Les relations entre les femmes et les hommes connaissent depuis peu une frénésie d’innovations radicales. Il convient de réfléchir aux causes de ces phénomènes et à leurs conséquences pour l’avenir de nos sociétés.
W. S.
De ces innovations radicales prenons deux exemples, rapportés récemment par la presse. Le 24 mars dernier, Madame Figaro ouvrait ses colonnes à Éloïse Delsart, dite Ovidie, femme de science et d’expérience, à la fois « docteure ès lettres » et ex-actrice pornographique, ce qui lui permet de discourir avec autorité sur le sujet. La dame y relate son entrée en « grève de l’hétérosexualité », entamée il y a quatre ans : « Je trouve que le jeu n’en vaut pas la chandelle, que la sexualité avec les hommes demande trop d’investissement pour si peu en retour, pour un plaisir féminin trop souvent optionnel [1]. » Exeunt donc les hommes, et avec eux l’épilation forcée, la simulation, l’ennui, les positions inconfortables, « les heures de sport à jeun pour coller aux critères de beauté et être désirée ». Auparavant dominée, outragée et martyrisée, la femme sans homme est désormais libérée [2].
Le même jour, Le Point annonçait une joyeuse nouvelle en direct de l’hôpital Jacques-Cœur de Bourges : « Pour la première fois en France, un couple transgenre donne naissance à un enfant. » L’homme, né femme, a accouché d’une petite fille, aux côtés de sa compagne, née homme [3].
Une nature humaine ?
On ne peut nier que les relations entre les hommes et les femmes manifestent de nos jours un dérèglement. Tout semble désormais possible. Ceux qui s’en inquiètent cherchent à rappeler que la nature nous impose des limites que nul ne devrait franchir. Mais comment connaître les prescriptions de la nature ? On fait appel à la science d’un primatologue médiatique, qui décrit les différences inaltérables entre les mâles et les femelles chez les chimpanzés, pour prétendre que les humains devraient en tirer une leçon quant à l’organisation convenable de leur propre société [4]. Hélas, l’argument a peu de poids, car les chimpanzés ne sont pas nos ancêtres dont nous aurions pu hériter une nature. L’Homo sapiens ne descend pas plus du chimpanzé qu’il ne descend de la carpe. Nous avons probablement eu un ancêtre commun avec le chimpanzé il y a une vingtaine de millions d’années, mais nous avons également eu, plus anciennement, un ancêtre commun avec la carpe, sans que la connaissance de la carpe, ou du chimpanzé, puisse nous instruire sur la bonne façon d’ordonner les rapports hommes-femmes [5].
D’autres se réfèrent à la préhistoire, imaginant une vie rude des Paléolithiques, affamés et assaillis par des bêtes féroces, les mâles chassant et défendant le clan, cependant que les femmes demeuraient au foyer pour cuisiner, coudre et prendre soin des enfants. Cette existence-là aurait laissé une empreinte indélébile sur nos gènes, au point de déterminer à tout jamais la nature profonde de la virilité et de la féminité. On se soucie peu de la fragilité de cette vision du Paléolithique, issue non pas des enseignements de la science, mais des conjectures des philosophes des Lumières, qui se plaisaient à imaginer la vie des premiers hommes comme l’antithèse de l’existence paradisiaque : d’où la disette perpétuelle et la menace de prédateurs, simple inversion de l’abondance édénique et de l’alliance primordiale avec les bêtes devenues féroces seulement après la chute originelle ; d’où le modèle occidental de la division sexuelle des tâches projeté sur la société préhistorique [6]. On ne s’inquiète pas davantage du statut incertain de la psychologie évolutionniste qui soutient des fantaisies analogues, certes enseignée par quelques universitaires mal inspirés dans certains campus états-uniens, mais qualifiée de pseudoscience gratuite par les spécialistes de l’évolution humaine [7].
Y a-t-il des enseignements bien fondés à tirer des labeurs empiriques des sciences sociales en matière de relations hommes-femmes ? S’il y en a un, ce sera certainement celui-ci : la plupart des sociétés répertoriées par l’anthropologie encadrent les relations hommes-femmes par des systèmes de règles pointilleuses. Ces règles peuvent changer d’une culture à l’autre, mais elles existent partout, leur empire contrôlant les élans des instincts et modérant la licence des idées. Tout se passe comme si les humains pressentaient partout la puissance redoutable qui réside dans ces choses-là, résolus à en maîtriser les dangers par des réglementations tatillonnes. En effet, les liens que les femmes et les hommes contractent mutuellement recèlent des forces explosives, qui peuvent aboutir aussi bien à de splendides feux d’artifice qu’à des déflagrations ravageuses. Quand on tient entre ses mains un flacon de nitroglycérine, on ne doit pas dédaigner les règles qui permettent de le manier en toute sécurité ; ainsi est-il bon de savoir qu’il ne faut pas trop l’agiter.
