Faire une biographie de Brejnev semble relever de la gageure. Quand on évoque le personnage, on se rappelle le vieillard bataillant avec son dentier, lisant d’une voix pâteuse d’interminables discours en langue de bois. Ceux qui ont connu l’URSS de ces années se souviennent des innombrables blagues dont le gensek (secrétaire général) faisait l’objet, contrastant avec l’ennui pesant qui se dégageait de ce « c
Qui était Brejnev ?
Faire une biographie de Brejnev semble relever de la gageure. Quand on évoque le personnage, on se rappelle le vieillard bataillant avec son dentier, lisant d’une voix pâteuse d’interminables discours en langue de bois. Ceux qui ont connu l’URSS de ces années se souviennent des innombrables blagues dont le gensek (secrétaire général) faisait l’objet, contrastant avec l’ennui pesant qui se dégageait de ce « culte de la personnalité sans personnalité », comme on ironisait en URSS. André Kozovoï a d’abord le mérite d’avoir écrit sur le sujet un livre attrayant, rédigé d’une plume alerte, empreint de l’humour particulier qui fleurissait dans cette URSS tardive. Il a aussi le mérite de nous éclairer sur une époque somme toute mal connue de l’histoire de l’URSS, injustement négligée jusqu’ici. Mais commençons par ce que nous apprenons du personnage.
Brejnev est avant tout un rescapé, comme toute sa génération. C’est un pur produit du stalinisme tardif. Il a participé à la collectivisation, purgé tant et plus sous Staline, et en Ukraine de surcroît, où les épurations sont particulièrement féroces, il a soviétisé les Carpates par le fer et le feu, et s’est hissé dans la hiérarchie du parti grâce à la terreur. Comme tous les survivants, il a dû son salut à un flair politique peu commun, captant à tout instant les oscillations de la ligne du parti, trahissant à temps ses protecteurs de la veille quand l’ombre de la disgrâce commence à les effleurer, évitant de se faire inutilement des ennemis en adoptant le masque d’une jovialité affichée, hurlant avec les loups quand il le faut, mais sans acharnement excessif, car même dans ce domaine il vaut mieux ne pas trop se faire remarquer ; sachant accrocher son wagon au favori du moment pour profiter de son ascension, quitte à le piétiner quand le vent se retourne contre lui ; sachant passer pour un idiot pour se propulser vers les cimes, sans négliger l’art des maladies diplomatiques, lorsque l’issue des affrontements au sein du parti n’est pas encore claire et qu’existe le risque de miser sur le mauvais cheval (Brejnev se fera porter pâle après la mort de Staline, au printemps 1953, et au moment de l’affaire du « groupe antiparti » en 1957, lorsque le sort de Khrouchtchev, son protecteur, affrontant une rébellion des vétérans du Politburo, semble suspendu à un fil). Faire carrière sous Staline implique un stress permanent. Certes les places se libèrent vite, mais la joie d’hériter du bureau et de la datcha d’un fonctionnaire qui vient d’être fusillé est fortement entachée par l’angoisse de connaître le même sort. Fumeur invétéré, Brejnev est insomniaque et il développe une dépendance aux somnifères dès cette époque. Les séquelles de la dure école stalinienne ne sont pas seulement physiques. Les « cadres staliniens » sortis de ce moule se distinguent aussi par une totale atrophie du sens moral, dissimulée sous une hypocrisie de tous les instants et une sentimentalité dégoulinante. Sous leurs dehors bon enfant, ce sont des fauves toujours prêts à se dévorer entre eux. Kozovoï donne mille exemples de ces luttes de bouledogues sous le tapis, selon l’expression de Churchill.
