Prague sur haute fréquence

Prague sur haute fréquence

Radio Prague. Les ondes de la violence

Jiří Mádl

En salle le 19 mars 2025

L’onde de choc

Réalisé avec un petit budget (bien loin des reconstitutions du style de Paris brûle-t-il ?, auxquelles ont été préférées, quand cela était possible, des images d’archives, dont certaines d’amateurs) et tourné pour l’essentiel en lieux clos (bureaux, jardin), le film de Jiří Mádl semble modeste. Son propos se cantonne à l’évocation de la résistance de la radio d’État tchécoslovaque lors d’un événement désormais lointain, le « Printemps de Prague », survenu en 1968.

Quelle actualité y trouver en 2025 ? En effet, l’agresseur – le communisme soviétique – a disparu avec l’effondrement de l’URSS en 1991, qui s’est accompagné de celui des « démocraties populaires » de l’ex-bloc de l’Est dont la Tchécoslovaquie, scindée depuis le 1er janvier 1993 en République tchèque et Slovaquie. Ces deux petits États (surtout la Slovaquie, dirigée par le populiste prorusse Robert Fico) ne brillent guère aujourd’hui par leur respect de la liberté d’information et par leur lutte contre la corruption.

Quant aux « héros » du Printemps pragois de 1968, qui s’en souvient ? On pense tout spécialement à Alexander Dubček (1921-1992), premier secrétaire du Parti communiste tchécoslovaque en 1968-1969, ou à Jan Palach (1948-1969), jeune étudiant mort en s’immolant par le feu sur la place Venceslas à Prague, pour protester contre l’occupation de son pays par les troupes du pacte de Varsovie à partir du 20 août 1968.

De prime abord, ce « petit » film semblait devoir surtout s’adresser aux Tchèques et aux Slovaques, auprès desquels il a d’ailleurs connu un grand succès public lors de sa sortie en 2024. Mais voilà : cette réussite commerciale a éveillé l’attention des distributeurs européens (dont l’ARP1 en France), et le film a été choisi pour représenter la République tchèque dans la course pour l’Oscar du meilleur film étranger. À l’étonnement de Jiří Mádl (acteur et réalisateur tchèque, né en 1986), qui n’y était pas préparé :

C’est sans doute le plus petit budget parmi les quinze films [en lice pour obtenir ce prix]. J’en suis presque sûr. La première fois que nous sommes allés à Los Angeles, c’était un calvaire. Comprendre la différence entre nous et les autres, réaliser (sic) que nous n’étions pas sur la carte – personne ne nous connaissait… Nous avons rejoint la course très tard, car l’Académie tchèque du film et de la télévision choisit le candidat à la mi-septembre, ce qui est très tard. Certains films sont en lice depuis des mois, lancés à Berlin ou ailleurs, et la communauté les connaît déjà très bien2.

 

Libre antenne

Radio Prague. Les ondes de la révolte est un film infiniment sympathique, qui sait même se montrer haletant et prendre un tour presque épique dans sa deuxième partie, consacrée à l’invasion étrangère et aux réactions de défense qu’elle a suscitées chez certains Tchécoslovaques, notamment au sein de la radio d’État. Voilà tout de suite cernées les limites du récit : il ne s’agit en aucun cas d’un fastidieux cours d’histoire sur le Printemps de Prague, qui n’est pas exposé didactiquement.

À ceux qui en ignoreraient tout, proposons ce bref résumé : sous la direction du « libéral » Alexander Dubček, succédant en janvier 1968 à Antonin Novotný (un stalinien orthodoxe, à l’inverse), le Parti communiste tchécoslovaque tenta cette année-là une expérience qualifiée de « socialisme à visage humain », consistant à concilier socialisme et liberté, à autoriser la libre discussion et l’expression des tendances politiques sans réserver un monopole au Parti (selon Serge Berstein et Pierre Milza) ; il ne s’agissait donc pas de rompre avec le socialisme ni de quitter le pacte de Varsovie, comme avait en vain tenté de le faire en Hongrie Imre Nagy en 1956, mais simplement de réformer le régime dans un sens moins rigide. Ce fut trop cependant pour Moscou et les dirigeants des « démocraties populaires » voisines (la RDA notamment), qui décidèrent de mettre un terme à l’expérience en occupant militairement la Tchécoslovaquie dans la nuit du 20 au 21 août 1968 : arrêtés et envoyés à Moscou, les dirigeants libéraux (dont Dubček) cédèrent assez vite à la pression et, malgré un début de résistance passive, la population se résigna peu à peu à ce qui fut appelé une « normalisation », sous la férule d’un nouveau dirigeant inféodé à l’URSS : Gustáv Husák.

