Pour la première fois dans l’histoire de la littérature française, les familles mangent, chez Balzac. Mais que mangent-elles ? Comment ? Et que cela dit-il de leur époque et de la nôtre ? La Comédie humaine risque bien de nous faire perdre nos illusions quant à nos propres repas de famille !
R. B.
Une institution sociale
En donnant droit de cité à un motif aussi banal et trivial que le repas dans ses romans, Balzac fait d’abord œuvre de sociologue, convaincu que l’identité propre à chaque famille est inscrite, en filigrane, sur sa table. Son identité sociale en premier lieu, comme on peut le voir dans La Cousine Bette, lorsque l’auteur décrit le dîner misérable de la famille Marneffe :
Le dîner que firent le mari, la femme et l’enfant, ce dîner retardé de quatre heures, eût expliqué la crise financière que subissait cette famille, car la table est le plus sûr thermomètre de la fortune dans les ménages parisiens. Une soupe aux herbes et à l’eau de haricots, un morceau de veau aux pommes de terre, inondé d’eau rousse en guise de jus, un plat de haricots et des cerises d’une qualité inférieure, le tout servi et mangé dans des assiettes et des plats écornés avec l’argenterie peu sonore et triste du maillechort, était-ce un menu digne de cette jolie femme ? Le baron en eût pleuré, s’il en avait été témoin. Les carafes ternies ne sauvaient pas la vilaine couleur du vin pris au litre chez le marchand de vin du coin. Les serviettes servaient depuis une semaine. Enfin tout trahissait une misère sans dignité, l’insouciance de la femme et celle du mari pour la famille1.
Alors que le repas de famille quotidien, sans apparat, était jusqu’ici banni du genre romanesque, Balzac prend conscience de l’importance de ce rituel social, et donne dans le détail… en décrivant jusqu’à la transparence du jus de viande !
Le repas, révélateur des origines sociales, a aussi beaucoup à dire sur les origines culturelles d’une famille. Dans La Recherche de l’Absolu, qui met en scène l’histoire des Claës, illustre famille flamande, on assiste à nouveau à un repas du quotidien auquel est convié le notaire Pierquin, ravi de déguster une soupe au thym :
– Vous restez fidèle aux traditions, Madame, dit Pierquin en recevant une assiettée de cette soupe au thym, dans laquelle les cuisinières flamandes ou hollandaises mettent de petites boules de viandes roulées et mêlées à des tranches de pain grillé, voici le potage du dimanche en usage chez nos pères ! Votre maison et celle de mon oncle Des Raquets sont les seules où l’on retrouve cette soupe historique dans les Pays-Bas. Ah ! pardon, le vieux monsieur Savaron de Savarus la fait encore orgueilleusement servir à Tournay chez lui, mais partout ailleurs la vieille Flandre s’en va2.
Balzac attire l’attention du lecteur vers ce détail domestique, et va jusqu’à donner la recette du plat par Pierquin, « flamand dans l’âme3 » qui connaît bien son terroir. En mettant ce plat traditionnel au centre du repas, le romancier en fait l’étendard de l’identité flamande et d’un modèle de famille traditionnelle et conservatrice. La dimension réaliste portée par la recette de cuisine s’allie à une dimension symbolique, révélatrice de l’apparente stabilité d’une Maison qui s’apprête précisément à tomber en ruine dans la suite du roman.
Ainsi, dans une forme de sociologie de l’alimentation avant l’heure, Balzac nous montre ô combien « nos pratiques alimentaires jouent le rôle de marqueurs identitaires et occupent une place centrale dans les processus de différenciation sociale4 ». Il semble appliquer l’aphorisme de Brillat-Savarin « Dis-moi ce que tu manges, je te dirai ce que tu es5 » à la famille, qu’il regarde comme « le véritable élément social6 » : Dis-moi ce que tu manges, je te dirai de quelle famille tu es…
Le romancier, par ailleurs, nous fait pénétrer à l’intérieur des maisons de famille parce qu’elles regorgent de problématiques sociales essentielles. La table familiale, entre sphère privée et sphère publique, est une caisse de résonance qui répercute les grands bouleversements du dehors. Comme l’écrit Anne Muxel, « l’esprit de famille est aussi l’esprit d’une époque » :
La table, au travers des habitudes, des manies et des particularismes irréductibles, donne à voir la famille dans l’expression intime de sa négociation avec un ordre social extérieur. Ordre privé et ordre social s’y conjuguent dans une combinaison à chaque fois spécifique7.