Dans notre société du xxie siècle, ce flacon-là, nous l’agitons avec une ardeur remarquable, faisant fi de toute précaution. Il convient cependant de reconnaître que la transgression des règles régissant les relations entre hommes et femmes n’a rien d’inédit ni d’exceptionnel : elle se pratiquait partout, mais toujours avec une certaine retenue. Le vicomte de Valmont et la marquise de Merteuil pouvaient se livrer aux jeux d’une galanterie périlleuse, mais l’idée ne leur est jamais venue ni de contester publiquement les règles qu’ils outrepassaient en privé, ni de sommer la société de les abandonner pour faire du libertinage une pratique du vulgaire. Il en va autrement depuis que nous avons décidé qu’il était interdit d’interdire et que l’art de la bienséance appartient à l’époque révolue de l’obscurantisme bourgeois. D’aucuns en concluent que nous sommes entrés dans une période d’anomie, c’est-à-dire d’absence ou de carence de règles. Cette anomie se manifesterait désormais dans chaque dimension des relations hommes-femmes, non seulement sur le plan conjugal, familial, affectif et sexuel, mais aussi sur le plan social, éthique, professionnel et politique [8].
Un dérèglement ?
La notion d’anomie, d’origine très ancienne, a été théorisée et popularisée par Émile Durkheim (1858-1917). La France où cet éminent sociologue a passé la majeure partie de sa vie d’adulte était celle de la IIIe République. Malgré des affaires de corruption, des attentats terroristes, des conflits sociaux et des grèves dont il a fait depuis sa grande spécialité, le pays connut alors une période de remarquable prospérité économique. Les Français assistaient à un essor spectaculaire des arts et des sciences, tout en découvrant un nombre considérable d’innovations techniques : le téléphone, le télégraphe sans fil, la voiture automobile, l’éclairage électrique, le cinématographe, l’appareil photographique et le phonographe mis à la portée de tous, le métropolitain dont la première ligne fut inaugurée à Paris en 1900, le tout-à-l’égout, l’eau courante et, à partir de 1890, cette invention merveilleuse qui saura rapidement se rendre indispensable : un appareil à chasse avec chaîne et cataracte. La capitale de la France n’était plus celle de Baudelaire, avec ses faubourgs boueux, ses tanneries nauséabondes et ses décharges à ciel ouvert où les chiffonniers venaient fouiller l’ordure de leur crochet. Devenue l’une des trois plus grandes villes au monde, embellie par d’imposants travaux, Paris avait surpassé Londres et New York comme foyer de la vie culturelle et artistique, admiré des étrangers qui appréciaient d’y venir pour savourer sa proverbiale joie de vivre : « Tous les étrangers ravis, ravis, vers toi s’élancent, Paris, Paris », chante-t-on dans La Vie parisienne d’Offenbach.
Mais Durkheim faisait partie de ces esprits chagrins qui ne voyaient autour d’eux que déclin et décadence. Les progrès économiques et l’accroissement des libertés individuelles étaient pour lui synonymes d’une déréglementation et de l’affranchissement de toute autorité, ouvrant la voie aux bouleversements de la famille, à l’antagonisme des sexes, aux divorces, aux déportements sexuels, aux suicides, au désarroi intellectuel et moral [9].
Les auteurs qui reprennent aujourd’hui la notion d’anomie pour expliquer l’évolution actuelle des rapports hommes-femmes commettent la même erreur que Durkheim : ils supposent la disparition des règles là où l’on n’assiste qu’à une transformation de règles, c’est-à-dire au remplacement d’une réglementation ancienne par une réglementation nouvelle. On fait la même erreur lorsqu’on parle de dérèglement climatique : si le climat s’affranchissait réellement de toute règle, il nous serait impossible de prévoir le temps qu’il fera demain, et encore moins de construire des modèles plausibles pour pronostiquer son évolution dans vingt, trente ou cinquante ans. Nous avons une fâcheuse tendance à imaginer un dérèglement partout où nous observons un changement. La seule chose que l’on puisse conclure concernant les relations hommes-femmes est qu’elles connaissent aujourd’hui une évolution accélérée, dans un champ de possibles élargi où des expériences nouvelles sont à la fois concevables et réalisables. Ces expériences inédites peuvent nous ravir ou nous choquer, mais elles sont loin d’être déréglées, comme en atteste le caractère hautement stéréotypé et prévisible des nouvelles idéologies féministes, homosexuelles ou transsexuelles.
La passion de l’égalité ?
