À l’automne 1834, William Turner fut témoin de l’incendie qui embrasa le Parlement du Royaume-Uni. Un an plus tard, il en tira deux toiles, dont la plus célèbre est aujourd’hui conservée au Museum of Art de Philadelphie. Fabrice Bouthillon nous propose trois lectures politiques possibles de cette œuvre.
Commentaire
Dieu merci, en Russie, il n’y a pas de Parlement.
Le feu nouveau
Turner means Turner, comme, voilà quelques années déjà, à en croire Mme Theresa May, Brexit voulait dire Brexit. Turner : celui qui tourne, qui prend un virage – et non pas celui qui rompt.
À vrai dire, le tableau que le peintre britannique a consacré à L’Incendie du Parlement – en forme longue, L’Incendie des Chambres des Lords et des Communes, le 16 octobre 1834, aujourd’hui à Philadelphie – pourrait paraître avoir été peint pour démontrer le contraire. Turner l’a achevé le 5 février 1835 ; c’était donc plus de quinze ans avant sa mort, et bien avant les ultimes développements de son art. Mais la nouveauté profonde de cette toile par rapport à la tradition picturale la mieux établie y sautait déjà aux yeux.
Depuis que Platon, en effet, avait théorisé la supériorité de l’Idée sur le sensible, l’art classique était resté marqué par la suprématie de la ligne sur la couleur, dont la fonction n’était en somme que de venir remplir des formes fermement dessinées – et c’était bien pourquoi l’enseignement académique plaçait les grands artistes renaissants de Florence ou de Rome plus haut que les Vénitiens, Titien ou le Tintoret surtout, qui avaient accordé plus d’importance à la couleur. Or, dans L’Incendie du Parlement, non seulement la couleur, mais encore le mouvement, qui dérange les lignes, sont définitivement libérés : dans la moitié gauche du tableau, l’incendie se traduit par une véritable explosion d’or, dont le jaillissement, le rayonnement, est d’une telle force qu’elle entraîne, sur toute la surface de la toile, une indistinction des formes, qui se prolonge jusque dans la foule qui, au premier plan, regarde le spectacle des flammes.

J. M. W. Turner, L’Incendie de la Chambre des Lords et des Communes, le 16 octobre 1834, 1835, huile sur toile, 92 x 123 cm, Philadelphia Museum of Art (États-Unis).
C’est au point que, le nez sur l’œuvre, on peut comprendre que toute une tradition interprétative voie en Turner un précurseur de l’impressionnisme, car la représentation qu’il propose de ce qui s’est passé n’est évidemment pas réaliste. Ce qu’il livre au spectateur n’est pas une photographie, mais une traduction en image des sentiments dont, devant cet événement, il a été traversé – donc, bel et bien, une impression. L’Incendie du Parlement n’a pas été peint à l’extérieur, comme allait le vouloir plus tard la pratique impressionniste, mais il est établi que Turner, à l’ouïe de la catastrophe, était accouru pour la contempler de ses yeux, et s’était même embarqué à bord d’un esquif sur la Tamise pour la voir mieux ; d’autre part, il semble (car on dispute de leur sujet exact) qu’il en ait tiré une série d’aquarelles dont on se demande s’il ne les a pas réalisées sur les lieux, et, comme il a également peint un autre tableau sur le même sujet (aujourd’hui à Cleveland), il est difficile d’écarter l’idée qu’avec tout cela, on se trouve déjà chez lui avec cette manière de peindre des séries de cathédrales, de meules de foin et de nymphéas qui allait, à la fin du siècle et au début du suivant, caractériser l’effort, toujours à reprendre, de Monet pour essayer de saisir cette réalité sensible, qui fuit toujours.
Il est même incontestable qu’il y a aussi, dans L’Incendie du Parlement, quelque chose qui fait déjà signe vers l’abstraction : géométrique (les bâtiments du Parlement se réduisent à quelques carrés, rectangles, triangles) – lyrique, surtout : on n’aurait que la moitié gauche de la toile, et pas son titre, qu’on serait assez en peine de lui attribuer un sujet précis. Tout ce qui subsisterait, ce serait la couleur et le mouvement.
Mais on peut faire un pas de plus, et repérer dans le tableau de Turner comme des prodromes de l’action painting : car non seulement il a, comme il le faisait fréquemment, achevé de le peindre sur le lieu même où il allait être exposé pour la première fois, mais encore l’œuvre porte la trace de ses coups de brosse ou de pinceau, auxquels se réduisent par exemple la fumée noire que vomit l’incendie, à peu près au centre de la toile, ou les formes obscures des barques que l’on devine sur la Tamise – tandis qu’en haut du tableau, au milieu de sa largeur et sur la droite, le ciel est parsemé de points qu’il n’est peut-être pas absolument abusif de qualifier de prépollockéens.
