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Pour un modèle différent

Dans un numéro précédent, Jean Gatty dressait le constat chiffré de l'accroissement des hautes rémunérations et en analysait les causes (« Les hautes rémunérations. Constats et causes », Commentaire, n˚ 139, automne 2012, p. 757). Aujourd'hui, il revient sur la question et propose, à l'usage des dirigeants d'entreprise, de leurs administrateurs et de leurs actionnaires, quelques principes pour régler ces rémunérations. Ces considérations ont conduit Louis Schweitzer à reprendre la plume et à ajouter ses propres conclusions. Nous offrons ainsi à nos lecteurs un panorama complet du problème.

Commentaire

Deux modèles, philosophiques et juridiques, d’entreprise coexistent :
– le modèle d’Europe continentale d’« entreprise partenariale » (stakeholder society) où l’entreprise est considérée comme une communauté dont les dirigeants ont une responsabilité vis-à-vis de l’ensemble des parties prenantes (actionnaires, salariés, clients et la société en général) ;
– le modèle britannique d’« entreprise actionnariale » (shareholder society) où l’entreprise n’a pas d’autre finalité que l’enrichissement de ses actionnaires, dans le respect bien sûr des lois en vigueur.

Les cinq principes proposés par Jean Gatty pour régler les hautes rémunérations sont fondés implicitement mais entièrement sur le modèle d’entreprise actionnariale : la surrémunération des dirigeants est légitimée par la valeur actionnariale créée par ces dirigeants, cette valeur actionnariale étant la mesure unique de leur réussite ; la surrémunération est accordée sous forme de stocks options dont la valeur dépend du cours de bourse des actions et prenant la forme de plus-values doit bénéficier d’un régime fiscal plus favorable que celui des salaires et revenus du travail ; les dirigeants doivent investir la totalité de leur patrimoine en actions de leur société.

Ces principes, même si les modalités d’application proposées appellent quelques remarques, ont le mérite de la cohérence.

Pour ma part, je suis attaché au modèle continental d’entreprise partenariale. Je pense que le modèle actionnarial anglo-saxon bride la croissance potentielle d’une économie, facilite le développement de crises financières et compromet la cohérence des sociétés.

Dans le modèle d’entreprise partenariale, la rémunération des dirigeants doit certes comporter une part fixe qui tient compte du marché de l’emploi et des mérites propres du dirigeant, et une part variable, fonction des résultats de l’entreprise et de l’action du dirigeant. Si cette part variable doit être fixée annuellement, elle doit aussi, sauf dans des cas exceptionnels, être soumise à la condition que les résultats obtenus soient durables ; elle ne doit donc être définitivement acquise qu’au terme d’une certaine durée, cinq ans par exemple. Cette part variable ne doit pas être entièrement conditionnée par la seule création de valeur actionnariale ; elle doit être fixée par le conseil d’administration en prenant en compte de façon explicite et justifiée d’autres facteurs, managériaux et sociétaux. Elle peut prendre, pour tout ou partie, la forme d’actions gratuites dont il est légitime d’exiger que l’essentiel soit conservé après leur attribution par le dirigeant tant que celui-ci reste lié à l’entreprise.

Les règles relatives à ces rémunérations, qui doivent naturellement être publiques, sont fixées par des dispositions législatives et des codes de bonne conduite. Pour le reste, je partage pleinement la conclusion de Jean Gatty : « rien de trop » et de la mesure en toutes choses.

 

Remarques complémentaires

Au-delà de cette différence d’approche de la responsabilité des dirigeants, et donc des règles de leur rémunération, je souhaite faire quelques remarques complémentaires :

1) Il n’est pas évident que le fait que la valeur créée par une personne soit mesurable en argent suffise à justifier une rémunération beaucoup plus importante par rapport à d’autres personnes. D’une part cela crée une distorsion dans les orientations professionnelles : ainsi de l’orientation d’ingénieurs vers les secteurs financiers.
D’autre part, cela peut conduire à des abus ou à des distorsions graves de comportement : que l’on songe à la rémunération des traders.

2) L’exigence d’un rendement des fonds propres supérieur à 8 %, et a fortiori d’un rendement le plus élevé possible au-delà de ce chiffre dans une économie dont la croissance est de l’ordre de 2 à 3 %, pose problème. La recherche d’un rendement des fonds propres très élevé possible conduit :
– soit à écarter des investissements rentables qui soutiendraient la croissance ;
– soit à dégrader la structure du bilan en augmentant le rapport dettes sur fonds propres, ce qui rend l’entreprise plus vulnérable aux crises.
Certaines entreprises qui avaient suivi cette voie en subissent les conséquences.
Je ne pense pas non plus que les pratiques des fonds de private equity puissent être généralisées sans dommage. Elles sacrifient l’avenir à long terme à la valeur à un moment donné, celui de la cession de l’affaire.

3) Les normes comptables en vigueur, dont l’application est contrôlée par les commissaires aux comptes et par les conseils d’administration, donnent une image fidèle des fonds propres et des bénéfices des grandes entreprises. Certes, elles comportent des conventions mais celles-ci sont explicites et bien connues des investisseurs. Au total, les données comptables me paraissent donner une image aussi, sinon plus fidèle, de la valeur d’une entreprise que le cours des actions.