Un autre facteur que l’on met en avant pour expliquer les évolutions contemporaines des relations de genre est cette « passion de l’égalité » qu’Alexis de Tocqueville prêtait aux peuples démocratiques. Le philosophe français y voyait non seulement la cause du mépris des traditions et des formes, mais aussi la source des excès qui naissent inévitablement de tout élan immodéré : dans une société obnubilée par l’égalité, de petites inégalités légitimes et inévitables peuvent être jugées aussi insupportables que le serait un grain de sable dans une chaussure sur mesure qui épouse parfaitement le pied de son porteur [10].
Le principal problème avec ce type d’explications est que la passion de l’égalité et le dérèglement des rapports hommes-femmes avaient déjà coexisté dans le passé, sans produire tous les effets qui leur sont attribués de nos jours. Ce fut le cas en Union soviétique, surtout dans la période allant de 1918 à 1936, longtemps avant que l’Europe occidentale ne tentât la même expérience. Menée alors avec l’intention de lutter contre la morale bourgeoise, une révolution des mœurs a suivi de près la révolution bolchévique : la légalisation du divorce et de l’avortement accompagnait la libération de la femme des chaînes du mariage et de l’« esclavage de cuisine » (кухонное рабство), l’amour libre devenant une obligation révolutionnaire. Sur une affiche de propagande soviétique des années 1920, on lit : « Chaque komsomletz [membre homme de l’Organisation de la jeunesse communiste] peut et doit satisfaire ses besoins sexuels. Chaque komsomolka [membre femme de l’Organisation de la jeunesse communiste) doit l’aider, sinon elle est… bourgeoise [11]. » Cette première libération sexuelle pour tous a produit un affaiblissement de l’institution matrimoniale, une baisse de natalité et une croissance notable du nombre de familles monoparentales, conduisant à une féminisation de la pauvreté. Encore pendant la période brejnévienne, lorsque les hommes n’étaient plus envoyés massivement sur le front ou dans les goulags, beaucoup de familles soviétiques indigentes étaient composées d’une mère, d’un enfant – souvent unique – et de la mère de la mère, c’est-à-dire de la grand-mère maternelle de l’enfant. Les conséquences de ce chambardement révolutionnaire furent durables, au point qu’encore en 2012, 25 % des enfants dans la Fédération de Russie naissaient hors mariage et que 30 % grandissaient dans des familles monoparentales [12].
La passion de l’égalité, poussée naguère beaucoup plus loin en Russie soviétique qu’elle ne l’est actuellement en Occident, conjuguée avec une révolution sexuelle analogue à la nôtre, a certes créé quelques effets similaires, mais très loin de tous ceux que nous constatons aujourd’hui. Par conséquent, ni l’anomie ni la passion de l’égalité, bien qu’elles jouent ici un rôle non négligeable, ne peuvent être tenues pour les seules causes des bouleversements actuels. Pour saisir toutes leurs conditions suffisantes, il faut considérer trois autres facteurs, mutuellement connectés : la vision antagoniste des rapports sociaux, l’idéologie victimaire et le néoconstructivisme généralisé.
La vision antagoniste de la société
Deux grandes visions conjecturales de la vie sociale s’affrontent dans notre tradition culturelle depuis le xviiie siècle. La vision solidariste suppose que l’être humain, loin d’être toujours guidé par ses intérêts utilitaristes, tend à ordonner ses actions selon un idéal guidé par la raison. L’aspiration à l’égalité est assurément légitime, mais il est vain de rêver à une égalité inconditionnelle, car seules sont injustes les inégalités imméritées. Les revendications individuelles doivent céder devant l’intérêt collectif, lequel exige une rétribution proportionnelle à la diversité des contributions individuelles que chacun apporte au bien commun. Et, puisque ces contributions dépendent des capacités inégales qui ouvrent le droit à des rétributions différenciées, l’inégalité sera toujours une partie intégrante de la vie sociale dont la bonne marche serait impossible s’il n’y avait pas de prime aux capacités. L’abolition de toutes les inégalités sociales ne rendrait pas la société plus juste : elle abrogerait dans le même geste et la justice et la société. En dépit des différences qui séparent les catégories sociales, chacune doit collaborer avec les autres à la bonne marche de la société dont elles sont toutes des organes complémentaires et également indispensables.
Les solidaristes aspirent à une société fondée sur les obligations morales dont la puissance favoriserait le sens du devoir, le dévouement désintéressé et le sacrifice de soi. L’horizon de l’histoire, ici, n’est pas l’émancipation illimitée de tous : c’est un long chemin, jamais parcouru jusqu’à son terme, qui mène entre les périls du misonéisme conservateur tenant l’ordre établi pour le seul ordre possible et l’intempérance révolutionnaire convaincue que toute transformation désirable sera réalisable.
