Qui étaient vraiment Rudolf et Hedwig Höss ?

À propos de La Zone d’intérêt de Jonathan Glazer

Ce génocide que je ne saurais voir

Montrer l’extermination dans une chambre à gaz pendant la Seconde Guerre mondiale, c’est impossible. On se souvient peut-être de la polémique qui opposa Claude Lanzmann à Steven Spielberg lors de la sortie en 1993 de sa fameuse Liste de Schindler : Lanzmann, le réalisateur du plus grand film jamais tourné sur le génocide juif (Shoah, 1985), ne pardonnait pas à l’Américain d’avoir fait mine de filmer (même « pour de faux », puisqu’on comprend finalement que c’est une simple douche qui attend les victimes enfermées dans la chambre à gaz) les derniers instants de déportés. Lanzmann avait choisi, lui, une autre voie, bien plus profonde et originale : ranimer « sous nos yeux » les souvenirs des participants, parfois en leur faisant rejouer dans un cadre approprié ce qu’ils avaient vécu, comme dans le cas du coiffeur de Treblinka, Abraham Bomba.

Depuis Spielberg, aucun réalisateur ne s’est risqué à montrer l’« inmontrable », si ce n’est en 2015 le Hongrois László Nemes dans Le Fils de Saul. Jonathan Glazer ne s’y est pas risqué non plus : il ne montre pas l’extermination, mais plutôt la suggère, principalement par un travail complexe sur la bande-son (due à Mica Levi), où des bruits étranges évoquent de l’autre côté du mur de la maison du commandant du camp, Rudolf Höss, l’existence d’une immense machine à broyer de l’humain, des bruits qui créent, au milieu d’une nature estivale bucolique, une atmosphère angoissante. Un monstre semble tapi à côté, dont on entend seulement les énormes mâchoires qui grincent, un inimaginable Léviathan qui produit des colonnes de feu et de cendres. Jonathan Glazer y a ajouté des détails macabres, comme les déversements réguliers dans la rivière Sola (un affluent de la Vistule) de cendres avec des restes humains, ou ces dents en or (arrachées aux cadavres) qu’observe avec intérêt dans son lit le fils aîné des Höss la nuit venue.

Dans le film de Jonathan Glazer, tout ce qui a trait explicitement à l’énorme machine exterminatrice nazie est donc évacué, rejeté au-delà du mur du jardin (mur symbolique évidemment, puisqu’il matérialise la volonté de madame Höss de ne rien savoir des modalités pratiques de ce que les nazis désignaient comme la « solution finale »). On sait que le régime a tout fait pour effacer les traces de ses forfaits : les chambres à gaz et les crématoires ont été dynamités lors de l’agonie du IIIe Reich ; la chambre à gaz et le crématoire que l’on voit, nettoyés par les gardiennes du musée actuel à la fin du film de Glazer, ont été partiellement reconstitués après la guerre par les Polonais, dans le camp de base Auschwitz I.

La « zone d’intérêt » (autre terme du jargon nazi pour désigner « la région d’Auschwitz », en allemand Interessengebiet) n’est pas ici montrée dans sa globalité colossale ; cette zone intégrait en outre deux immenses annexes : Auschwitz II/Birkenau, où se pratiquait à l’échelle industrielle la mise à mort des victimes dans d’immenses chambres à gaz/crématoires, les survivants aux sélections s’entassant tout autour afin de servir de main-d’œuvre esclave ; et Auschwitz III/Monowitz-Buna, grand complexe consacré à l’exploitation industrielle d’autres esclaves, pour IG Farben notamment (c’est dans ce troisième camp que fut détenu Primo Levi).

 

La monstruosité adoucie

Si l’immensité de la « zone d’intérêt » n’est même pas suggérée, et si surtout rien n’est montré des mauvais traitements infligés aux déportés principalement juifs, jusqu’à leur atroce mise à mort, qu’est-ce que ce film donne à voir ? Principalement le portrait d’un couple criminel, Rudolf et Hedwig Höss, dont – circonstance aggravante – les motivations profondes ne sont que très sommairement suggérées. Il y avait pourtant beaucoup à dire sur Rudolf Höss (1901-1947), le commandant du camp d’Auschwitz, grâce à un témoignage exceptionnel : le mémoire (sorte d’autobiographie et de plaidoyer en forme parfois d’acte de contrition) qu’il écrivit sur les conseils de ses avocats dans sa prison à Varsovie en 1947, peu avant d’être pendu à Auschwitz (près de Cracovie) le 4 avril de cette même année.

C’est un document absolument captivant, où le personnage se raconte : déclarant avoir d’abord pensé dans son enfance à devenir prêtre, il décrit ensuite sa fascination pour la guerre (la Première Guerre mondiale, à laquelle il prit part à 17 ans, puis les corps francs). Il montre sa radicalisation à l’extrême droite (avec sa participation en 1923 à l’assassinat d’un instituteur communiste qui lui valut des années de prison). Il est sans ambiguïté sur son adhésion totale au national-socialisme et, dès 1934, sur appel personnel de Himmler, son intégration dans la SS, avec pour mission de contribuer à gérer l’effroyable système concentrationnaire mis en place par le IIIe Reich.