Turner politique
Donc pas de doute, L’Incendie du Parlement, c’est déjà la révolution dans l’art. Mais pas que dans l’art, et peut-être est-ce ici l’occasion de pointer en passant les risques auxquels les historiens de celui-ci peuvent quelquefois s’exposer, à ne jamais rien demander à ceux du politique. À la vérité, ils ne sont pas en peine d’invoquer pour cela d’excellentes raisons. D’abord, leur discipline est peut-être la seule, entre toutes celles parmi lesquelles se répartissent aujourd’hui les activités de Clio, qui soit parvenue à maturité par un tout autre processus que celui d’une lente prise de distance par rapport à l’histoire politique stricto sensu (ils ont toujours parlé d’autre chose). Ensuite, la réserve qu’ils observent envers celle-ci a d’évidentes vertus : un ami, auquel je disais un jour ma lassitude devant l’espèce de progressisme ininterrogé et automatique auquel continuent de sacrifier trop de mes collègues, oublieux du « Jede Epoche ist unmittelbar zu Gott [1] » que Ranke avait objecté à Hegel, m’a ainsi fait observer que ses collègues à lui en étaient au moins prémunis par les œuvres mêmes sur lesquelles ils se penchent, parce que la perfection d’une peinture de Lascaux peut ne le céder en rien à celle d’un chef-d’œuvre ultérieur, tout antique, médiéval, moderne ou contemporain qu’il soit.
Mais, avec tout ce que cette attitude peut avoir de salubre, le risque, à s’y tenir trop obstinément, est quand même de ne pas voir la politique dans l’art quand elle y est bel et bien – pour le dire en d’autres termes, d’esthétiser la politique. En prendre texte pour rappeler que, d’après Walter Benjamin (dans une formule du reste peut-être plus brillante qu’éclairante), c’était là une des caractéristiques du fascisme, ce serait évidemment futile, surtout depuis que, du fascisme, on s’est donné le ridicule d’en trouver pour ainsi dire jusque dans Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain : mieux vaut donc en rester là sur ce chapitre, et relever plutôt qu’en tout état de cause, il a incontestablement existé un Turner politique. Car tout au long de sa vie, avant comme après L’Incendie du Parlement, il a peint toute une série de toiles à thèmes civiques, qui ne laissent à cet égard pas place au moindre doute.
Les deux tableaux magnifiques qu’il a réalisés respectivement en 1815 et 1817, L’Ascension puis Le Déclin de l’Empire carthaginois, ne sont pas ainsi seulement de miraculeuses résurrections des ports les plus mordorés du Lorrain, ni même une pure reprise d’un lieu commun rhétorique sur le destin des empires. Car 1815, c’était l’année où l’Angleterre venait de briser définitivement, à Waterloo, le pouvoir de Napoléon ; or, parce que Carthage avait été une puissance maritime et commerciale, et qu’elle avait mal fini, la propagande napoléonienne en avait fait une métaphore de l’Empire britannique. Le rapprochement s’imposait d’ailleurs tellement que, malgré le précédent fâcheux constitué par le sort ultime de son dernier utilisateur notoire, la propagande nazie allait à son tour le reprendre, par l’organe entre autres de l’un des speakers de Radio-Paris, Jean Hérold-Paquis, qui, des mois durant, termina ses éditoriaux sur cette forte maxime que « l’Angleterre, comme Carthage, doit être et sera détruite ». Mais bref : Turner en tout cas ne pouvait pas avoir que le Lorrain en tête, au moment où il créa ces deux merveilles.
En 1824, sur une commande du roi George IV lui-même, il avait du reste consacré un autre tableau au moment décisif de cette parabole entre ascension et déclin, La Bataille de Trafalgar – et cette œuvre avait déjà fait jaser, parce qu’il y avait trop insisté, disait-on, sur le coût humain de cette victoire. Mais cette veine ne s’était pas épuisée ensuite avec L’Incendie de 1835. En 1838, dans Le Dernier Voyage du « Téméraire », il avait ainsi représenté l’envoi à la casse, sous la conduite d’un vapeur noir de suie, de l’un des derniers vaisseaux anglais survivants de Trafalgar, tout doré et sculpté, mais désormais obsolète, symbole d’un ordre ancien qui s’en allait : Turner de droite, serais-je tenté d’écrire, même si ce tableau n’avait pas été choisi par un éditeur contemporain pour illustrer la couverture d’une nouvelle de Melville, Benito Cereno, dont il se trouve que Carl Schmitt transforma le héros éponyme, capitaine réduit à faire bonne mine à une rébellion d’esclaves survenue à son bord, en emblème de son propre destin sous le IIIe Reich.
Mais, deux ans plus tard, on eut un Turner de gauche : Le Négrier. Un typhon vient est en effet inspiré d’un épisode particulièrement atroce de l’histoire de la traite, lors duquel, en 1781, le capitaine d’un navire qui la pratiquait, le Zong, avait jeté par-dessus bord 130 Noirs, afin de toucher la prime que prévoyait son assurance en cas de pertes en mer. L’affaire avait alors donné lieu à un procès qui avait fait grand bruit, mais, en 1840, elle ne datait plus d’hier : or il semble bien que Turner ait décidé d’y revenir dans le cadre d’une démarche militante, parce qu’une conférence abolitionniste allait se tenir à Londres, et qu’il pouvait importer à son succès que le prince Albert, qui devait honorer de sa présence l’exposition à laquelle allait être montrée pour la première fois la toile de Turner, ait vu une œuvre sur ce thème.