À l’opposé de cette conception, la vision antagoniste présuppose que les principaux mobiles de l’être humain sont ses intérêts individuels ou les intérêts d’un groupe délimité auquel il s’identifie : chacun serait mû par le désir d’acquérir le pouvoir, les richesses matérielles et la reconnaissance sociale. Par conséquent, la vie collective est un combat perpétuel que les individus et les groupes se livrent pour l’appropriation exclusive de ces biens rares. La vision solidariste de la société était la doctrine officielle de la IIIe République. Elle a progressivement cédé sous les coups de boutoir du marxisme qui promouvait la vision antagoniste des rapports sociaux, reprise dans des théories académiques postmarxistes comme la sociologie bourdieusienne qui, sous une forme simplifiée, est devenue en France une sorte de sociologie de sens commun [13].
L’idéologie victimaire
La vision antagoniste est organiquement liée à l’idéologie victimaire. Celle-ci réduit la vie sociale à un conflit entre damnables oppresseurs et innocentes victimes : d’un côté, les privilégiés, détenteurs de la part léonine des richesses et des faveurs dont ils gardent jalousement le monopole ; de l’autre, les victimes spoliées. La répartition inégale des biens est tenue pour une injustice à laquelle les dépossédés doivent mettre un terme, à travers des luttes qu’ils engagent contre les dominants. L’idée a une longue histoire. C’est ainsi que la société d’Ancien Régime a été vue par Emmanuel Joseph Sieyès qui, dans son pamphlet de 1789, présentait le Tiers-État comme victime de la noblesse et du clergé [14]. C’est ainsi également que Karl Marx voyait la société capitaliste, avec les prolétaires comme victimes oppressées par la bourgeoisie oppressante. Toutes ces conceptions victimaires étaient destinées à soutenir des revendications révolutionnaires : imaginés comme la seule force utile pour la société, les dominés étaient appelés à prendre la place qui leur revenait du fait même de leur utilité. Le renversement devrait s’opérer soit par l’abrogation des privilèges des dominants, soit par la suppression physique des dominants, issue logique de la haine de classe que l’idéologie victimaire ne peut qu’alimenter.
L’idéologie victimaire du début du xxie siècle se distingue des précédentes par le foisonnement des catégories qui aspirent au statut valorisé de victimes : pauvres, ex-pauvres issus de milieux défavorisés, racisés, colonisés, immigrés, femmes, homosexuels, transsexuels, non-binaires, etc. Les revendications victimaires se multiplient, du petit dealer de banlieue, en tant que pauvre et racisé, jusqu’au Prix Nobel Annie Ernaux, en tant que femme et ex-pauvre. Les catégories qui aspirent à ce nouveau statut nobiliaire se présentent comme objet d’asservissements, d’injustices, de vexations et d’humiliations. Là où il y a l’oppression, il doit y avoir aussi un oppresseur. On ne tarde pas à en définir et l’identité et la faute : riche, Blanc, Occidental, colonisateur, souchien, homme, hétérosexuel, cisgenre, etc.
Les revendications victimaires se multiplient, du petit dealer de banlieue, en tant que pauvre et racisé, jusqu’au Prix Nobel Annie Ernaux, en tant que femme et ex-pauvre.
À l’ancienne opposition marxiste prolétaire-bourgeois se substitue de nos jours une multiplicité d’oppositions non moins simplistes et dont la variété ne cesse de s’étendre. Si le nombre de catégories victimaires s’accroît, la catégorie des dominateurs semble rester immuable, bien que s’additionnent les fautes et les crimes qui leur sont reprochés de toute part. Ainsi trouve-t-on sur le banc des accusés invariablement les hommes blancs, autochtones, aisés, binaires, cis, hétéros, originaires des pays ex-coloniaux de l’Occident. Comme autrefois le Tiers-État, les nouveaux groupes victimaires affirment avoir longtemps « gémi dans l’état de servitude » ; le ci-devant dominant est sommé de se repentir et d’accorder aux dominés des indulgences et des privilèges qu’ils réclament, non pas en vertu des qualités dont ils seraient détenteurs, mais en guise de réparation pour les souffrances prétendument endurées.
Un grand paradoxe de l’idéologie victimaire est qu’elle crée une multiplicité de catégories d’êtres humains aux propriétés tenues pour essentielles, en même temps qu’elle cherche à déconstruire les anciennes catégories classificatoires auxquelles elle reproche leur essentialisme. Il en est ainsi de la race et du genre. D’une part, on décide que les races humaines n’existent pas et que la seule idée de leur existence nourrit les discriminations racistes. D’autre part, on confectionne la catégorie de personnes racisées, tout en maintenant la catégorie de Blancs. On a beau clamer que le racisé n’existe que dans le regard du raciste et que la blanchitude n’est pas un fait de nature mais un privilège de culture, il n’en reste pas moins qu’une classification moulée sur les traditionnelles catégories raciales à peine redéfinies redonne au racisme une nouvelle jeunesse, alimentant – comme autrefois – les attitudes de ségrégation et de rejet, mais cette fois-ci au détriment des Blancs, accusés de tous les maux par un racisme inversé [15].