4) Le mécanisme des options comporte des inconvénients, outre ceux cités par Jean Gatty, qui conduisent des sociétés internationales de plus en plus nombreuses à y renoncer :
– la durée de vie des options, souvent de dix ans, comporte deux périodes : une période d’indisponibilité et une période de cinq ans pendant lesquelles elles peuvent être cédées à tout moment.
Pendant cette période, les mouvements à court terme du titre ont un rôle essentiel et dès lors le risque est réel que le dirigeant cherche à valoriser le titre par des moyens non conformes à l’intérêt à long terme de l’entreprise (communication financière flatteuse, majoration injustifiée de dividende, rachat par l’entreprise de ses propres actions).
C’est en général par ces moyens et non par le renforcement de leurs fonds propres que les dirigeants cherchent à soutenir le cours de leur action.
– même si la levée des options est, comme il est suggéré, subordonnée à une surperformance de l’action de la firme par rapport au marché, leur valeur dépend très largement des cours de bourse : très élevée en cas de progression des marchés, nulle en cas de baisse prononcée des marchés.
C’est pourquoi la technique plus transparente, plus simple de l’attribution sous condition d’actions gratuites ou de titres équivalents tend à se généraliser.

5) Il n’est pas plus légitime d’assimiler les actionnaires à la collectivité que la démocratie actionnariale à la démocratie.
D’une part, la répartition très inégale des patrimoines, inégalité beaucoup plus forte que celle des revenus et qui tend à croître, fait que la propriété des actions est concentrée. Ainsi aux États-Unis en 2007 20 % de la population recevaient 75 % des revenus des capitaux (plus-values réalisées et revenus proprement dits).
D’autre part, le pouvoir actionnarial est pour la plus large part exercé par des gestionnaires de fonds qui connaissent plus ou moins bien le monde de l’entreprise et qui ont pour objectif de « superformer » l’indice boursier sur douze mois. C’est d’ailleurs en général sur ce seul critère qu’ils touchent leur propre rémunération variable.

6) Il est sain que les grands dirigeants investissent une part importante de leur patrimoine dans leur entreprise. C’est une norme à fixer par les conseils dans le cadre des pratiques de bonne gouvernance. En revanche, je ne pense pas qu’il soit légalement possible de maintenir cette obligation lorsque le dirigeant a rompu, volontairement ou non, tout lien avec l’entreprise. Au demeurant, ce sont de moins en moins les patrons qui choisissent leurs successeurs et souvent la succession se traduit par un rapide changement de pratique managériale ou de stratégie.

7) Les dirigeants de certains grands groupes du CAC 40 ont été de grands entrepreneurs qui ont eu pour « inventer et faire croître leur groupe », que ce soit L’Oréal, Sanofi, Publicis, Danone, Vinci ou Essilor par exemple, un rôle qui n’est pas moindre que celui de grands capitalistes. Il est juste qu’ils soient rémunérés en conséquence. Les dirigeants qui ne sont pas à la hauteur de leur tâche doivent perdre leur emploi. C’est le risque réel et légitime du dirigeant.

8) Enfin, il n’y a pas de raison objective d’accorder un régime fiscal différent aux plus-values réalisées et aux salaires. Dans les deux cas, ce sont les fruits du travail et je ne vois pas pourquoi les revenus du médecin, de l’artiste, de l’avocat seraient traités moins favorablement ou plus favorablement que ceux du dirigeant d’entreprise.

Au demeurant il n’y a pas de différence de nature entre une plus-value encaissée, une action gratuitre reçue et un revenu encaissé. En revanche, il n’y a pas de raison de taxer une augmentation du patrimoine liée à une plus-value potentielle.

Notes et références

  1. Un fonds indiciel est un fonds dont l’actif reproduit exactement la composition d’un indice boursier : s’il y a 12,4 % de Total dans le CAC 40, il y aura 12,4 % d’actions Total dans l’actif du fonds indiciel. Et de même pour les 39 autres entreprises qui composent l’indice CAC 40. Comme il n’y a presque aucun acte de gestion puisqu’on reproduit la composition de l’indice qui est très stable, il n’y a quasiment aucuns frais de gestion, et les épargnants se procurent la performance du grand marché d’actions français à un coût quasi nul.

  2. John Bogie, The Clash of the Cultures : Investment vs Speculation, Hoboken, Wiley, 2012, p. 170-177.

  3. Qui correspond au coût du capital ex post pour la période concernée : les fonds propres sont très chers dans les périodes de forte expansion boursière (années 1920, 1950 et 1960, 1980 et 1990) ; ils sont, à l’inverse, très peu chers dans les périodes de contraction (années 1930, 1970, 2000).

  4. La durée minimale d’indisponibilité des actions gratuites est de deux ans en France.

  5. Les Échos, 11 mai 2006, p. 9.

  6. Dan Ariely, The Upside of Irrationality, Londres, HarperCollins, 2010, p. 21-31.

Thèmes abordés

Louis Schweitzer

Louis Schweitzer

Haut fonctionnaire. Ancien président du groupe Renault, puis de la Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité. Ancien commissaire général à l’investissement et ancien inspecteur des finances. Président de la Fondation Droit animal, éthique et science depuis 2012.