Il fut pourtant prouvé deux ans plus tard que la politique, chez Turner, pouvait aussi aller de pair avec un certain humour grinçant, quand, en 1842, il donna pour titre à un portrait de Napoléon à Sainte-Hélène Guerre. L’Exilé et l’Arapède. C’était peu après le Retour des Cendres, quand la gloire posthume de Bonaparte tournait à l’épidémie mentale ; or Turner impitoyable le dépeignait en train de se mesurer à une patelle, devenu pour ainsi dire, à force d’être accroché à son rocher, bernique lui-même.
Une métaphore de la révolution
Si l’on ajoute à tout cela que Turner était né en 1775, au moment où prenait son élan la Révolution américaine, qu’il devint élève de la Royal Academy précisément en 1789, qu’il traversa par après toutes les French Wars, que l’Angleterre du second Pitt soutint contre la Révolution française d’abord, contre le fils et étrangleur de celle-ci, Napoléon Bonaparte, ensuite, et qu’enfin, il devait encore être témoin des révolutions continentales de 1830 et de 1848, voilà qui permet quand même d’échapper à l’accusation de délire interprétatif, quand on s’autorise à voir dans L’Incendie du Parlement une métaphore de la révolution.
Car, l’essentiel de l’œuvre, c’est quand même le Parlement en flammes ; or le Parlement était le cœur du pouvoir de l’aristocratie anglaise. À la Chambre des Lords siégeaient les pairs spirituels (en l’espèce, les évêques anglicans) et temporels, c’est-à-dire les deux ordres privilégiés de l’Ancien Régime européen, dont les prérogatives remontaient jusqu’à la tripartition fonctionnelle indo-européenne entre ceux qui prient, ceux qui combattent et, nettement moins rutilants, ceux qui produisent. Mais encore se serait-on lourdement trompé, à s’imaginer que l’autre Chambre, les très mal nommées Communes, était le lot de consolation de ces derniers : elle était en fait bien plutôt la forteresse de la gentry, c’est-à-dire de la noblesse rurale, même si pas assez titrée pour siéger parmi les pairs.
Or, ce que montre L’Incendie du Parlement, c’est la destruction par le feu de ces deux bastions de l’aristocratie, tandis que sur l’autre rive de la Tamise s’agglutine, pour se gorger de cette scène – quoi ? Le peuple, dit la gauche ; les masses, disent les marxistes ; la foule, disent les précis ; la populace, dit Arendt : en d’autres termes, l’entité immense et besogneuse engendrée par cette autre réalité subversive essentielle de l’époque que fut la révolution industrielle.
Dans L’Incendie du Parlement, cette entité occupe le premier plan du tableau, au point d’ailleurs que quiconque regarde celui-ci en devient ipso facto plus ou moins un des membres ; elle contemple, elle jouit du spectacle de la destruction. Alors, cet incendie, ne serait-ce pas elle qui l’aurait allumé ? Sur l’autre rive, ne va-t-elle pas entreprendre de déborder, afin d’y piétiner ce qui pourrait y survivre de l’aristocratie ? Toutes questions d’autant plus légitimes que, deux ans seulement avant l’incendie, l’effondrement décisif avait bel et bien eu lieu.
Je vise par là la réforme électorale déterminante de 1832. Jusqu’à cette date, sur la douzaine de millions d’habitants que pouvaient au grand maximum compter ensemble l’Angleterre et le Pays de Galles, 400 000 en tout et pour tout avaient le droit de voter aux élections à la Chambre des Communes. Mais encore la carte électorale organisait-elle la suprématie de l’Angleterre verte du sud du pays – « la vieille et joyeuse Angleterre » – sur l’Angleterre du Nord, née de la houille et de la révolution industrielle, car cette carte n’avait pas été remaniée depuis des siècles, en vertu de quoi des métropoles comme Manchester, Birmingham ou Liverpool, dont le développement était récent, étaient à peu près dépourvues de députés, alors que des bourgs, tombés depuis le Moyen Âge dans une déchéance absolue, continuaient d’envoyer à Westminster une représentation qui ne correspondait littéralement plus à rien. Ces « bourgs pourris », comme on les appelait quasi officiellement, étaient en fait à la main de grands propriétaires terriens membres de la Chambre des Lords, qui désignaient les députés de ces circonscriptions selon leur bon plaisir, ce qui achevait de faire des Communes un autre bastion de l’aristocratie foncière.
Celle-ci en avait profité après 1815 pour faire passer des corn laws qui lui garantissaient la vente à haut prix du blé que produisaient ses domaines. La conséquence en avait été qu’à partir de là, la protestation de l’Angleterre nouvelle s’était faite plus forte contre cet état de choses scandaleux, au point d’unir dans la même revendication d’une réforme électorale aussi bien des radicaux, partisans du suffrage universel, que des industriels, car cette politique de pain cher ne faisait l’affaire ni des ouvriers, ni des patrons, contraints par elle de leur verser des salaires plus élevés qu’ils n’eussent voulu.