Quant à la distinction binaire des genres, elle est l’objet de toutes les critiques, sans que celles-ci aboutissent, comme le prétendent certains commentateurs, à l’abolition des catégories sexuelles et genrées. Il en résulte plutôt une multiplication de ces catégories : cisgenre, gay, lesbienne, bisexuel, asexuel, transsexuel, agenre, non binaire, gender fluid, two spirit, et ainsi de suite. Sans être jetées par-dessus bord, les catégories d’hommes et de femmes sont complétées par une pléthore d’autres. Le maintien de la traditionnelle catégorie d’hommes cisgenres était d’ailleurs une nécessité, car sans elle les nouvelles catégories genro-sexuelles seraient dépourvues de leur adversaire principal : privées de la figure de l’oppresseur, les revendications des oppressés perdraient leur justification.
Le néoconstructivisme généralisé
Toutefois, les minorités genro-sexuelles refusent de se définir à partir des critères dits « naturels », c’est-à-dire biologiques. Elles adhèrent au postulat fondateur du néoconstructivisme généralisé, qui tient tout fait humain pour une construction sociale. Cette conviction résulte d’une lente évolution que notre vision du monde a connue depuis le siècle des Lumières. Dans l’Occident chrétien, le monde humain était censé être soumis à des lois éternelles, immuables et nécessaires, par lesquelles Dieu régissait l’ensemble de l’univers. Le premier constructivisme social, répandu dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, a décidé de priver la vision chrétienne de ses atours d’évidence et de vérité. L’objectif était de démontrer que la vision chrétienne du monde était une création humaine, appelée à être déconstruite et rejetée. Pour la remplacer, on proposait une vision du monde bâtie sur la connaissance de la nature. Les lois naturelles découvertes par la raison devaient se substituer aux lois divines pour offrir à l’ordre social des fondations nouvelles. À la place de la Révélation, la science constituait dorénavant la source du savoir sur la nature des choses, conformément auquel un nouvel ordre humain devrait être établi.
L’étape suivante de ce processus historique fut franchie au xixe siècle. On vit alors se déployer une deuxième entreprise déconstructionniste, au champ d’application plus étendu. Celle-ci cherchait à prouver que les instances dites « naturelles », vénérées par les Lumières, n’étaient pas, elles non plus, intangibles, relevant non de l’ordre invariable des choses, mais des conventions sociales modifiables. Ce fut la finalité principale de la notion d’idéologie, redéfinie alors par Karl Marx. L’idéologie était pour Marx une représentation arbitraire et fausse de la réalité, maquillée en reflet objectif de la nature des choses, alors qu’elle est en fait un instrument socialement construit de domination et d’oppression. Ceux qui affirmaient vouloir découvrir les propriétés naturelles des choses se voyaient disqualifiés en tant que conservateurs et réactionnaires. Les progressistes et les émancipateurs du genre humain étaient censés se reconnaître au fait qu’ils aspiraient à saper les certitudes essentialistes. L’idée même de l’existence d’un ordre naturel était vouée aux gémonies ; le camp du bien célébrait le démantèlement constructiviste de l’ordre immuable.
La principale évolution que l’on observe ainsi au fil du temps, c’est une extension progressive du champ d’application de l’analyse constructiviste et démystificatrice. Après la démolition des certitudes d’abord chrétiennes, ensuite bourgeoises, vint finalement une attaque frontale contre la science elle-même, menée par les science studies relativistes. La science promettait de découvrir la nature des choses, devant laquelle les humains devraient s’incliner pour organiser leur société en fonction des contraintes que leur imposent les propriétés ontologiques du réel. À la fin du xxe siècle, les tenants du néoconstructivisme généralisé, inaugurant une nouvelle étape dans l’histoire de la mouvance déconstructionniste, commencèrent à clamer que tout se passe à l’envers : ce sont nos sociétés qui créent à la fois la science et la nature. Par conséquent, nous ne devons pas soumettre nos sociétés aux contraintes de la nature, qu’elle soit non humaine ou humaine ; nous devrions fabriquer la nature et la science en fonction du projet que nous avons de la société. Le racisme nous choque ? Supprimons la race en affirmant que la race, construction sociale, n’existe que dans nos discours. Le sexisme nous embarrasse ? Laissons au langage inclusif le soin d’abroger la différence binaire entre les sexes ou les genres. Ce n’est plus seulement la société qui sera réformée : c’est une nature épurée et renouvelée qui sortira de cette sotériologie discursive promise par le néoconstructivisme généralisé. Ici, l’humain se substitue à Dieu dans le rôle du Créateur, car en dernière instance c’est l’humain qui construit à la fois la société et la nature. Pour se donner l’impression de pouvoir réaliser cette œuvre de la re-Création, on a d’abord remplacé Dieu par la nature comme source des principes directeurs ; à présent, pour pouvoir améliorer la société et la nature dans leur ensemble, on substitue la société à la nature dans le même rôle d’instance directrice. S’il en est ainsi, c’est que la mission de la science a changé elle aussi. On lui a d’abord réclamé de déterminer la nature inaltérable des choses. Mais aujourd’hui, grâce aux avancées prodigieuses de la biologie et de la médecine, on veut sinon abolir les contraintes de la nature, du moins les assouplir à coups de scalpel et d’hormones. On coupe, on greffe, on altère l’organisme vivant à la demande du client qui, s’il en a les moyens et la détermination, peut faire modeler son corps selon les phantasmes que l’idéologie du moment lui inspire.
