À l’approche de Noël et des longues heures que nous passerons à table en famille, Olivia Leboyer retrace la petite histoire des scènes de repas au cinéma.
Commentaire
Le moment du repas au cinéma, révélateur de tensions latentes, est souvent l’occasion d’affrontements brusques. On pense au beau Conte de Noël d’Arnaud Desplechin (2008), à Cuisine et Dépendances de Philippe Muyl, adapté de la pièce d’Agnès Jaoui et Jean-Pierre Bacri (1993), ou, dans un registre plus radical, à Festen de Thomas Vinterberg (1998). Lorsque la violence explose, on en oublie de manger. Sauf dans La Grande Bouffe de Marco Ferreri (1973), évidemment, où les personnages sont saisis d’une compulsion morbide, suicidaire – se remplir jusqu’à l’écœurement, jusqu’au malaise, avec un désespoir puissant.
Mais, pour Commentaire, revue où les idées naissent aussi au cours des déjeuners de rédaction, nous allons plutôt explorer la présence de la nourriture à l’écran dans des œuvres où elle existe comme personnage à part entière, créant du lien et invitant à l’amour.
La beauté chaotique d’un repas de famille
Après La Mort de Dante Lazarescu (primé à Cannes en 2005 dans la section « Un certain regard ») et le très bel Aurora (2010), le cinéaste roumain Cristi Puiu a réalisé en 2016, avec Sieranevada, un superbe film de famille. Un western ? Non : en vase clos, sans rien de spectaculaire, l’action se concentre autour de la table. Avec ce Sieranevada, nous ne pénétrons pas dans les grands espaces mais dans un appartement étouffant où une famille se réunit pour la commémoration organisée quarante jours après l’enterrement du père.
Le premier plan nous montre Lary et sa femme en voiture, tentant de faire un créneau. La manœuvre est filmée en temps réel. Les petits gestes, les bribes de conversations, les mots répétés sont à l’opposé des raccourcis ou des répliques trop écrites, fréquents au cinéma. Ici, nous subissons comme Lary le temps réel, lourd et oppressant des choses de la vie. Une fois dans l’appartement, nous sommes pris au piège, happés par le flux incessant des récriminations de la sœur Sandra, par les monologues avinés du cousin Sebo, obsédé par le terrorisme, par les jérémiades de la tante Ofélia, par la gentillesse exaspérante de la mère, par les piques d’une étrange vieille bique encore attachée au communisme.
Les échanges se croisent dans une cacophonie pleine de fatigue. Le ressassement se poursuit comme un étirement du temps, un peu hypnotique. Les discussions sur la politique ou la religion, souvent maladroites et argumentées n’importe comment, n’ont rien de très flamboyant. Comme souvent dans la vie. Nous comprenons peu à peu l’histoire de cette famille sans secrets extraordinaires, avec son lot de regrets et de souvenirs – souvenirs qui ne nous sont pas imposés par des flash-backs, comme dans le tout-venant des sagas familiales, ce qui nous permet d’être vraiment frappés par l’émotion lorsque Lary évoque enfin son père, au bout de plus de deux heures de repas.
Pendant ce long déjeuner de famille brinquebalant, la nourriture occupe l’écran, passe d’une pièce à l’autre. Réchauffés, refroidis, oubliés, desservis, les plats (goulash, soupes et gâteaux au pavot) attendent que les membres de la famille se calment et mangent enfin. Sieranevada est une épreuve et un très beau film, qui nous émeut et nous nourrit.
Cuisine et sentiments
Dans La Graine et le Mulet (2007) d’Abdellatif Kechiche (prix Louis-Delluc, Grand Prix du jury de la Mostra de Venise et César du meilleur film), nous suivons la préparation du couscous, filmée avec autant d’intensité qu’un thriller. À Sète, un Algérien vieillissant renvoyé de son chantier naval décide d’ouvrir un restaurant de poissons. Pour retrouver sa dignité et sa place dans une société qui le rejette, la bonne nourriture devient promesse, élan de vie.