C’est particulièrement vrai de la sphère bourgeoise, qui renforce le rôle de la famille et investit le foyer d’une charge affective croissante. Dans César Birotteau, Balzac nous raconte les déboires commerciaux d’une entreprise familiale de la bourgeoisie parisienne, et l’on assiste à la petite chorégraphie habituelle du dîner que prennent chaque soir les Birotteau :
Durant le dîner, Raguet, le garçon de confiance, gardait le magasin ; mais au dessert les commis redescendaient au magasin, et laissaient César, sa femme et sa fille achever leur dîner au coin du feu. Cette habitude venait des Ragon, chez qui les anciens us et coutumes du commerce, toujours en vigueur, maintenaient entre eux et les commis l’énorme distance qui existait jadis entre les maîtres et les apprentis. Césarine ou Constance apprêtaient alors au parfumeur sa tasse de café qu’il prenait assis dans une bergère au coin du feu. Pendant cette heure César mettait sa femme au fait des petits évenements de la journée, il racontait ce qu’il avait vu dans Paris, ce qui se passait au faubourg du Temple, les difficultés de sa fabrication8.
Les règles privées qui régissent le rituel des Birotteau émanent de l’ordre social bourgeois. La bourgeoisie se révèle en particulier à travers l’élément phare du décor : le « coin du feu ». Anne Martin-Fugier s’y intéresse dans un chapitre de l’Histoire de la vie privée qu’elle consacre aux « rites de la vie privée bourgeoise » :
Mais les soirées en famille sont avant tout le temps de la « causerie intime » et du « coin du feu ». En 1828, Horace Raisson conclut son Code civil (guide de savoir-vivre) par une « Apologie du coin du feu » : « Nous croirions, écrit-il, notre tâche imparfaitement remplie si, en regard des règles sévères de l’étiquette et des plaisirs cérémonieux du salon, nous ne montrions le bonheur de la vie intérieure et les petites félicités du coin du feu9. »
C’est exactement ce que Balzac met en scène : une apologie du coin du feu. Selon Anne Martin-Fugier, « cette valorisation du coin du feu est à mettre en rapport avec l’idée de nid, qui se constitue tout au long du xixe siècle pour devenir si obsédante à la fin ». Les Birotteau aiment à se nicher dans de bons fauteuils, au chaud, dans leur maison qui est, selon la formule de Bachelard, leur « coin du monde10 ». Ils symbolisent parfaitement ce désir bourgeois de repli sur la famille, que l’on voit désormais comme le dernier refuge des sentiments tendres et authentiques. C’est l’ère du cocooning avant l’heure !
D’une part, la représentation des repas de famille a un intérêt historique : La Comédie humaine est un véritable conservatoire des mœurs familiales du xixe siècle ; d’autre part, l’intérêt est sociologique, car Balzac traque les évolutions des pratiques familiales, de la manière dont on vit et dont on ressent la famille dans ses moments les plus intimes. C’est en regardant Constance, Césarine et César au coin du feu que l’on comprend la nature des affects bourgeois. Dans Illusions perdues, c’est en observant Lucien et Ève à table que l’on perçoit qu’une relation adelphique est le lieu d’une sociabilité plus simple et plus égalitaire. Balzac se fait « débusqueur » de l’ordinaire, voire de « l’infra-ordinaire » comme le disait Perec11, nous invitant à décrypter les faits sociaux depuis les assiettes !
Un moment de crise
Le repas de famille a aussi une fonction dramatique dans La Comédie humaine. En tant que réunion, il peut parfois prendre la forme d’une crise où les tensions entre les personnages et les générations (re)surgissent. Dans Eugénie Grandet, par exemple, Balzac nous raconte l’histoire d’une jeune femme qui, découvrant l’amour, se révolte discrètement contre son père avare et tyrannique lors d’un déjeuner préparé avec le plus grand soin pour son bien-aimé :
Eugénie reprit la soucoupe au sucre que Grandet avait déjà serrée, et la mit sur la table en contemplant son père d’un air calme. Certes, la Parisienne qui, pour faciliter la fuite de son amant, soutient de ses faibles bras une échelle de soie, ne montre pas plus de courage que n’en déployait Eugénie en remettant le sucre sur la table12.
Elle refuse désormais de jouer son rôle de fille, ne cherchant plus à tout prix à plaire à sa famille, désireuse au contraire d’exister par elle-même et de s’émanciper de la tutelle écrasante de son père. La table apparaît donc comme un espace saturé par les affects familiaux, où les désirs et les sensibilités ne coïncident pas toujours.