La tension avait été extrême. Le 16 août 1819, la police avait abattu une vingtaine de manifestants au cours de ce qu’on avait appelé le massacre de Peterloo ; les ouvriers avaient ensuite commencé à se réunir en trade-unions, tandis que le mouvement de contestation recevait l’appui considérable des Irlandais, privés comme catholiques de la plupart des droits politiques. En 1831, les choses en étaient arrivées au point où avait éclaté un véritable incendie, celui du palais de l’évêque anglican de Bristol, auquel ses ouailles avaient mis le feu, parce qu’eux-mêmes enflammés d’indignation par la position ouvertement hostile à la réforme qu’il avait prise en sa qualité de pair spirituel. Tant et si bien qu’en juin 1832, le roi Guillaume IV et les Lords se résignèrent, pour une part parce que la chute de la monarchie française, deux ans plus tôt, les avait obligés à réfléchir aux conséquences auxquelles peut mener l’intransigeance ; et ils finirent par avaliser le projet ad hoc qu’avaient au préalable adopté les Communes.
À vue de nez, le pas accompli était resté prudent. Les indéfendables bourgs pourris avaient certes été supprimés, et les sièges qu’ils accaparaient transférés à des régions anglaises auparavant sous-représentées. Toutefois, on était passé de 400 000 électeurs à 800 000 seulement, un cens élevé limitant strictement l’extension du corps électoral. Mais, malgré ce garde-fou, cette réforme signifiait quand même la fin de l’Ancien Régime anglais. Le Parlement s’ouvrait au pays noir, à la révolution industrielle, et il était clair comme de l’eau de roche que ce n’était qu’un premier pas.
Les années 1830 virent ainsi le gonflement du chartisme, scandé par la réunion de meetings monstres où paraissaient des dizaines de milliers de manifestants, puis l’adoption par ses coryphées, le 8 mai 1838, d’une Charte du Peuple, qui réclamait le suffrage universel.
Le Royaume-Uni connut donc toute une série d’élargissements progressifs du droit de vote, qui devaient aboutir à faire de lui, vers 1914, grosso modo une démocratie – l’apogée de cette mutation ayant été, en 1911, le démantèlement des pouvoirs de la Chambre des Lords par le Parliament Bill.
Une allégorie du sublime révolutionnaire ?
Moyennant quoi, on en arrive à se demander si, avec L’Incendie du Parlement, Turner ne s’est pas élevé au-dessus même de ce que les catégories esthétiques de son temps appelaient la peinture d’histoire. Pour sir Joshua Reynolds, celle-ci occupait le sommet de la hiérarchie des genres ; elle était supérieure en dignité au portrait, lui-même plus haut placé que le paysage, lui-même mieux considéré que la nature morte. Or Turner en fait si visiblement craquer le cadre que les spécialistes ont envisagé qu’il ait essayé d’élever à la dignité de genre le paysage historique, en haussant le potentiel émotionnel de la peinture de paysage au niveau de celui de la peinture d’histoire.
C’est possible ; mais peut-être est-ce oublier trop vite qu’il existait, ou avait existé, un autre genre, que la tradition française avait placé, au moins un temps, plus haut encore que la peinture d’histoire, parce qu’il accomplissait l’exploit de rendre visible, voire tactile, une Idée, comme dans ces œuvres de Poussin ou du Bernin montrant la Vérité soustraite par le Temps aux atteintes de l’Envie, ou de la Calomnie. C’était l’Allégorie ; or, on pourrait soutenir que L’Incendie du Parlement en est une – une allégorie gauchiste du sublime de la Révolution.
Le sublime, c’est ce qui passe, et ce qui nous dépasse, quand, du fond de notre condition finie, limitée, bornée, nous accédons à l’infini. L’exemple canonique en est la contemplation du firmament, qui doit produire, sur quiconque s’y livre, un double effet d’écrasement – je me sens nul, insignifiant, devant cette grandeur sans limite – et d’exaltation, car cet infini qui m’écrase, je m’égale cependant de quelque manière à lui, puisque je le conçois : je suis un roseau, mais un roseau pensant. Le corollaire de ce double mouvement contradictoire est que, dans le sublime, on ne saurait s’installer ; il trouble forcément, subvertit, renverse, ce à travers quoi il passe.
Or il y a un sublime inhérent à toute révolution, parce qu’il est dans la nature de la liberté humaine qu’elle soit toujours limitée par le contrat social qui la borne autant qu’il la fonde. La liberté absolue est donc normalement inaccessible à l’homme : sauf que, dans la révolution (c’en est même la définition), voilà que le contrat social ancien vient à s’effondrer. Advient donc à cet instant un moment précisément sublime, lors duquel, de cette liberté absolue, infinie, et normalement inaccessible à l’homme, l’homme fait l’expérience. Plus rien ne la borne, parce que le passage du sublime entraîne toujours l’effondrement de ce à travers quoi il s’opère – dans le cas de la révolution, les formes politiques anciennes.
Il ne reste donc aux enthousiastes de ce phénomène qu’à s’atteler à la tâche exaltante de refonder non pas tant un contrat social précis, à vrai dire, que l’humanité elle-même, puisque la disparition des limites imposées par le contrat social ancien permet aux révolutionnaires de ne plus se mouvoir que dans l’universel. De là, par exemple, l’universalisme de la Déclaration des droits de l’homme, ou celui de nos diverses Constitutions révolutionnaires, duplicables tous azimuts, dans le mépris le plus tranquille des histoires locales, comme le démontra, à partir du Directoire, l’expérience des Républiques sœurs.