Le film de Jiří Mádl, pour sa part, se contente d’évoquer l’attitude courageuse des membres de la « section internationale » de la Radio tchécoslovaque, autour de Milan Weiner (1924-1969) et de son équipe de correspondants à l’étranger, composée notamment de Věra Šťovíčková-Heroldová (1930-2015), Jiří Dienstbier (1937-2011) et Luboš Dobrovský (1932-2020). Milan Weiner, ne voulant pas se contenter de répercuter les communiqués officiels, osa vérifier la validité des informations que le pouvoir lui demandait de transmettre. Il fit ainsi enquêter sur une manifestation d’étudiants à Bratislava, que le gouvernement, en se servant de la radio, voulait faire passer pour une agitation de voyous à la solde des impérialistes étrangers ! Puis son équipe tenta (en vain), le 21 août 1968, de mobiliser la population pour obtenir le départ des forces d’occupation.

Pour préparer son film, qu’il a écrit lui-même, Jiří Mádl est allé à la rencontre des protagonistes de l’époque :

Lorsque je rencontrais les témoins des événements, j’étais fasciné par leurs récits du Printemps de Prague et de l’occupation. Je trouvais leurs déclarations totalement différentes de ce que nous avions vu ou entendu sur cette période. J’aimais aussi leur attitude combative. Ils n’ont jamais pensé qu’ils avaient été vaincus, par les chars ou par d’autres moyens d’oppression ; bien qu’ils aient été réprimés, licenciés, ils avaient cette conviction que n’importe quel idiot pouvait inspirer la peur, mais que seuls quelques-uns pouvaient inspirer le respect. C’est ce sentiment de courage et de fierté que j’ai voulu transmettre en faisant ce film3.

 

Ni tout noirs, ni tout blancs

Le grand mérite de ce film est de ne pas sombrer dans un manichéisme primaire, opposant les « bons » (ceux qui refusent de se soumettre) aux « méchants » (ceux qui, serviles, obéissent sans états d’âme aux oukases russes) : dans ce type de régime policier qu’était la Tchécoslovaquie communiste, fort de services secrets omnipotents et omniprésents surveillant tout le monde (comme la fameuse Stasi en RDA), une confrontation directe avec le pouvoir était de toute façon impossible. C’est ce que montre le personnage principal, inventé pour l’occasion par Jiří Mádl. Il s’agit d’un jeune technicien, Tomáš Havlík (interprété par le très convaincant Vojtěch Vodochodský), au départ totalement apolitique, par peur et désintérêt mêlés vis-à-vis des intrigues fomentées par le pouvoir communiste prorusse ; il accepte même de servir un moment d’agent de renseignement pour les services secrets car son chef se livre à un odieux chantage, en menaçant de ruiner l’avenir du jeune frère de Tomáš, Pavel, dont il a la charge depuis la mort de leurs parents. Puis, lorsqu’il prend conscience de la manipulation croissante dont il est la victime, Tomáš finit par se révolter : le « mouton » qu’il semblait être va devenir le coordinateur clandestin de la résistance radiophonique (puisque Milan Weiner, l’homme qui aurait dû la mettre en œuvre et que Tomáš avait été initialement chargé d’espionner pour le compte des Russes, a été mis sur la touche, frappé par la maladie).