On découvre dans ce mémoire publié dès 1958 (sous le titre « Le commandant d’Auschwitz parle1 ») un nazi fanatique, d’une obéissance aveugle aux ordres reçus par sa hiérarchie, capable de dire :

Je n’avais pas à réfléchir ; j’avais à exécuter la consigne (…). Du moment que le Führer lui-même s’était décidé à une « solution finale du problème juif », un membre chevronné du parti national-socialiste n’avait pas de question à se poser, surtout lorsqu’il était un officier SS. « Führer, ordonne, nous te suivons » signifiait pour nous beaucoup plus qu’une simple formule, qu’un slogan. Pour nous, ces paroles avaient valeur d’engagement solennel.

Dans ce mémoire, il se révèle d’une totale insensibilité (le film rappelle que, pour les nazis comme pour les industriels de la firme d’Erfurt Topf und Söhne, qu’on voit dans le film, les déportés gazés n’étaient qu’un « chargement », Ladung en allemand), incapable de la moindre empathie pour ses « victimes » : il parle des Russes comme de sous-hommes prêts à se livrer entre eux au cannibalisme (en ne comprenant apparemment pas qu’ils en sont réduits à cette extrémité par la famine qu’il a lui-même organisée) ; pour lui, les tziganes sont de mœurs « peu évoluées » et ont gardé « leur nature enfantine ».

Il est violemment antisémite, déterminé à éliminer ce qu’il appelle « la juiverie », qu’il présente comme un facteur de corruption sociale, et semble incapable de penser que l’on puisse ne pas partager son jugement ; il décrit par exemple comment, dans les camps, les juifs réagissaient aux conditions d’internement « en appliquant des méthodes typiquement juives : ils soudoyaient les autres détenus. Ils avaient assez d’argent pour acheter n’importe quoi. En offrant de la charcuterie et des bonbons aux prisonniers désargentés, ils les trouvaient tout disposés à leur rendre service. Des kapos leur accordaient un travail plus facile, d’autres les employaient à l’infirmerie » ; « la majorité d’entre eux n’avaient pas la moindre habitude du travail manuel ».

Höss se voit seulement comme un fonctionnaire zélé, à la recherche de l’efficacité maximale dans la fonction (d’anéantissement !) qui lui a été attribuée (il se réjouit de la découverte du Zyklon B, façon de tuer à ses yeux « plus propre » : « Nous n’assisterions plus à ces “bains de sang” et jusqu’au dernier moment l’angoisse serait épargnée aux victimes »). Car il a tout vu de ses propres yeux :

Mes fonctions m’obligeaient à assister à tout le déroulement de l’opération. Jour et nuit, je devais être là pendant qu’on s’occupait à extraire les cadavres, à les brûler, à leur arracher leurs dents en or, à leur couper les cheveux (…). Il m’incombait même d’observer la mort à travers les lucarnes de la chambre à gaz.

Primo Levi l’a résumé ainsi : c’est « un homme vide, un idiot tranquille et empressé qui s’efforce d’accomplir avec le plus de soin possible les initiatives bestiales qu’on lui confie, et qui semble trouver dans cette obéissance un total assouvissement de ses doutes et de ses inquiétudes ».

Il a été suivi par Hedwig sa femme (1908-1989) : contrairement à ce que pourrait laisser croire le film de Jonathan Glazer, celle-ci n’avait (même si, elle, ne voyait pas tout) aucun doute sur les activités de son mari ; Rudolf Höss raconte ainsi leur rencontre à la fin des années 1920 (ils auront cinq enfants, dont la dernière, Annegret, est née à Auschwitz) :

Je rencontrais celle qui allait devenir ma femme : animée du même idéal (…). Notre attitude à l’égard de la vie était exactement la même ; nous nous complétions sous tous les rapports et notre confiance mutuelle n’avait pas de limites.

Après la mort de son mari, elle imposera le silence à tout le clan, défendant la mémoire du père présenté comme un soldat, SS honnête et officier victime de la justice des vainqueurs.

 

La Shoah n’est pas un drame bourgeois

Loin de la richesse et de la complexité du mémoire de 1947, le film de Jonathan Glazer se borne à décrire quelques mois de la vie du bourreau et de sa famille dans le courant de l’année 1943. C’était donc (le film l’annonce à la toute fin) avant l’extermination des 400 000 juifs hongrois au printemps 1944, qui amena le commandant d’Auschwitz, toujours soucieux de plus d’efficacité (ceci le film le montre bien) à se surpasser : notamment en faisant construire jusqu’ à proximité des crématoires une voie ferrée (passant sous le fameux portique d’entrée du camp) et une nouvelle rampe de débarquement pour ses futures victimes (on les voit pour de bon, ces malheureuses victimes, dans un exceptionnel document photographique miraculeusement préservé : l’Album d’Auschwitz2).