Le néoconstructivisme généralisé favorise grandement l’euphorie de la radicalité révolutionnaire. Puisque rien ne dépend ici de la nature inaltérable et tout de la société malléable, ce qui a été fait par les humains peut être d’abord défait par eux, puis refait à neuf et en mieux. Aucune limite ne doit s’opposer aux velléités de la transformation radicale du monde : on espère changer ce qui hier encore semblait immuable, telle la différence des sexes, et figer ce qui n’avait de cesse de changer depuis des milliards d’années, tel le climat. On espère purifier la société de toutes ses tares et imperfections, perçues non plus comme des propriétés essentielles, acceptables en échange des avantages que l’on retire de la vie collective, mais comme d’insupportables pathologies accidentelles.
Parmi ces pathologies, la première place est détenue par les oppressions putatives que subiraient les différents groupes victimaires : sur la liste de ceux-ci, à côté des groupes qui y figuraient déjà dans les idéologies révolutionnaires antérieures (prolétaires, pauvres, etc.), on trouve de nos jours les femmes et les transsexuels. Ce n’est donc pas par hasard que les mouvements radicaux de la jeunesse estudiantine placent parmi leurs revendications la lutte contre la misère féminine (la « précarité menstruelle ») et en faveur des droits des transsexuels (« dégenrer les toilettes »). Si certains étudiants militants tiennent à arborer du rouge aux lèvres, à orner leurs ongles de vernis aux couleurs vives et à porter de très grandes boucles d’oreilles autrefois réservées à la gent féminine, c’est pour la même raison que celle qui poussait des étudiants d’extrême gauche, il y a un demi-siècle, à aller travailler en usine : il s’agit de se dissocier symboliquement de leur milieu d’origine, assimilé aux forces de l’oppression, et en même temps de se rapprocher des « damnés de la terre » ; on se travestit aujourd’hui en femme comme on se travestissait hier en ouvrier, au nom du même combat révolutionnaire. La principale différence est que l’homme blanc cis a remplacé le bourgeois comme l’oppresseur type, tandis que la femme et le trans disputent désormais au prolétaire et au racisé la dignité de l’opprimé majeur.
Dans quelle société souhaitons-nous vivre ?
Les transformations récentes des rapports entre les hommes et les femmes dans les sociétés de l’aire occidentale naissent au croisement de plusieurs facteurs causaux dont j’ai tenté de dresser la liste.
Premièrement, nous assistons au relâchement permissif du système de règles traditionnelles qui régissait autrefois les relations hommes-femmes. À côté de ce code ancien, qui est encore cultivé dans certains milieux, on voit apparaître une multitude de codes alternatifs, opposés à la tradition et souvent mutuellement contradictoires, au point de nourrir des controverses entre les TERF (trans-exclusionary radical feminists), les PERF (penis-exclusionary radical feminists), les SWERF (sex workers-exclusionary radical feminists) et autres mouvements radicaux qui se réclament souvent du féminisme, mais qui n’ont parfois rien à voir avec ce féminisme traditionnel auquel on doit des améliorations notables de la condition des femmes dans les pays occidentaux.
Deuxièmement, on observe l’extension et la radicalisation de l’idéologie égalitariste dont les tenants, loin de se contenter de revendiquer l’égalité des droits pour l’ensemble des catégories sociales, trouvent inacceptable toute différence sociale, assimilée à l’inégalité.
Troisièmement, on constate la domination générale de la vision antagoniste des rapports sociaux, qui prône que la vie collective n’est jamais une collaboration en vue du bien commun, mais toujours une compétition violente pour l’appropriation sectorielle des biens rares. Il existe un lien organique entre l’idéologie égalitariste et la vision antagoniste de la société car, dans ce système, toute différence sociale, ne pouvant paraître justifiée et acceptable, devient un scandale.