Car, bien sûr, la suite est moins gaie. Et ce parce qu’il n’est évidemment pas au pouvoir de l’humanité de fonder, ni même de refonder l’humanité. Ou bien celle-ci existe, et alors elle n’a aucun besoin d’être établie à nouveaux frais ; ou bien elle n’existe pas, et alors elle ne saurait rien établir. Le dynamisme révolutionnaire doit donc forcément aboutir à un échec, dont la pire forme qu’il puisse revêtir est le phénomène totalitaire – phénomène que, dans l’histoire de la Révolution française, annonçait déjà sa conclusion bonapartiste. Mais c’est précisément ce que la gauche subversive refuse de voir : tout ce qui compte pour elle, c’est cette expérience sublime de la liberté absolue, expérience illuminante, merveilleuse, enchantée, qui fait la force renversante de l’événement révolutionnaire, et explique le souvenir ébloui qu’il laisse.
Or comment ne pas voir que c’est exactement ce que peint Turner ? L’incendie lui-même est une allégorie de l’explosion illuminante du contrat social ancien, dans la destruction concomitante des formes antiques, politiques et, ici, picturales : les lignes disparaissent, dans le triomphe de la couleur et du mouvement sur toute forme fixe. Regardé sous cet angle, L’Incendie du Parlement apparaît comme non moins révolutionnaire en politique qu’en esthétique – comme une sorte d’hommage anticipé à Louise Michel et, avec elle, aux pétroleuses, qui, sous la Commune, le bidon de naphte à la main, incendièrent à Paris les principaux monuments où siégeaient les pouvoirs, à commencer par les Tuileries ? Voire, de nos jours, à Jean-Luc Mélenchon et aux émeutiers des banlieues françaises, si l’exégèse malicieuse n’est pas erronée qui, en juin 2023, a compris l’appel qu’il leur lança à ne pas brûler les écoles, les bibliothèques et les gymnases comme un encouragement subliminal à mettre le feu au reste ?
D’où vient la lumière ?
Il est pourtant, dans le tableau de Turner, un point fondamental qui contrarie cette vision de gauche qu’on peut en avoir, et qui est tout simplement qu’en lui, la lumière jaillit non pas des torches brandies par d’éventuels incendiaires, mais, bel et bien, du Parlement. Du Parlement, et même de l’Église, car, à peu près à l’épicentre du flamboiement qui illumine la scène, on distingue la chapelle Saint-Étienne, où siégeaient jusqu’à cette date les Communes. En ce sens, la lumière vient de l’ordre ancien.
Or cette autre compréhension de L’Incendie du Parlement ne peut pas être balayée d’un revers de main, à cause de ce que la lumière représente pour tout peintre – puisque, sans elle, pas de peinture, même pour Soulages – et pour Turner tout particulièrement. « La lumière a brillé dans les ténèbres », dit le Prologue de Jean : Turner n’a certes pas laissé une œuvre religieuse spécialement abondante, mais il paraît qu’il serait mort en murmurant que « le soleil est Dieu ».
Cette vision – de droite, pour le coup – de L’Incendie mérite d’autant plus qu’on la prenne en considération qu’il n’est pas du tout acquis que celle que Turner y propose des masses démocratiques soit foncièrement sympathique. Son tableau date de 1835 ; c’est exactement l’année où parut le premier volume de la Démocratie en Amérique. Turner n’a donc pas davantage pu le lire que Tocqueville le voir, mais, une fois qu’on a été sensible à cette coïncidence chronologique, comment ne pas s’aviser que le livre de l’un et la toile de l’autre tiennent exactement le même propos ?
Disparition de l’aristocratie et montée de la démocratie, voilà ce que décrivent le philosophe comme le peintre, avec le même regret de la première et la même angoisse devant la seconde. Car, chez Turner comme chez Tocqueville, la foule démocratique n’est rien moins qu’attirante. C’est une masse noire, indifférenciée, grouillante, arasée par l’égalité contemporaine, composée de petits individus interchangeables, parmi lesquels plus aucune personnalité éminente ne se distingue plus ; agitée de mouvements en sens divers, également dérisoires toutefois devant l’ampleur de la catastrophe – mais unanimement, morbidement fascinée par le spectacle de la destruction. C’est déjà la foule totalitaire, en fait, celle qui acclamera plus tard les dictateurs sur la place Rouge, sur la place de Venise, ou au Sportpalast ; mais une foule qui ne sera totalitaire ensuite que pour avoir été révolutionnaire d’abord.