La Vendetta, pour sa part, raconte l’histoire tragique de Ginevra Piombo, une jeune fille corse qui s’attire les foudres de son père lorsqu’elle annonce son projet de mariage avec Luigi Porta, « l’ennemi de la famille », selon l’implacable principe corse de vengeance réciproque par le crime. Le narrateur met en scène un repas de famille unique dans La Comédie humaine, un repas de famille où l’on ne se parle pas :
Les gens servirent le dîner auquel personne ne toucha. L’horreur de la nourriture est un des symptômes qui trahissent les grandes crises de l’âme. Tous trois se levèrent sans qu’aucun d’eux se fût adressé la parole. Quand Ginevra fut placée entre son père et sa mère dans leur grand salon sombre et solennel, Piombo voulut parler, mais il ne trouva pas de voix ; il essaya de marcher, et ne trouva pas de force, il revint s’asseoir et sonna13.
Le repas, moment de sociabilité familiale par excellence, perd sa fonction conversationnelle. Balzac nous invite donc à comprendre que les conflits familiaux, même les plus violents, se réfugient bien souvent dans un geste, et même dans un silence.
Dans les deux cas cités, où le repas devient l’espace de la crise familiale, nous observons que la crise n’est pas collective ou généralisée : elle oppose un individu à un autre, dans un conflit intergénérationnel. Le repas, en tant que réceptacle des évolutions des paradigmes sociaux, doit désormais composer avec un individu qui devient de plus en plus fort. En effet, la Révolution française, qui glorifie l’individu libre et autonome et proclame l’égalité entre tous, a entraîné une redéfinition de la famille qui devient un « agrégat volontaire d’individus14 ». Le rôle de la famille, certes renforcé par le modèle de la famille bourgeoise, est en même temps menacé par « les progrès sourds mais continus de l’individualisme [qui] exercent autant de poussées centrifuges génératrices de conflits, parfois jusqu’à l’éclatement15 ». Dans La Société des individus, Norbert Élias montre que « la structure des sociétés évoluées de notre temps a pour trait caractéristique d’accorder une plus grande valeur à ce par quoi les hommes se différencient les uns des autres, à leur “identité du je”, qu’à ce qu’ils ont en commun, leur “identité du nous”16 ». Le repas de famille devient donc une occasion pour l’individu de se distinguer, refusant désormais de sacrifier son identité propre à la toute-puissance du groupe.
Le repas de famille, parce qu’il est un rituel fortement codifié, s’expose naturellement à l’éclatement de ses codes lorsqu’ils deviennent trop contraignants. Or, dans Le Père Goriot, Balzac s’intéresse à la vie d’un certain nombre de marginaux au sein de la pension Vauquer, « pension bourgeoise des deux sexes et autres17 », où se réfugient tous ceux que la famille a rejetés : veuves et veufs, vieilles filles et célibataires, criminels, homosexuels… Cet espace leur donne l’occasion de faire famille avec ceux qui leur ressemblent, particulièrement au moment des repas :
La salle contenait à dîner dix-huit personnes et pouvait en admettre une vingtaine ; mais, le matin, il ne s’y trouvait que sept locataires dont la réunion offrait pendant le déjeuner l’aspect d’un repas de famille. Chacun descendait en pantoufles, se permettait des observations confidentielles sur la mise ou sur l’air des externes, et sur les événements de la soirée précédente, en s’exprimant avec la confiance de l’intimité18.
Même si la pension devient effectivement le lieu d’une intimité familiale retrouvée, les repas de la « famille Vauquer » s’apparentent davantage à des antirepas de famille tant ils font éclater les normes établies en la matière. Que l’on pense au fameux dîner des « rama » où les blagues fusent à table19, ou au dîner très alcoolisé où le vin de Bordeaux coule à flots, les repas de la pension Vauquer ne sont que désordre et familiarité. Les individus se laissent librement aller, finissant par ressembler à des « animaux à un râtelier20 ». Dans une logique carnavalesque, les repas drolatiques de la pension Vauquer expriment le renversement de l’ordre établi, et le triomphe de l’amitié ou de la camaraderie sur la famille.
