Brice Couturier a accompli, me semble-t-il, un travail de recherche d’une grande qualité sur les problèmes auxquels est aujourd’hui confrontée la discipline historique aux États-Unis. Mais les préjugés dont il fait preuve et le sentiment de supériorité qui émane de son article me paraissent dérangeants. En particulier, je ne partage pas son point de vue sur le présentisme, et ne souscris ni à ses moqueries relatives à l’accent mis par les Américains sur le genre et la race, ni aux raisons qu’il avance pour expliquer le déclin de l’étude de l’histoire à l’Université.
Diplômée de Sciences Po (DEA) et de Harvard (PhD), j’ai eu le plaisir de donner un cours d’historiographie pendant trente-cinq ans dans plusieurs universités, à New York et dans la baie de San Francisco (je suis aujourd’hui professeur d’histoire européenne à l’université d’État de Californie, à San José). Il me semble que les historiens devraient toujours s’efforcer d’être objectifs, mais qu’ils sont nécessairement présentistes, même lorsqu’ils prétendent ne pas l’être. Après tout, l’une des raisons pour lesquelles l’histoire continue d’évoluer en tant que discipline est que les historiens posent des questions sur le passé et que ces questions sont autant de produits du présent. Marc Bloch a insisté sur cette approche dans son formidable livre Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien, écrit peu avant son exécution en 1944 par les nazis. Si chaque génération ne posait pas des questions différentes des précédentes, la discipline historique mourrait !
Contrairement à Brice Couturier, je suis convaincue que l’étude du genre est cruciale pour notre profession. Auteur d’une biographie en trois volumes consacrée à Auguste Comte1, je suis parvenue à des conclusions différentes de celles des historiens de sexe masculin qui s’étaient intéressés avant moi au rapport que le philosophe entretenait aux femmes, parce que j’en suis moi-même une et parce que la fin du xxe siècle a problématisé la question du genre. Il se trouve que j’enseigne également l’histoire des femmes en Europe ; grâce à mes connaissances dans ce domaine et aux documents auxquels m’a permis d’accéder la Maison d’Auguste Comte à Paris, j’ai été la première universitaire à remettre en question le « fait » que sa femme était une prostituée. Lorsque Comte idéalise une jeune femme – Clotilde de Vaux, qu’il rencontre après s’être séparé de Caroline Massin en 1842 – et en fait sa muse angélique, la pensée binaire du xixe siècle le conduit à considérer son épouse, qu’il déteste, comme le mal incarné ; or pouvait-il y avoir pire espèce de femme qu’une prostituée ? Rien ne prouvait que sa femme eût exercé le « plus vieux métier du monde », mais cela n’a pas empêché les historiens de prendre l’allégation de Comte pour argent comptant, parce qu’elle rendait leur histoire beaucoup plus intéressante et qu’elle présentait le philosophe, bienfaiteur d’une malheureuse qui avait échappé grâce à lui à la police et à la prison, sous un jour particulièrement sympathique.
Cela étant dit, Brice Couturier, à la suite de James Sweet, a sans doute raison d’affirmer que notre obsession contemporaine du genre, de la race et de la classe est allée trop loin. Si l’Université tout entière en arrivait à penser qu’il n’existe pas de question historique qui n’ait trait à l’identité, je ne pourrais pas étudier Comte, sous le triple prétexte que je ne suis pas française, que je ne suis pas un homme et que je ne suis pas conservatrice ! De même, mon ancienne étudiante préférée, d’origine asiatique, ne pourrait pas continuer à enseigner l’histoire de l’Afrique dans une grande université. L’empathie et l’imagination, qui sont des outils cruciaux pour les historiens, ont bel et bien tendance à être sous-estimées aujourd’hui.
Comme le suggère Brice Couturier, les étudiants américains s’intéressent (trop !) à la question de l’identité, et ils trouvent à ce sujet les Français un peu aveugles. Au printemps dernier, dans le cadre de mon cours consacré à l’histoire des femmes, nous avons discuté des réfugiés musulmans et africains en France et de la controverse sur le port du voile. Un étudiant a été choqué de découvrir que les Français ne collectaient pas de statistiques ethniques, et ce au nom des principes de l’universalisme. Il voulait savoir si les étudiants français utilisaient des épithètes telles que « Français africain » ou « Français musulman » (correspondant à nos « Afro-Américains » et à nos « Américains musulmans »). Je lui ai expliqué que les Français préfèrent ne pas penser à la différence, alors que nous, Américains, avons tendance à mieux accepter que notre nation soit composée de différents groupes ethniques et d’immigrés, parce qu’ils font partie de notre héritage depuis le xviie siècle. Les Européens sont encore en train d’ajuster leur définition de la nation pour y inclure des individus venus d’autres continents. J’ai pris l’exemple des Danois, qui ont du mal à accepter que les enfants d’Africains aient la même nationalité qu’eux.
Quoi qu’il en soit, depuis une vingtaine d’années, en particulier à mesure que la société américaine devient de plus en plus inégale et de moins en moins blanche, les étudiants américains s’inquiètent, à juste titre, de leur place dans la société.
Brice Couturier fait référence dans son article au retrait récent, aux États-Unis, de statues représentant des généraux sudistes. Je comprends la raison pour laquelle ces statues ont été déboulonnées ; rappelons qu’elles avaient été érigées par des groupes racistes amers dans les années 1920 pour que les Noirs se sentent mal à l’aise et rejetés. L’auteur devrait en apprendre davantage sur le racisme qui sévit dans notre pays. Un récent manuel scolaire édité au Texas qualifiait les esclaves de simples « travailleurs » amenés aux États-Unis pour travailler dans les plantations. Aujourd’hui, en Floride, les élèves apprennent que les esclaves ont acquis des « compétences utiles ». On ne peut pas reprocher aux Noirs de vouloir remettre en question les souvenirs visuels et textuels d’un passé douloureux qui n’est toujours pas reconnu à sa juste valeur.