Dans le titre, la graine renvoie à celle du couscous, et le mulet est une espèce courante pour cuisiner le couscous de poisson, spécialité tunisienne. Entre deux festins, toute une chaîne de solidarité se déploie pour que le plat voie le jour. Magnifique, sensuel, émouvant, ce film – qui a révélé Hafsia Herzi – nous touche en plein cœur.
La graine, c’est aussi la descendance, la famille, rassemblée dans ce projet commun. Ni aides ni subventions : la famille de guingois va se ressouder autour de l’objectif pour réaliser un miracle « à la tunisienne » : rafistoler un vieux rafiot et le transférer sur le quai de la République pour le métamorphoser en restaurant de luxe. Ici, le repas est partage, assomption, réconciliation, vitalité. Le désastre et l’exploit se jouent sur le film. Sublime.
Dans le délicieux Salé, sucré d’Ang Lee (1994), un cuisinier se sert de son art comme un truchement pour se rapprocher de ses trois filles chéries. Les plats y sont filmés avec sensualité, colorés et d’un beau fumet imaginaire. Surtout, on voit le temps de la préparation, les raviolis qui grésillent dans la poêle, les soupes épicées.
De truchement il est aussi question dans le film indien The Lunchbox de Ritesh Batra (2013), comédie romantique et sociale très réussie : une jeune femme mal mariée entre par un heureux hasard (une lunchbox qui fait fausse route) en contact avec un homme tout près de la retraite. Décidant de transformer l’erreur initiale en vraie relation (à distance, toujours), elle confectionne à l’inconnu des plats irrésistibles, accompagnés de missives de plus en plus directes. Un très beau film, qui aborde avec finesse certains problèmes de la société indienne.
Sur les routes de campagne anglaises, The Trip de Michael Winterbottom (2011) nous invite à suivre l’itinéraire tordu d’un critique gastronomique (Steve Coogan) et d’un de ses amis. Savoureux et spirituel, le film n’a pas trouvé son public ; à cause d’un titre trop peu évocateur ?
Où mange-t-on ?
Des films sur les restaurants ? Citons par exemple Garçon ! de Claude Sautet (1983), joli film d’atmosphère dans lequel Yves Montand est chef de rang dans une grande brasserie. Et, chez Claude Lelouch, on voit presque toujours une scène de séduction qui se passe à table : par exemple Michèle Morgan et Serge Reggiani, avec leur fameux fou rire à table dans Le Chat et La Souris (1975), le réveillon au restaurant de Lino Ventura et Françoise Fabian dans La Bonne Année (1973) ou bien le merveilleux dîner dans une trattoria italienne où Alessandra Martines et Pierre Arditi parlent amour, signes et destin dans Hasards ou Coïncidences (1998). Claude Lelouch, ce grand amoureux, qui n’a jamais filmé aucune scène de sexe explicite ; à ses yeux la suggestion est bien plus érotique. Et c’est encore à table que l’on se dévoile le mieux.
Une affaire de goût de Bernard Rapp (1999), à l’équilibre subtil, montre le rapport de forces qui s’instaure entre un riche industriel (Bernard Giraudeau) et un jeune serveur dont il fera son goûteur particulier (Jean-Pierre Lorit). Cruel, malsain, le film joue une partition élégante et ouatée dans l’univers de la grande restauration.
Paradoxalement, dans le cinéma de la Nouvelle Vague, si inventif et si vivant, on trouve très peu de scènes de repas. Chez Jean-Luc Godard, qui n’était pas un hédoniste, les amoureux se rencontrent dans les cafés pour boire des bières et fumer, en toute liberté. Le repas à table constitue, semble-t-il, un cadre bourgeois, comme dans la scène finale du Charme discret de la bourgeoisie de Luis Buñuel (1972), où le rideau de théâtre s’ouvre d’un coup sur les personnages figés à table, dans une attitude triste et conformiste.