Car, quand on la regarde, et en particulier quand on la regarde avec une culture politique française, on ne peut qu’être frappé par tout ce qui rapproche la foule turnérienne de L’Incendie du Parlement de celle d’une manifestation contestataire ou, mieux, de celle d’une de ces « Journées » qui avaient scandé l’histoire de la Révolution française – mais le mouvement ouvrier anglais du premier xixe siècle en mobilisait de comparables. À certains endroits du tableau, on a l’impression que cette masse humaine est plus ou moins en marche, comme pour franchir le pont ; elle est, d’autre part, hérissée d’on ne sait trop quelles verticales pas très rassurantes, qui se lèvent vers le ciel : banderoles ? Affiches ? Bâtons ? Piques, en attente de têtes ? Béliers ? Le plus étonnant est sans conteste, dans le coin inférieur droit, cette structure étrange qui dresse ses deux bras, réunis au sommet par une traverse : ce ne peut évidemment pas être une guillotine, et pourtant, de quelque manière, c’en est une. Vision globalement si noire qu’elle appelle à l’esprit la suite de la citation de saint Jean que je rappelais tout à l’heure : la lumière a brillé dans les ténèbres, « et les ténèbres ne l’ont pas reçue ».
Telle est donc la vraie question que pose L’Incendie du Parlement : alors que ce tableau pourrait passer pour une célébration de l’effondrement de l’Ancien Régime britannique sous la poussée des masses démocratiques – thème somme toute fort adapté à une peinture aussi subversive que celle de Turner –, force est pourtant de constater que c’est du symbole des temps anciens qu’y jaillit la lumière, alors que celui des temps nouveaux y appartient au monde des ténèbres. Pourquoi ?
Trois réponses viennent immédiatement à l’esprit. Turner tout d’abord ne peut évidemment pas se complaire dans l’apologie de la table rase, façon Pottier dans L’Internationale (un chant composé comme par hasard sur le fond sonore du crépitement des brasiers de la Commune), tout bonnement parce qu’il s’est lui-même peu à peu défini dans la relation dialectique et féconde qu’il avait nouée avec les maîtres anciens, relation faite d’imitation, d’émulation, de dépassement. Ce n’avait pas été vrai seulement du Lorrain, mais aussi du Titien, de Poussin, de Rembrandt, etc. Parce qu’il avait toujours mesuré sa gloire à la leur, il ne pouvait pas souhaiter qu’on les crame.
Il ne pouvait pas méconnaître non plus tout ce qu’il devait à l’Angleterre aristocratique, qui lui avait procuré tant de nobles mécènes – le comte d’Egremont, le duc de Bridgewater, le roi George IV lui-même – et qui avait permis son insertion dans la Royal Academy, laquelle fut heureuse, par une différence cruciale avec le parcours de David, jamais remis de ses échecs à l’Académie de France à Rome. De la Royal Academy, Turner était devenu élève à 15 ans, membre dès qu’il en eut 25 ; une fois académicien, il en avait été assez fier pour signer désormais ses tableaux « Turner RA », pour « Royal Academician ».
Et puis, tout de même, il était un Anglais des French Wars, solidaire de ces vingt ans de guerre à mort que la Couronne britannique avait soutenus contre la France révolutionnaire, et qui ne s’étaient sans doute pas ouverts par hasard sur ce mot de Burke, dans ses Réflexions sur la Révolution de France, à propos de la journée du 6 octobre 1789, qui avait vu une foule parisienne aller arracher la famille royale à son château de Versailles, sans aucune réaction notable de la part de la noblesse française : « L’âge de la chevalerie est passé, avait compris Burke devant cette saturnale, celui des sophistes, des économistes et des calculateurs lui a succédé, et la gloire de l’Europe est éteinte à jamais [2]. » Le constat annonçait presque mot pour mot celui de Marx et d’Engels dans le Manifeste du Parti communiste, accusant la bourgeoisie d’avoir « noyé dans les eaux glacées du calcul égoïste les frissons sacrés de l’exaltation religieuse, de l’enthousiasme chevaleresque, de la mélancolie sentimentale des petits-bourgeois [3] » – mais y a-t-il jamais eu un marxiste pour se demander si Marx ou Engels avaient lu Burke ?
Dans la taraudante angoisse que suscite la montée de cette foule obscure, le visage qui la résume n’est plus alors celui de Louise Michel – progressiste, émancipateur, féministe – mais la face ricanante et lunaire de Marinus van der Lubbe, l’irresponsable Érostrate, imbécile et gauchiste, de cet autre incendie du Parlement que fut, dans la nuit du 27 au 28 février 1933, le brûlement du Reichstag – si commode aux nazis pour faire accepter à la droite révulsée, en la personne du maréchal von Hindenburg, la suppression des dernières libertés germaniques par la Reichstagsbrandverordnung : la funeste « ordonnance de l’incendie du Reichstag ».
L’incendie vénitien
Alors tableau de gauche, tableau de droite ? Peut-être un détour par une œuvre de Francesco Guardi pourra-t-il éclairer cette alternative.
L’Incendie de San Marcuola représente en effet celui d’un dépôt d’huile à Venise, qui, survenu dans la nuit du 28 novembre 1789, ravagea tout un quartier de la ville. Les ressemblances du tableau de Turner avec celui qu’a peint Guardi sont évidentes, et elles ne s’arrêtent pas au sujet qui leur est commun ; elles englobent encore son traitement. Ressemblances purement picturales, tout d’abord : à Venise comme à Londres, on est devant un brasier, et énorme, qui tend à envahir toute la surface de l’œuvre.