Son livre nous permet de mieux comprendre comment fonctionnait le cercle dirigeant soviétique. Une fois Khrouchtchev au pouvoir, il s’éloigne de son poulain. À ses différents postes, Brejnev doit subir sa muflerie et ses caprices en faisant bonne figure, attendant son heure. Khrouchtchev ne songe nullement à lui pour sa succession : « N’importe qui, sauf cet imbécile ! Même Souslov ferait mieux », a-t-il coutume de dire, ce qui revient bien sûr aux oreilles de l’intéressé. Mais Khrouchtchev commet la même erreur que Staline, il annonce son intention de promouvoir des jeunes en évinçant la vieille garde. Du coup les pleutres font bloc et renversent le vieux Nikita en octobre 1964. Une fois de plus, Brejnev hurle avec les loups, accable son ancien chef en se drapant dans la belle hypocrisie communiste : « Je ne peux transiger avec ma conscience. Vous n’avez rien fait pour prévenir le retour du culte de la personnalité… » Enfin parvenu dans le fauteuil du gensek, Brejnev, choisi par ses collègues pour son aspect inoffensif et son caractère apparemment malléable, va manœuvrer en bon disciple de Staline pour parquer sur des voies de garage tous les rivaux potentiels qui pourraient menacer sa position. Il louvoiera entre les nationalistes néostaliniens du clan Chelepine et les partisans du dégel nombreux dans l’intelligentsia, donnant des gages aux uns et aux autres, mais évitant de s’aligner sur un camp.
Kozovoï confirme ce que les études sur le régime stalinien avaient déjà montré, l’importance des clans, et notamment des clans régionaux. Rien d’étonnant à cela : le système communiste étant désinstitutionnalisé, le pouvoir s’organise en réseaux informels, chaque notable ayant sa clientèle de protégés qui s’élèvent avec lui quand il progresse dans le cursus honorum, et qui tombent avec lui si par malheur il est démasqué comme « ennemi du peuple ». On ne peut toutefois comparer cette relation à un lien féodal. Certes ces réseaux sont soudés par la terreur ; mais le client n’hésitera pas à accuser son protecteur s’il le sent vaciller, et le protecteur n’hésitera pas à se défausser sur ses subordonnés si le parti lui découvre des « insuffisances ».
Tout au long de son évocation de la politique étrangère de Brejnev, Kozovoï illustre l’étroite imbrication de cette dernière avec les rivalités au sein du cercle dirigeant. Brejnev ne connaît rien à la politique étrangère quand il arrive au faîte du pouvoir. Mais les pratiques et les orientations léninistes qu’il a totalement intériorisées même s’il n’a rien d’un doctrinaire, le rude apprentissage durant les années Staline feront de lui un diplomate efficace tant que les infirmités de la vieillesse ne l’auront pas diminué. Les procédés de la diplomatie soviétique sous Staline se retrouvent intégralement chez Brejnev : alternance de chaud et de froid, menaces à peine voilées, dérapages contrôlés, volonté d’abaisser et de désarçonner l’interlocuteur, mensonge impudent et fausse sincérité, et surtout, incroyable persévérance dans la poursuite de objectifs. Les contours de sa politique étrangère s’inscrivent parfaitement dans le projet lénino-stalinien : jouer sur les contradictions entre les impérialistes, chasser les Américains d’Europe, « ébranler l’OTAN » en « sapant la foi dans les Américains », comme le dit Brejnev lui-même, s’attaquer à l’OTAN par son maillon faible (la France qui en 1966 va permettre de « tailler une brèche dans le capitalisme international »), prendre aux capitalistes les financements et les technologies dont l’URSS a besoin, notamment pour développer ses armements, en ciblant particulièrement l’Allemagne. Brejnev se fait entourer de spécialistes des relations internationales et il est bien briefé. Il sait par exemple qu’il faut prendre les Français par leur vanité nationale et fait vibrer à fond de la corde francophone. Lors de son séjour en France en 1971, il déclare à Léon Zitrone : « J’ai étudié le français qui était une langue obligatoire à l’école secondaire. J’ai alors fait la connaissance d’une enseignante exceptionnelle, dont j’ai gardé d’impérissables souvenirs1. » Pas dans notre langue en tous cas, puisque Brejnev ne savait pas un mot de français. En 1944 le même Brejnev, alors commissaire politique, écrivait à sa mère : « Ma terre natale me manque, maman. J’irai jusqu’à Paris, monterai à la tour Eiffel et cracherai sur toute2 ! » Toutes les belles paroles sur l’amitié franco-russe dont Brejnev régale ses interlocuteurs français ne l’empêchent pas d’écrire dans ses Carnets : « Il nous faut réfléchir à la question d’une collaboration plus poussée […] avec la RFA pour faire enrager la France3. » Avec l’Allemagne Brejnev va exploiter la culpabilité pour la Deuxième Guerre mondiale. Il essaie le chantage auprès de Willy Brandt : « Vous savez que vous n’avez pas que des amis dans votre parti4 », impliquant que sa survie politique dépend des coups de pouce en sa faveur que peut consentir Moscou. Le Kremlin voit d’un bon œil le rapprochement entre les deux Allemagnes, car la RDA peut jouer le rôle de pompe à technologie et crédits pour l’ensemble du bloc communiste : « Il serait bon qu’ils partagent leur expérience avec tous les autres pays socialistes pour que cela devienne notre bien commun5. » Même jeu sur la culpabilité avec l’infortuné Dubcek, « notre Sacha », auquel un Brejnev larmoyant reproche sa « trahison » (« Je t’ai défendu devant nos camarades, je disais que Sacha était un bon camarade malgré tout et toi tu nous as trahis ! »), tout en le faisant enlever après l’intervention soviétique : « Une fois chez nous, ils [les réformateurs tchèques] parleront d’une autre voix. S’ils ne comprennent toujours pas, on leur dictera6. »
Brejnev se lance dans la détente avec les États-Unis pour saper les positions de Kossyguine, qu’il jalouse et dont il se méfie. La détente avec les États-Unis sera le créneau qu’il occupera pour éliminer ce dernier de la scène politique. La détente en Europe sera pilotée par Andropov qui, rivalisant avec Gromyko, veut se positionner dans le domaine prestigieux de la politique étrangère. C’est Andropov qui mettra en place un « canal secret » avec Bonn court-circuitant les diplomates des deux côtés (cet aspect n’a malheureusement pas été creusé par l’auteur).
Ce qui frappe aussi dans le livre de Kozovoï, c’est la conviction des dirigeants soviétiques d’être en mesure d’influencer le résultat des élections dans les pays étrangers (malgré des échecs répétés). « Nous avons tout fait pour aider Brandt à se faire réélire », confie Brejnev à Pompidou7. Moscou verse plus de 10 millions de dollars pour faire réélire Indira Gandhi. Brejnev promet à Ford que Moscou « fera tout son possible » pour qu’il soit réélu8.
Ces détails relevés au fil du récit d’André Kozovoï ne permettent guère de se faire une idée de la richesse de l’ensemble. On peut toutefois regretter que cette biographie, qui par l’exemple de Brejnev et de sa famille, son fils alcoolique, sa fille nymphomane et poivrote, illustre au fond la dégradation de l’élite dirigeante soviétique, n’aborde guère les processus profonds à l’œuvre dans cette société pendant les années Brejnev : l’érosion totale de l’idéologie remplacée par un cynisme total et l’obsession de la consommation, la criminalisation de la société, l’émancipation lente de l’économie dans une zone grise qui ne cesse de s’étendre. En Brejnev convergent déjà la soif de pouvoir et la soif de richesse. Le jeune Poutine grandit dans ce climat à Leningrad et rêve comme des milliers de petits garçons de devenir soit une autorité criminelle pour rouler sur l’or, soit un espion pour tirer les ficelles dans les coulisses. L’URSS de Brejnev, le gensek lui-même, ont une face sombre qui n’apparaît pas assez dans le livre d’André Kozovoï.
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