Il n’existait pas de Dictionnaire Tocqueville. Après avoir consacré quarante années d’étude à l’auteur de la Démocratie en Amérique (1835 et 1840), Jean-Louis Benoît comble fort utilement cette lacune éditoriale. Depuis son Tocqueville moraliste (2004), l’auteur nous a habitués à réfléchir non seulement sur l’ensemble du corpus tocquevillien mais encore à considérer l’importance de l’héritage culturel et idéologique qui a forgé sa pensÃ
Tocqueville en dictionnaire
Il n’existait pas de Dictionnaire Tocqueville. Après avoir consacré quarante années d’étude à l’auteur de la Démocratie en Amérique (1835 et 1840), Jean-Louis Benoît comble fort utilement cette lacune éditoriale.
Depuis son Tocqueville moraliste (2004), l’auteur nous a habitués à réfléchir non seulement sur l’ensemble du corpus tocquevillien mais encore à considérer l’importance de l’héritage culturel et idéologique qui a forgé sa pensée et inspiré son action politique. Cet ouvrage fait donc une large place à l’entourage familial si complexe de Tocqueville : Malesherbes, Janus Bifrons, protecteur des philosophes, véritable responsable de l’édition de L’Encyclopédie avant d’être le défenseur de Louis XVI et condamné à l’échafaud avec cinq des siens ; un entourage familial composé de maistriens et d’ultras. Un père légitimiste pur et dur mais conscient du mouvement de l’Histoire, préfet pendant toute la Restauration auprès duquel Alexis passe trois ans, seul à seul, à la préfecture de Metz où il acquiert toutes les assises de sa connaissance du politique.
Ce dictionnaire replace également Tocqueville dans son « moment politique ». Ses relations avec Thiers, Lamartine, Guizot ou encore Barrot sont finement analysées. Concernant les deux figures majeures du souverain, Louis-Philippe et Louis-Napoléon, Jean-Louis Benoît choisit, après une présentation synthétique, de donner aux lecteurs le texte de Tocqueville lui-même.
Au-delà , Jean-Louis Benoît décide d’éclairer les principaux textes, analyses et concepts tocquevilliens. Par exemple, concernant la Providence, nombre de commentateurs font de Tocqueville un disciple de Bossuet ou de Joseph de Maistre alors que son utilisation du terme relève de la stratégie argumentative : s’il reprend cette terminologie, c’est pour mieux retourner l’argumentation et prouver à ceux de sa caste que, si Providence il y a, depuis huit siècles elle mène continument à la démocratie.
Jean-Louis Benoît rappelle ainsi le point fort de l’alternative désormais inéluctable des régimes à venir dans le monde moderne : démocratie ou despotisme. Situation d’autant plus redoutable que la démocratie peut elle-même devenir despotique ou y mener, par le choix de citoyens lassés de la démocratie, ou par la prise du pouvoir d’un despote, militaire ou non, bénéficiant d’un large consensus populaire. En ce sens, les démocratures d’aujourd’hui ne sont que la réalisation d’une dérive contre laquelle Tocqueville mettait son lecteur en garde.
Mais le plus grand mérite de ce Dictionnaire Tocqueville réside dans le dévoilement de thèmes essentiels qui étaient jusqu’à présent passés sous silence. Ainsi, dans la seconde Démocratie, Tocqueville consacre cinq chapitres à la question de la guerre et des armées dont personne n’a relevé l’importance. Tocqueville établit notamment que le lien entre la démocratie et l’armée est capital.
Quant à l’analyse de la société, l’auteur met en évidence les rapports entre les individus, le pouvoir politique et la religion chez Tocqueville. La religion est nécessaire au citoyen comme à l’État selon Tocqueville. Pour autant, il pense que son influence politique est d’autant plus forte qu’elle s’abstient de prendre part au jeu des institutions politiques. Tocqueville affirme que, pour éviter les errances, la religion doit impérativement distinguer le domaine du dogme – qui est fixe – du domaine sociologique (celui de l’inscription de la religion dans la société de son temps).
Jean-Louis Benoît rend compte également de l’approche sociopolitique tocquevillienne sur la société de son temps : les rapports hommes-femmes, ceux des maîtres et des serviteurs, la relation entre la littérature et les mÅ“urs… Les problèmes capitaux abordés par Tocqueville dans son rapport sur l’abolition de l’esclavage sont aussi analysés, comme ceux qui sont liés à la dénonciation des théories de l’Essai sur l’inégalité des races humaines (1853) d’Arthur de Gobineau. Tocqueville dénonce avec force le « génocide » des Indiens : la « dissolution » du peuple indien ne relève pas d’un quelconque accident historique à ses yeux mais bien d’un processus politique délibérément décidé et qui doit aller jusqu’à son terme. Les pages que Tocqueville consacre à la « déportation » des Indiens dans le chapitre X de la Démocratie sont composées comme une véritable plaidoirie d’avocat.
Ce Dictionnaire Tocqueville revient aussi sur la vision de Tocqueville sur la colonisation algérienne. L’auteur démontre que la présentation d’une seule pièce de « la position de Tocqueville sur l’Algérie » est un non-sens absolu puisque, de 1830 à 1847, cette position ne cesse d’évoluer en fonction de la situation politique. Initialement partisan de l’établissement de deux implantations militaires fortes sur la côte, il finit par condamner vigoureusement les exactions d’une armée qui n’est pas faite pour l’occupation d’une terre et les errances d’une administration tout aussi incapable d’organiser et de gérer la colonisation. En 1847, Tocqueville considère que la cohabitation durable entre les deux populations n’est guère envisageable. La politique de la France à l’égard des Algériens doit être profondément réformée, faute de quoi l’aventure se terminera dans un bain de sang et « l’un des deux peuples devrait mourir. »
Enfin, Jean-Louis Benoît procure au lecteur des analyses précises et profondes sur les éléments cardinaux de la problématique tocquevillienne : l’intérêt bien entendu, l’individualisme démocratique, ou encore la dialectique classe/caste.
Ce Dictionnaire Tocqueville nous donne, d’une façon vivante et très agréable à lire, des clés qui permettent d’entrer dans la pensée de l’analyste politique majeur de la démocratie moderne, une pensée qui demeure d’une parfaite actualité.
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