Le cas des fêtes de famille
Dans La Comédie humaine, Balzac a l’idée géniale d’aller puiser ses drames les plus spectaculaires au cœur d’une institution que tout le monde croit connaître : la famille. Il montre alors que cette dernière est soumise à la loi des apparences et se donne à voir en représentation. C’est particulièrement saillant lors des spectacles qu’elle met en scène pour se montrer lors des grandes fêtes de famille. La Recherche de l’Absolu, comme nous l’avons déjà rapidement évoqué, raconte l’histoire d’une famille de la grande bourgeoisie flamande, qui voit son bonheur menacé lorsque le père, Balthazar, se prend de passion pour la chimie. Il passe désormais ses journées dans son laboratoire, néglige sa femme et ses enfants, et conduit sa famille à la ruine. Tout le roman décrit précisément la destruction progressive de cette famille, et de l’autorité paternelle de Balthazar, finalement contraint par sa fille de quitter la maison pendant un temps afin d’y remettre de l’ordre. Or le retour du père coïncide avec le mariage de ses filles, donnant lieu à une scène de fête de famille tout à fait exceptionnelle :
En ce moment, les amis de la famille invités au dîner que l’on donnait pour fêter le retour de monsieur Claës et célébrer la signature des contrats, arrivèrent successivement, pendant que les gens apportèrent les cadeaux de noces. L’assemblée s’augmenta promptement et devint aussi imposante par la qualité des personnes qu’elle était belle par la richesse des toilettes. Les trois familles qui s’unissaient par le bonheur de leurs enfants avaient voulu rivaliser de splendeur. En un moment, le parloir fut plein des gracieux présents qui se font aux fiancés. L’or ruisselait et pétillait. Les étoffes dépliées, les châles de cachemire, les colliers, les parures excitaient une joie si vraie chez ceux qui les donnaient et chez celles qui les recevaient, cette joie enfantine à demi se peignait si bien sur tous les visages, que la valeur de ces présents magnifiques était oubliée par les indifférents, assez souvent occupés à la calculer par curiosité. Bientôt commença le cérémonial usité dans la famille Claës pour ces solennités. Le père et la mère devaient seuls être assis, et les assistants demeuraient debout devant eux à distance. À gauche du parloir et du côté du jardin se placèrent Gabriel Claës et mademoiselle Conyncks, auprès de qui se tinrent monsieur de Solis et Marguerite, sa sœur et Pierquin. À quelques pas de ces trois couples, Balthazar et Conyncks, les seuls de l’assemblée qui fussent assis, prirent place chacun dans un fauteuil, près du notaire qui remplaçait Pierquin. Jean était debout derrière son père. Une vingtaine de femmes élégamment mises et quelques hommes, tous choisis parmi les plus proches parents des Pierquin, des Conyncks et des Claës, le maire de Douai qui devait marier les époux, les douze témoins pris parmi les amis les plus dévoués des trois familles, et dont faisait partie le premier président de la cour royale, tous, jusqu’au curé de Saint-Pierre, restèrent debout en formant, du côté de la cour, un cercle imposant. Cet hommage rendu par toute cette assemblée à la paternité qui, dans cet instant, rayonnait d’une majesté royale, imprimait à cette scène une couleur antique21.
Cette scène de triple mariage, « représentation des représentations22 », est un moyen pour la famille Claës de renvoyer aux autres – et de se renvoyer – une certaine image d’elle-même : celle d’un vaste et riche lignage, réuni autour du patriarche et perpétuant la tradition.
La scène prend la forme d’une pièce de théâtre à grand spectacle. Le faste exceptionnel valorise une sorte de chorégraphie familiale, dans cette scène de mariage qui prend la forme d’un ballet domestique. Le début du « cérémonial usité » marque le début de la chorégraphie maritale traditionnelle, où chacun a un rôle bien défini et où chaque geste est calculé. En exhibant le caractère théâtral de cette fête de famille, Balzac dresse un constat anthropologique fort. Il montre que la célébration du mariage, institution censée assurer la stabilité d’une famille et la solidité de sa descendance, apparaît d’abord et avant tout comme une célébration de la famille tout entière, de cette lignée d’autant plus solide qu’elle se renouvelle autour de la majestueuse figure du père, qui a enfin retrouvé sa dignité patriarcale.
La famille est donc une entité qui s’interroge perpétuellement sur sa propre vision d’elle-même et des rôles que chacun doit y jouer. De là la nécessité de se donner en représentation lors des repas, non seulement pour célébrer sa propre conception de la famille, mais surtout pour vérifier que cette conception est toujours d’actualité, et pour la réactualiser à travers des spectacles rituels.
À l’approche des fêtes, chacun de nous se reconnaîtra sans doute, le temps d’un dîner de famille, dans ce théâtre des apparences où se mêlent amour, orgueil et traditions. Aujourd’hui encore, nous dressons la table et nous nous costumons. Nous exerçons notre art de la conversation, entre désaccords, non-dits et plaisanteries. Nous nous exprimons dans notre individualité propre, quitte à déplaire, tout en cherchant à former avec le groupe l’image de la famille qui nous plaît, et que chaque fête est une occasion de célébrer.