Fr. Guardi, Incendie de San Marcuola, circa 1790, huile sur toile, 42,5 x 62,2 cm, Ancienne Pinacothèque (Munich).
Chez Guardi comme chez Turner, par ailleurs, ce spectacle nocturne est contemplé, au premier plan de la toile, par une foule qui, là aussi, est constituée de tout petits personnages, qu’on voit de dos comme dans L’Incendie du Parlement, et qui apparaissent, à San Marcuola comme à Westminster, écrasés par l’événement, impuissants face à lui, et égaux dans l’impuissance – au plus y sont-ils un peu plus colorés, et moins indistincts, que la foule uniformément noire de Turner.
D’autre part, entre l’incendie et eux, il y a dans les deux œuvres une étendue d’eau, chez l’Anglais la Tamise, chez le Vénitien un canal. Mais il s’agit d’une eau qui est quasiment en feu : chez Turner, cet effet résulte du reflet des flammes sur la rivière ; chez Guardi, c’est l’huile du dépôt embrasé qui brûle sur le canal, au point que ce canal, on le devine en fait plutôt qu’on ne le voit, entre les spectateurs du désastre et ce qui se consume sur l’autre rive.
Mais les ressemblances symboliques ne sont pas moindres que celles qui sautent aux yeux, car l’Incendie de San Marcuola peut être lu comme une métaphore de la mort de la Sérénissime, de même que L’Incendie du Parlement comme celle de la fin de l’Ancien Régime anglais. Certes, Guardi l’a peint avant l’événement qu’il emblématise, et Turner après. Mais cette objection n’a guère de poids, parce qu’en novembre 1789, quand brûla San Marcuola (et le tableau de Guardi date par surcroît de l’année suivante), les jeux étaient déjà faits : l’effondrement du contrat social français avait été consommé dès le mois de juin, et ses conséquences européennes avaient été dès lors largement prévisibles, y inclus la menace qu’elles devaient constituer pour la survie de Venise.
Il n’est du reste, pour achever de s’en convaincre, que de penser à l’extraordinaire prescience politique dont témoignent à la même époque les œuvres réalisées entre 1791 et 1793 par Giandomenico Tiepolo (qui était d’ailleurs un neveu de Guardi). Dans Le Nouveau Monde, par exemple, tout est pratiquement dit dès le titre, car cette nouveauté qui s’annonçait ne pouvait rien augurer de très bon pour la millénaire République, dont l’ambassadeur en France déclarait au même moment que le principe de son gouvernement était de s’opposer à toute innovation. Encore est-il que, dans ce tableau aussi, on trouve une foule vue de dos, qui, cette fois-ci, regarde une lanterne magique, dans laquelle on a le droit de reconnaître comme la première manifestation du kaléidoscope contemporain des images – tout ce qui reste, quand sont mortes les grandes traditions picturales ? C’était en tout cas comme cela que Marc Fumaroli comprenait l’intérêt de Chateaubriand, quelques années plus tard, pour les panoramas [4].
Mais que dire des Polichinelles de la Ca’Rezzonico, où la Sérénissime est en fait réduite au rang de ce personnage bossu, contrefait et masqué qui hantait ses carnavals, et que ses partenaires font sauter – comme Bonaparte et l’Autriche s’entendirent à le faire de l’État vénitien, lors du traité de Campo Formio ? La signature de celui-ci entraîna, en 1797, la mort de la République ; Guardi, en 1793, ne l’avait précédée dans la tombe que de quatre ans.
Turner s’est rendu à Venise plusieurs fois, en 1819, 1833 et 1840. Du choc culturel qu’il y vécut, son œuvre témoigne abondamment, ne serait-ce que par son Canaletto peignant, de 1833 : date qui nous intéresse évidemment, parce qu’elle devance de très peu L’Incendie du Parlement. Mais Turner a-t-il vu à Venise l’Incendie de San Marcuola ? En plus de tous les points de contact que je viens de relever entre les deux toiles, et qui autorisent à le penser, un autre indice en serait peut-être à chercher dans l’existence de deux tableaux attribués à Guardi sur le même sujet, comme L’Incendie du Parlement en a inspiré deux aussi à Turner : l’un à l’Ancienne Pinacothèque de Munich, l’autre aujourd’hui aux galeries de l’Académie, à Venise – mais il est vrai que des spécialistes n’y voient qu’une copie du premier, qu’il faudrait attribuer à Giacomo Guardi, fils de Francesco.
Toutefois, plus suggestive encore est peut-être à cet égard la tradition qui rapporte que Turner a assisté à L’Incendie du Parlement à bord d’un bateau sur la Tamise, c’est-à-dire d’un point où il était placé entre le feu et la foule : pourquoi diable aurait-il alors choisi de peindre son tableau d’une perspective située derrière celle-ci, si ce n’était pour rivaliser davantage encore avec celui qu’avait exécuté Guardi ?
