Vers la fin du commun

Éric Sadin : L’Ére de l’individu tyran. La fin d’un monde commun. (Grasset, 2020, 352 pages.)

Éric Sadin est écrivain et philosophe, reconnu comme l’un des penseurs du monde numérique. La thèse de son dernier livre est que la mise au centre de l’individu, commencée depuis les Lumières, se trouve très puissamment renforcée par les nouveautés technologiques, et que cela conduit à la dissolution de la société démocratique.

Il date du début des années 1990 une sorte de primauté systématique de soi sur l’ordre commun, un besoin de se singulariser et se démarquer de la masse. Il s’appuie sur ce qui est tout de même un postulat : le désenchantement de notre société, celui de la précarisation professionnelle, de la dureté des nouveaux modes de management et du discrédit définitif du politique, qui promet toujours et ne tient jamais. Mais, dans le même temps, les innovations du monde numérique apportent à chacun l’illusion d’un pouvoir accru sur le monde. Face à une société qui mine l’estime de soi, l’homme numérique se crée une bulle où il la retrouve, mais de façon totalement individuelle, sans interaction sur le monde.

Dans une première partie, il décrit les étapes de la montée en puissance du moi. Au point de départ, l’individualisme démocratique, édifié sur une heureuse tension entre la libre disposition de soi et l’intérêt général, contient une telle puissance de promesse qu’il prend quasiment rang de vérité incontestable. Dans les années 1960, un doute naît : sommes-nous acteurs de nos vies ? (« perdre sa vie à la gagner »). Ce recentrage hédoniste alimente la formidable montée en puissance de la société de consommation. Réduit à sa fonction marchande, l’individu se replie alors sur lui-même et sur sa propre expérience. Arrivent les années 2000 et avec elles les moyens techniques de la suffisance de soi, internet et le téléphone portable. Ce n’est pas par hasard que le précurseur, Apple, donne comme préfixe à ses produits le I américain, moi, je : iPod, iPad, iPhone. Une fois solidement arrimés entre eux par le Smartphone, ces deux outils vont donner une nouvelle impulsion à la sensation de centralité de soi. De nouveaux acteurs viennent exploiter et renforcer cette bulle dans laquelle l’individu s’enferme (et souvent avec addiction). Facebook permet d’exhiber ses opinions sans effort, mais avec le réconfort immédiat des approbations (les « likes » et les retransmissions). Mais ceux qui vous « like » ne le font pas gratuitement : ils espèrent en retour vos propres « likes » à leurs opinions. Ainsi se referme une sphère auto satisfaite, sans le gain de la contradiction. Et, comme Facebook souhaite maximiser le temps passé sur son réseau, il place en tête les « post » les mieux à même de retenir l’attention : dévergondage exhibitionniste de sa vie privée, insultes, complotisme, etc. Hélas, la formidable énergie dépensée ici entraîne un recul presque mécanique de l’implication dans les affaires communes. Twitter, lui, joue sur le besoin irrépressible de se faire entendre et d’exprimer son trop-plein d’affect. Il concourt au privilège absolu désormais accordé à la parole, une parole obligatoirement concise qui ne laisse pas de place à l’argumentation. Éric Sadin conclut ainsi son chapitre sur Twitter : « il est difficile d’imaginer, sous des contours apparemment salutaires, plus grand triomphe de la suffisance humaine ou plus grand fourvoiement politique et civilisationnel ». Il décrit aussi d’autres symptômes de cette sphère autosatisfaite : les selfies et leur perche, ou les trottinettes électriques par exemple, qui sont autant de dénis d’autrui.

La dernière partie de l’ouvrage se consacre aux conséquences prévisibles de cet effondrement du « nous » au profit du « je ». Ce qui relève du général est désormais considéré comme procédant d’un ascendant abusif. Le sentiment d’autosuffisance qui s’installe condamne le principe d’autorité et exclut du champ d’attention tout ce qui structure la vie sociale (codes, règles, usages, contraintes et interdits). Pour Éric Sadin, l’éthos actuel majoritaire entrecroise le sentiment d’avoir été si longtemps floué, le fait d’être doté d’instruments donnant l’impression d’être moins dupe tout en étant plus actif et la volonté résolue de ne plus s’en laisser conter, d’exiger, de gré ou de force, des changements ou des réparations. En somme, toutes les pistes que trace le livre débouchent sur le rond-point des gilets jaunes ! Mais, au-delà, c’est la capacité même à gouverner une telle société qui est en question, puisque les mobiles des déchaînements ne sont pas idéologiques, mais bien la somme mouvante d’affects subjectifs. Le clivage actuel entre ceux qui se satisfont de l’ordre des choses ou veulent simplement l’aménager et ceux qui ne veulent plus y souscrire ne permet plus l’alternance démocratique.

On le devine, sa conclusion n’est pas optimiste. L’échec prévisible des gilets jaunes et de tous les mouvements qui leur succéderont ne peut que déboucher sur un surcroît de désillusions et une atmosphère indéfiniment hasardeuse et électrique : une fureur rampante de tous à l’endroit de tous. Alors, comme après la terreur de 1793, émergerait un fascisme d’un genre nouveau.

On ne sera sûrement pas d’accord avec toutes les idées exprimées dans cet ouvrage, et par exemple je juge très excessive sa condamnation de l’ordre économique actuel et souscris encore moins à sa vision déshumanisée du management. Mais c’est un livre qui décape, qui ouvre des pistes, sans relâche. Et surtout il entrelace son savoir sociologique, politique et psychologique avec sa connaissance reconnue du numérique. De ce brassage surgit une lumière nouvelle sur notre temps.

Éric Sadin : L’Ére de l’individu tyran. La fin d’un monde commun. (Grasset, 2020, 352 pages.) Éric Sadin est écrivain et philosophe, reconnu comme l’un des penseurs du monde numérique. La thèse de son dernier livre est que la mise au centre de l’individu, commencée depuis les Lumières, se trouve très puissamment renforcée par les nouveautés technologiques, et que cela conduit à la dissolution de la société démocratique. Il date du début des années

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Michel Bon

Michel Bon

Inspecteur général des Finances, ancien président de Carrefour puis de France Télécom/Orange.