Le film de Jonathan Glazer fait complètement l’impasse sur deux aspects essentiels du régime nazi. Le premier est l’idéologie : comme l’a écrit Hannah Arendt, « les idéologies ne sont inoffensives, elles ne sont des opinions arbitraires que tant qu’on ne les prend pas au sérieux. Une fois prise au sens littéral leur prétention à une totale validité, celles-ci deviennent les centres de systèmes logiques où, comme dans les systèmes des paranoïaques, tout s’enchaîne de manière intelligente et même obligatoire dès lors qu’est acceptée la première prémisse3 ».

Le second aspect à peine effleuré dans ce film est la disparition totale de l’individu dans ce genre de régime (toujours selon Hannah Arendt) : « Le totalitarisme ne tend pas vers un règne despotique sur les hommes mais vers un système dans lequel les hommes sont superflus. » Au lieu de cela, La Zone d’intérêt met en scène une sorte de drame bourgeois, une vie de couple avec ses problèmes et ses joies. Madame se refuse à Monsieur, qui doit satisfaire ses besoins sexuels auprès de déportées ; Madame est fière de son petit « paradis » avec son beau jardin tout rempli de belles fleurs, et refuse de le quitter quand son mari (après de sombres trafics, évoqués dans le film quand il triture des billets de banque) est muté à Oranienburg ; la mère de Madame n’aime pas les odeurs, les cendres et les flammes qui sortent des crématoires voisins ; Monsieur, qui à la fin vomit (?), serait quand même un peu gêné aux entournures par ce que, malgré tout, il adore faire (tuer)…

L’acteur allemand Christian Friedel, qui interprète Rudolf Höss, apparaît bien peu méchant (le réalisateur a dû rajouter un plan, sans doute pour nous convaincre du contraire : on y voit la tête de Höss de profil, sur un fond de cendres et de cris inhumains). Comme si le réalisateur avait cherché, ad nauseam, à illustrer la thèse bien connue de la même Hannah Arendt sur la soi-disant « banalité du mal » (en réalité, le couple Höss et les cadres nazis qui nous sont montrés lors de différentes réunions étaient d’épouvantables et redoutables criminels en rien « banals »).

À la place de cela, Jonathan Glazer se complait dans un parti pris résolument esthétisant : écran noir de trois minutes au début ; bande-son dérangeante avec comme d’énormes borborygmes ; par contraste avec l’atrocité de la situation, lourde insistance sur les beautés de la nature environnante : dans le jardin des Höss (gros plans sur de magnifiques dahlias) et aux alentours (pèche dans la rivière Sola et les lacs environnants) ; étrange silhouette phosphorescente dans la nuit d’une adolescente polonaise censée cacher, sur les chantiers du camp, de la nourriture pour les détenus ; le pire peut-être : une certaine complaisance du réalisateur à montrer le « chic » nazi (uniformes bien sanglés, croix gammées, sauteries kitsch avec musique classique, petits fours – sans jeu de mots –, et champagne) !

Ce film (en course pour les Oscars) est-il vraiment à la hauteur de son sujet ?

Notes et références

  1. Le commandant d’Auschwitz parle (1958), traduit de l’allemand par C. de Grunwald, Julliard, 1959. L’écrivain français Robert Merle dès 1952, en exploitant les rapports d’expertise du psychologue américain qui a pu rencontrer Rudolf Höss lors de son arrestation en 1946, a publié d’autre part un livre best-seller toujours lu aujourd’hui : La mort est mon métier (qui a donné son nom à la version française d’un remarquable film de 1977 sur la vie de Rudolf Höss par Theodor Kotulla : Aus einem deutschen Leben).

  2. L’Album d’Auschwitz (aussi appelé Album de Lili Jacob, du nom de la détentrice de l’album) est un ensemble de photographies prises dans le camp d’extermination d’Auschwitz-Birkenau en mai 1944, lors de l’arrivée d’un convoi de juifs hongrois. Il montre notamment la sélection entre « aptes » et « inaptes », et l’arrivée des « inaptes » devant la chambre à gaz/crématoire. Il a été traduit et édité en français aux éditions du Seuil en 1983.

  3. H. Arendt, Les Origines du totalitarisme, III. Le système totalitaire (1951), traduit de l’anglais par J.-L. Bourget et al., Le Seuil, 1995, p. 274-275.

Thèmes abordés

Jean-Michel Ropars

Jean-Michel Ropars

Agrégé d’histoire, il contribue régulièrement aux revues Jeune cinéma, Positif et Cinéaste. Il est notamment l’auteur de Cinéma, littérature : le temps dans dix œuvres (L’Harmattan, 2022) et d’Ulysse dans le monde d’Hermès (Les Belles Lettres, 2023).