguments pour diminuer la liberté. Mais l’histoire des États anciens et modernes enseigne que les sociétés politiques les plus solides sont les sociétés les plus unies, et que l’union s’accommode mal de comportements extravagants, des excès de prédateurs trop individualistes. Et la théorie et l’expérience prouvent que les niveaux de salaire atteints aujourd’hui résultent moins d’une saine concurrence que de mécanismes économiques déficients.
L’homme est toujours prêt à admirer la réussite de grands hommes d’affaires. Warren Buffett, Bill Gates, Steve Jobs aujourd’hui ; Sam Walton, Rockefeller, Henry Ford, JP Morgan, Carnegie hier. Tous ont suscité l’admiration, et leurs émules et successeurs forceront toujours l’admiration de leurs congénères. Et leur fortune de grands entrepreneurs n’a rien mis en péril – l’État se contentant de contraindre ou démanteler des affaires dont la puissance dominante, selon lui, menace l’ordre public.
Les succès français d’un Arnault, Pinault ou Bolloré relèvent de ce registre : tout le monde ne sait pas monter des affaires valant quelques milliards ou dizaines de milliards d’euros.
Le destin des grands hommes d’affaires n’a cependant rien à voir avec la question du salaire des dirigeants à la tête des grandes entreprises. C’est l’un des grands défauts du débat actuel sur la rémunération des dirigeants : on y confond le sort salarial des dirigeants des grandes entreprises d’un pays avec celui des entrepreneurs qui inventent et font croître leurs affaires, alors que ces deux profils ont peu de choses en commun.
Le mieux serait donc que la collectivité favorise les entrepreneurs de toutes sortes et qu’elle s’abstienne de trop taxer le produit des cessions d’entreprises, qu’elle encourage les dirigeants d’entreprises à gagner des fortunes d’entrepreneur lorsqu’ils connaissent des réussites d’entrepreneur, et qu’elle impose à 95 ou 100 % les salaires aberrants qui sont seulement la conséquence importune d’imperfections des jeux de l’échange encore mal maîtrisés par les hommes.
Un cinquième et dernier principe, donc : les salaires annuels des dirigeants seront limités à un montant annuel raisonnable cependant que la loi leur permettra de faire fortune s’ils s’avèrent exceptionnels.
On revient toujours à l’oracle de Delphes : Μηδὲν ἄγαν – rien de trop ! C’est-à-dire rien de plus et rien de moins. À chacun selon son dû, et de la mesure en toutes choses.