Le rapprochement de Venise et de l’Angleterre était d’ailleurs un lieu commun du temps, primitivement mis à la mode par Byron dans Childe Harold et, pour tout dire, non dépourvu de justifications. Il s’agissait de deux thalassocraties et de deux aristocraties, en force de quoi il n’était pas illégitime de se dire que le destin de l’une – après la puissance, le déclin, puis la chute – pourrait bien être, si éclatante que fût alors sa prospérité, le destin de l’autre : et donc une espèce de triomphe de la mort ?
Un pont entre les deux rives
Mais en rester là serait négliger, entre L’Incendie du Parlement et celui de San Marcuola, des différences qui font sens, et au vu desquelles il n’est pas contestable que le tableau de Guardi est infiniment plus sinistre que celui de Turner. La première est que, chez lui, l’incendie ne dégage pas de lumière. Le ciel de San Marcuola est d’un noir écrasant, là où celui de Turner est illuminé, irradiant. L’incendie de Venise produit essentiellement de la fumée ; il n’aboutit à rien d’autre qu’à rendre l’obscurité plus suffocante. D’autre part, alors que toute la pensée politique européenne avait fait de la Sérénissime le modèle le plus abouti de l’aristocratie, il n’est même plus, dans la toile de Guardi, où ne brûlent que des bicoques, aucun bâtiment qui symbolise précisément le régime politique vénitien : on a désormais seulement la foule, et les Ténèbres.
Enfin, il est un autre élément absolument essentiel dans le tableau de Turner, dont l’absence dans celui de Guardi est d’autant plus frappante qu’il était en fait presque aussi caractéristique des vues de Venise que pouvait l’être la gondole – je veux dire le pont. Or cette absence est logique à un double titre, et d’abord parce que la fonction d’un pont est d’unir deux bords opposés : comme, dans l’Incendie de San Marcuola, il n’y a plus que la foule, il n’y a donc plus rien qui en diffère à quoi la relier. Mais on peut encore avancer d’un pas, si l’on observe que, d’un point de vue politique, puisque la fonction du pont est justement de permettre la communication entre deux bords séparés, elle est éminemment centriste, et que cela aussi consonne avec la conception de l’aristocratie traditionnellement développée par la réflexion politique classique, qui, depuis Hérodote, Platon et Aristote, la définissait, en sa qualité de gouvernement de quelques-uns, comme le régime naturellement intermédiaire entre la monarchie, gouvernement d’un seul, et la démocratie, gouvernement de tous. Or, si l’on admet que l’Incendie de San Marcuola parle de la mort de Venise, et donc d’abord de celle de son régime aristocratique, alors il est logique, sous cet angle également, que tout pont en ait disparu.
Et cela permet de saisir par contraste l’importance cruciale que revêt, dans le tableau de Turner, le pont de Westminster. La place qu’il occupe sur la toile est énorme, ou, pour mieux dire, démesurée : le quart de sa surface, peut-être, mais on n’exagérerait pas à dire qu’il domine largement toute la moitié droite de l’œuvre. L’impression de solidité qu’il dégage forme d’autre part l’antithèse la plus saisissante avec l’incendie lui-même : il est massif, puissant, fortement structuré ; il constitue sans conteste la forme la plus distincte de l’ensemble. On ne saurait donc exclure qu’il représente l’espoir d’une communication possible entre la rive de la démocratie et celle de l’aristocratie, d’autant que, cette fonction de synthèse, il l’assume déjà sur le plan stylistique.
Dans un essai célèbre [5], Panofsky a établi que, depuis ses origines antiques et médiévales, l’art anglais repose sur l’union permanente en lui de la rigueur romaine – vitruvienne, palladienne, géométrique, orthogonale – et de la fantaisie celtique, adepte du mouvement, de l’élan, de la couleur, de la dissolution des formes. Or, ce que Turner montre ici de Westminster Bridge en est typique : d’un côté, ses arches sont romanes, et la majesté de l’espèce de façade qu’il offre aux regards évoque celle de ces murs de scène des théâtres romains dont Rilke a déploré la disparition dans les nôtres ; mais ces formes puissantes sont elles-mêmes, du fait de l’incendie et de ses fulgurances, et du caractère nocturne de la scène, gagnées par un certain processus de dissolution. Cette synthèse, d’autre part, se réalise également dans le coloris, car, entre l’or de l’aristocratie flamboyante et la noirceur de l’indistincte foule démocratique, le pont, gagné d’un côté par le reflet doré de l’incendie, alors que de l’autre il vire presque au blanc, au point de devenir pratiquement source de lumière lui-même, le pont est d’un superbe gris. Ce serait le moment, si la gravité propre à Clio ne proscrivait rigoureusement l’emploi, parmi ses moyens légitimes, de l’inadmissible jeu de mots, de rappeler que le cabinet qui avait fait passer la réforme électorale de 1832, et qui, par son recrutement, fut le plus aristocratique du siècle, avait été présidé par Lord Grey.
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Ainsi L’Incendie du Parlement peut-il bel et bien soutenir non pas une, mais trois lectures politiques différentes : une de gauche ; une de droite ; mais aussi une centriste, au fond confiante dans la capacité de la tradition politique anglaise – peut-être parce qu’elle est fondamentalement empirique ? – à prendre les virages devenus nécessaires, mais à ne rompre pas.