Brice Couturier craint également que les élèves ne s’intéressent qu’à l’histoire du xxe siècle. Je sais qu’ils se passionnent pour l’étude des guerres mondiales, ô combien fascinantes. Sans doute expliquent-elles en priorité leur intérêt pour le siècle dernier. Mais je sais aussi que les cours les plus populaires au sein de notre département sont ceux d’histoire médiévale et d’histoire romaine. Il est difficile d’expliquer les goûts des gens.
La dernière page de l’article de Brice Couturier est pleine d’idées fausses. Il affirme que les historiens américains ne se soucient plus des sources. C’est tout simplement faux. Dans tous nos cours, nous enseignons l’importance des documents. Il défend également les grands récits historiques. Cependant, ces derniers sont souvent faibles d’un point de vue conceptuel et ont des allures de « plaidoyer » – cette advocacy qu’abhorre précisément Brice Couturier. Il apprécie Niall Ferguson, dont l’ouvrage The West and The Rest défend pourtant la supériorité de la civilisation occidentale, selon un point de vue que les Chinois et les Indiens ne manqueraient pas d’attaquer. En outre, il affirme que le thème de la causalité est mort. C’est ridicule : elle a juste été complétée par une recherche de sens.
L’une des autres préoccupations exprimées par l’auteur concerne le triomphe de l’histoire culturelle et sociale au détriment prétendu de l’histoire politique et militaire. Mais il faut lui rappeler qu’on ne peut pas faire de l’histoire culturelle et sociale sans faire de l’histoire politique. L’histoire militaire est toujours un sujet populaire, et, aujourd’hui, elle est de surcroît sociale et culturelle. J’ai récemment rédigé un article sur la réaction du gouvernement soviétique au retour des soldats avec le butin allemand lors de la Seconde Guerre mondiale2 : ce butin devait-il être considéré comme un trophée, comme un exemple des excès du capitalisme occidental ou bien comme un rappel de l’incapacité du gouvernement à assurer à sa population une vie décente ? Ce type d’histoire militaire est bien plus riche que le récit de la logistique d’une bataille.
Brice Couturier se moque par ailleurs d’autres études, comme celle du tourisme en France. C’est un sujet passionnant, qui associe l’étude de l’histoire économique et de la politique gouvernementale qui le promeut. On peut même le relier à l’histoire militaire, puisque le tourisme a permis de visiter des sites comme les faubourgs de Paris après la guerre franco-prussienne, ou Stalingrad après 1942. Lorsque j’ai suivi le cours de Pierre Nora sur la notion de best-seller à l’École des hautes études en 1984, nous avons étudié Le Tour de la France par deux enfants (1877), qui traite en apparence du tourisme, mais dont le sujet véritable est celui du nationalisme dans la France de la fin du xixe siècle. Les Français excellent dans ce genre d’études sur des sujets soi-disant marginaux. Nous, les Américains, l’avons appris de vous !
Brice Couturier s’inquiète de la mort de l’histoire en tant que discipline à cause de la polarisation de la société. À cause de Foucault, nous voyons le pouvoir partout, et tout nous semble matière à contestation. Mais la polarisation devrait accroître l’intérêt pour l’histoire, comme ce fut le cas lors de la Réforme, lorsque les catholiques et les protestants cherchaient dans le passé la preuve que leur religion était « la bonne ». L’histoire est peut-être en train de mourir, mais pour d’autres raisons. L’une d’entre elles est que les étudiants qui se spécialisent en histoire peinent à trouver un emploi et ne gagnent pas autant – du moins au début – que les étudiants en informatique. Dans le passé, les étudiants en histoire devenaient avocats, journalistes et enseignants. Aujourd’hui, les avocats ont mauvaise réputation, le journalisme est mort et les étudiants ne veulent pas devenir des professeurs de lycée mal payés et peu respectés, alors que dans certains États, comme la Floride, on leur dit ce qu’ils doivent enseigner et qu’ils ne sont pas autorisés à dire quoi que ce soit qui critique les États-Unis ! De nombreux étudiants de nos universités sont des enfants d’immigrés ou viennent de familles qui ont des difficultés financières. Nos universités coûtent des dizaines de milliers de dollars et les familles veulent que leurs enfants puissent trouver un emploi et rembourser cette dette. Une fois de plus, une spécialisation en histoire n’est pas considérée comme un moyen d’accéder à l’aisance financière.
Un autre facteur explicatif du manque d’intérêt pour la discipline historique est que les étudiants doivent lire beaucoup, alors qu’ils détestent lire aujourd’hui. Ils n’ont aucune capacité d’attention !
Enfin, la droite s’efforce de décourager l’enseignement des sciences humaines, car les professeurs y ont tendance à critiquer l’establishment. De plus en plus de départements se réduisent à cause du manque d’étudiants et des pressions politiques. Nous venons, par exemple, de perdre une spécialiste de la révolution américaine et ne pouvons la remplacer parce qu’il n’y a « pas assez » de diplômés en histoire dans notre université.
En somme, il est très inquiétant, comme le souligne Brice Couturier, que nous soyons en danger d’« amnésie historique ». Et, à ce problème, il n’y a pas de solution simple.