Quatrièmement, la vision antagoniste est à son tour logiquement reliée à l’idéologie victimaire : dans une société perçue comme l’arène de l’affrontement économique et symbolique, on distingue les dominants, monopolistes illégitimes de privilèges, et les dominés, injustement spoliés des apanages qui devraient leur revenir de droit. L’idéologie victimaire du jour se singularise par l’insistance portée sur le caractère genré des persécutés, parmi lesquels les femmes et les transsexuels occupent désormais une place de choix.
Cinquièmement, le néoconstructivisme généralisé, postulant que l’humain peut librement modeler la culture et la nature en fonction du projet qu’il conçoit de la société, alimente l’intempérance révolutionnaire et élargit considérablement le champ d’expérimentations où peuvent se construire de nouveaux codes de conduite régissant les relations entre les hommes et les femmes ; on revient ici au premier facteur causal, dans une boucle d’amplifications rétroactives.
La plupart des éléments de cette causalité multifactorielle se sont déjà manifestés dans l’histoire, lors de grands chambardements sociaux, par exemple pendant la Révolution française ou pendant la révolution bolchévique. Deux innovations séparent la situation actuelle des périodes analogues dans le passé. D’abord, il y a la focalisation sur le statut victimaire des femmes et des « minorités sexuelles ». Le grand paradoxe est que la revendication par ces catégories du statut de victimes opprimées s’est accentuée au moment même où les inégalités hommes-femmes ont été fortement réduites, alors que la tolérance envers le non-conformisme sexuel et vestimentaire s’est remarquablement accrue.
Ensuite, il y a le développement prodigieux des médias, à la fois traditionnels et numériques, lequel favorise la surexposition des faits outranciers et sensationnels dans un marché saturé par une offre prolifique où il faut lutter pied à pied pour attirer l’attention du grand public de plus en plus versatile et distrait. Réservé auparavant aux tabloïdes (« Le facteur a mordu un chien… »), cet intérêt excessif porté à tout ce qui sort de l’ordinaire (« Un homme accouche d’un enfant… ») a contaminé la plupart des médias. La stratégie est sans doute efficace du point de vue commercial, car il est probable que l’on gagnera moins de lecteurs en interviewant une femme qui mène une vie sexuelle banalement satisfaisante avec un homme, plutôt qu’une femme qui fait la « grève de l’hétérosexualité », déterminée à décrire les rapports sexuels avec les hommes comme un martyre. Les gains commerciaux à court terme peuvent toutefois produire à long terme des conséquences sociales délétères : les médias sont aujourd’hui un vecteur puissant de la popularisation des comportements insolites et déviants, valorisés par l’attention qu’on leur accorde.
On doit adresser le même reproche aux chercheurs en sciences sociales : animés du phantasme de la réfection méliorative de la société, qui se substitue parfois à la tâche de connaître cette dernière [16], ils consacrent une attention disproportionnée aux phénomènes sociaux pathologiques et extraordinaires, au détriment des faits ordinaires et récurrents [17].
De surcroît, dans le contexte nouveau où la consécration académique est de plus en plus souvent liée à une présence médiatique, les déclarations outrancières et provocatrices deviennent un moyen efficace d’attirer le projecteur des médias, ce qui conduit à une surexposition dans le débat public des thèses scientifiquement très marginales, mais dont l’extravagance est conforme aux postulats de l’idéologie victimaire. Ce fut, par exemple, le cas de l’hypothèse sur l’origine paléolithique du dimorphisme sexuel humain, proposée par Priscille Touraille : selon cette jeune anthropologue, la différence de stature corporelle entre les hommes, grands, et les femmes, petites, vient de l’oppression dans laquelle les mâles dominants paléolithiques auraient maintenu leurs compagnes en les privant de nourriture carnée, tels les capitalistes qui affameraient les ouvriers. Cette thèse fantaisiste fut largement commentée par la presse et devint l’objet d’un documentaire diffusé sur Arte [18]. Ainsi, certains universitaires et certains journalistes partagent une responsabilité dans la coproduction et la diffusion des idées saugrenues qui, initialement marginales, acquièrent une existence collective à cause du retentissement qu’on leur donne, alors qu’il aurait été plus sage de les couvrir du voile discret du silence.