Chez Éric Rohmer, pourtant si sensuel, peu de tablées, sinon des petits-déjeuners dans Pauline à la plage par exemple (1983), une collation, assis par terre, entre Jean-Louis Trintignant et Anouk Aimée dans Ma nuit chez Maud (1969) et d’innombrables cafés-cigarettes. Étonnante disparition de la nourriture dans des films si accomplis. N’y manquerait-il pas un petit quelque chose ?
Bon appétit ?
Pour voir, vraiment, des repas appétissants au cinéma ? Le Festin de Babette du Danois Gabriel Axel (1987) est un incontournable : Stéphane Audran prépare un incroyable dîner de fête avec l’argent gagné à la loterie. Cailles en sarcophage au foie gras, soupe de tortue, blinis Demidoff se succèdent comme dans les contes, accompagnés des plus grands crus. Pour des convives plutôt austères et habitués à la modération, ces agapes sont une révélation – quasiment au sens mystique. Et l’argent est dépensé à bon escient ! La même Stéphane Audran jouera bien plus tard dans Au Petit Marguery (1995), film nostalgique et charmant de Laurent Bénégui sur la fermeture du restaurant de sa famille.
Mais sinon, et toujours en suivant le fil de Stéphane Audran, il faut revenir à Claude Chabrol. Sans constituer le thème principal de ses films, la nourriture y impose sa présence, comme un personnage à part entière. La viande crue et inquiétante du Boucher (1970), les œufs au plat de Jean Poiret dans Poulet au vinaigre (1985), le dîner de La Cérémonie (1995) et même, dans le moins connu Au cœur du mensonge (1999), une extraordinaire scène où Antoine de Caunes, juste avant d’être assassiné, mange un homard arrosé de plusieurs bonnes bouteilles de vin blanc. On voit le plaisir pris à table à la peau qui rougit, qui gonfle, à l’œil qui chavire un peu. Puis c’est le meurtre. Les personnages chabroliens seraient-ils filmés comme des animaux que l’on étourdit avant de les mener à l’abattoir ?
Dans un registre mélancolique et léger, terminons sur Adieu Paris d’Édouard Baer (2021) : le film célèbre les bandes d’acteurs d’antan – les Rochefort, Marielle, Noiret, Belmondo, Charles Gérard –, les grandes heures du Paris noctambule et foutraque, avec ses lieux emblématiques. Ici la flamboyance a vécu : le flambeau est en train de s’éteindre. Les grands acteurs se réunissent une fois par an à La Closerie des Lilas, à bout de souffle et d’inspiration.
Arrivés à 70 ou 80 ans, perclus de soucis intimes, ces monstres sacrés persistent à porter beau et ne baissent pas la garde. C’est à la fois très touchant et assez pathétique. À leur âge, pas de dîner, mais un déjeuner, poussif et discordant, où les éclats de sincérité se mêlent aux grandes déclarations pleines d’esbroufe.
Le plus théâtral, Pierre Arditi, mène le jeu. Impérial, avec ses lunettes fumées bleues, Daniel Prévost – habitué du Rosebud de la rue Delambre voisine – dit tout ce qui lui passe par la tête, y compris que sa propre tête ne lui revient pas, dans un aveu attendrissant. Bernard Murat prend des lignes de coke pour conserver le rythme. Jackie Berroyer, plus intellectuel que les autres, trône en majesté mais, secrètement, perd pied. Bernard Le Coq, toujours merveilleusement séduisant, s’embourbe dans des dragues qui ne sont plus de saison. Quant à Gérard Depardieu, il se fait attendre, comme il se doit. Il n’a plus envie. Peut-être n’a-t-il jamais vraiment eu envie. Au comptoir de la Closerie, Jean-François Stévenin.
La conversation patine sur le temps, l’âge ou la Shoah. François Damiens, convive de la génération d’après, a invité, comme chaque année, un nouveau, Benoît Poelvoorde. Mystérieusement, comme à la cour de récré, ce dernier est fermement « exclu » par Pierre Arditi et sommé de rester loin de la table. Table où les poireaux vinaigrette d’antan ont été remplacés par une coccinelle-mozzarella, et le traditionnel pot-au-feu par une simple daube sans os à moelle.