En dépit de ces deux innovations, les conséquences sociales de l’obsession égalitariste et victimaire restent tristement analogues à celles que l’on avait pu observer par le passé. D’un côté, elle divise la société, nourrit les ressentiments et engendre des frustrations disproportionnelles aux injustices réellement subies dans les pays démocratiques par telle ou telle catégorie sociale. De l’autre côté, elle détourne l’attention des problèmes autrement graves auxquels la société devrait faire face. Les politiciens, les journalistes et les universitaires qui contribuent à convaincre leurs concitoyens que la guerre des genres est la lutte finale, grosse de promesses salvatrices, affaiblissent l’ensemble du corps social qui aurait aujourd’hui besoin d’une solidarité partagée pour affronter les défis du futur, dans un monde où les petites misères dont chacun se croit victime et les insatisfactions que nous laisse parfois notre vie affective ne sont peut-être pas aussi importantes qu’on le prétend.
Si peu importantes qu’elles soient, on aurait cependant tort de prendre à la légère les bouleversements dont ces frustrations sont l’un des symptômes. Notre époque se distingue par plusieurs tendances qui, sans être nouvelles, connaissent de nos jours à la fois une convergence inédite et une amplification notable : assouplissement permissif des mœurs, engouement débridé pour l’égalité, vision antagoniste de la vie sociale, idéologie victimaire, néoconstructivisme généralisé. Chacune de ces tendances, prise séparément des autres, devient l’objet d’appréciations divergentes. L’assouplissement des mœurs peut être interprété tantôt comme une libération bienfaisante du carcan d’anciennes règles oppressives, tantôt comme un désordre qui jette la société dans le gouffre de l’anarchie. L’engouement pour l’égalité est tenu tantôt pour l’aspiration à réaliser pleinement l’idéal démocratique de justice sociale, tantôt pour une poursuite utopique de l’idéal totalitaire qui, au nom d’une égalité abstraite, cherche à abolir toute récompense collective du mérite individuel. La vision antagoniste de la vie sociale est perçue tantôt comme un gage de lucidité réaliste qui dévoile la dure brutalité des rapports sociaux, tantôt comme un machiavélisme cynique résolu à ne voir partout que l’affrontement des intérêts égoïstes, oublieux de la disposition morale de l’être humain à sacrifier son intérêt sur l’autel du bien commun. L’idéologie victimaire est tantôt exaltée comme un instrument de la lutte légitime en faveur de la réparation d’anciennes injustices, tantôt vilipendée comme l’expression de frustrations imaginaires dont la véritable source est la convoitise de dédommagements indus et de passe-droits. Le néoconstructivisme généralisé peut susciter des enthousiasmes en tant qu’ouverture de nouveaux horizons qui promettent une modification libératrice des institutions et règles présentées jusque-là comme intangibles, mais elle peut aussi nourrir des inquiétudes devant la perspective du démantèlement des formes de la vie sociale qui ont fait leurs preuves et dont l’abolition imprudente risque d’engendrer un chaos destructeur.
Face à ces controverses, on cherche des repères crédibles qui permettraient de trancher entre les avis opposés. Ceux qui espèrent les trouver dans les sciences font appel à la préhistoire, à la primatologie ou à la génétique, c’est-à-dire à des disciplines qui sont censées saisir la nature humaine et retracer ses racines biologiques. Les enseignements dispensés par la nature invariable seraient un remède contre les errances de la culture contemporaine, qui s’imagine excessivement malléable [19].
Il se peut que l’expert soit fort mal choisi, car la question que l’on adresse à la science porte, en dernière analyse, non pas sur la nature humaine, mais sur la bonne organisation de la société. La connaissance de la société des hommes paléolithiques ou des chimpanzés ne peut nous instruire sur la forme à donner à notre propre société, pas plus que la connaissance du code génétique ne peut nous aider à définir notre code civil ou notre code moral. Au lieu de demander aux « spécialistes » une leçon sur la putative nature humaine, il vaut mieux adresser à l’ensemble de nos concitoyens une question différente et très simple : dans quelle société souhaitons-nous vivre ? Voulons-nous une société où les rapports entre les femmes et les hommes, empreints de méfiance et d’hostilité, seront livrés à une improvisation constante, aux risques et périls de chacun ? Voulons-nous une société où toute différence sociale, assimilée à l’inégalité, deviendra suspecte, au nom d’un idéal qui n’a été pleinement réalisé que dans les camps des Khmers rouges ? Voulons-nous une société où chacun s’abandonnera à ses impulsions égoïstes, l’homme devenant un loup pour l’homme ? Voulons-nous une société où des cohortes de prétendues victimes passeront leur temps à étaler leurs ressentiments, revendiquant des réparations et des faveurs ? Voulons-nous une société où toute institution, norme et vérité seront déconstruites pour être foulées aux pieds ?
Pour répondre à ces questions, nous n’avons besoin ni de préhistoriens, ni de primatologues, ni de généticiens, ni même de sociologues. Elles nous placent tous devant un choix insigne : préserver ou abroger les valeurs fondatrices de la civilisation dont nous sommes les héritiers.