Là commence la deuxième partie et le temps fort du film. Prévenu dans la nuit du 20 août 1968, Tomáš se rend au siège de la Radio et se dirige vers une armoire où sont rangés des cylindres contenant la liste des emplacements des postes émetteurs militaires en cas d’invasion du pays. En contact avec les autres journalistes qui ont « pris le maquis », il parvient à actionner le réseau de transmission secret de l’armée, déjouant ainsi l’interruption des émissions officielles et permettant la transmission de nouveaux messages par les rebelles. Par ce biais inespéré, des communiqués de résistance sont lancés, et même Dubček (avant d’être kidnappé par les Russes) a la possibilité de s’adresser à la population pour l’avertir qu’il n’a pas demandé aux forces du pacte de Varsovie d’intervenir. On voit alors des gens se rassembler dans la rue, ou dans une église, écouter la radio autour d’un prêtre.

Le pâle Tomáš se révèle un véritable leader, capable de semer le vent de la révolte… mais en vain : quelques jours plus tard, Dubček rentre de Moscou et annonce sa capitulation. Le film est donc surtout le récit d’une prise de conscience individuelle, celle d’un modeste employé qui s’engage soudainement dans l’action politique sans vraiment l’avoir voulu.

Autour de lui, d’autres seront moins courageux : comme le supérieur direct de Milan Weiner, Hrabský, qui n’avait cessé de tancer ce dernier en lui rappelant son devoir d’obéissance absolu au Parti, puis qui se soumettra immédiatement à l’occupant le 21 août tout en crachant son dégoût à la face des Russes (en fait seulement en vomissant sa vodka sur le buste de Lénine qui ornait son bureau !). Certains se coucheront même littéralement devant l’envahisseur, comme ce collaborateur qui appelle l’ambassade soviétique pour remettre les clefs du bâtiment de la Radio tchécoslovaque et faciliter l’intervention des forces armées. La fille de Milan Weiner, Jana Šmídová, le rappelle :

Ne nous faisons pas d’illusions, il y avait beaucoup de gens qui voulaient que rien ne change, et ils étaient en majorité. Le film montre cette époque trouble. On ne pouvait pas répartir les gens binairement, là les bons et là les méchants. Chacun se battait pour son idéal, mais chacun voulait aussi sauver sa peau. Selon la personnalité et le contexte de chacun, l’un prenait le pas sur l’autre4.

À cet égard, le personnage le plus odieux du film est sans doute le chef direct de Tomáš, Karel Hoffmann (interprété de façon saisissante par Tomáš Maštalír), sorte de ministre de l’Information qui ne recule devant aucun moyen pour faire pression sur ses subordonnés.

 

Quand l’histoire insuffle l’espoir

Radio Prague. Les ondes de la révolte n’est donc pas le récit d’une victoire, bien au contraire. Il véhicule toutefois un message positif auprès de tous ceux qui n’acceptent pas de se résigner au désespoir (dans l’Europe d’aujourd’hui, menacée par des forces obscures à l’Est et à l’Ouest, il y aurait de quoi). Toujours selon la fille de Milan Weiner :

C’était une période extraordinaire, dans ma vie personnelle, et en général, en raison d’un souffle de liberté que je n’avais jamais ressenti auparavant (…). Cela peut sembler cliché, mais c’était vraiment comme ouvrir une fenêtre et être inondé d’air frais5.

Dans le film, cette atmosphère de liberté retrouvée est soulignée par la musique pop anglo-saxonne que tous écoutent et par la lumière du printemps et de l’été 1968.

Les vingt années qui suivirent (jusqu’à la « révolution de Velours » de novembre 1989, qui porta au pouvoir l’ancien « dissident » Václav Havel) furent pourtant très sombres. Ivan Ostrochovský (né en 1972) en avait témoigné dans un très beau film sorti en 2020, Les Séminaristes, traitant des dramatiques compromissions entre l’Église catholique et le régime communiste au début des années 1980. Le réalisateur slovaque y explorait (dans une réalisation en noir et blanc beaucoup plus audacieuse que celle, plus classique voire conventionnelle6, de Jiří Mádl) le cauchemar de l’emprise des régimes totalitaires sur les âmes et leur capacité à les plier à leur volonté, jusqu’à amener les individus à se détruire. La leçon qu’il tirait des Séminaristes, film lui aussi non binaire, vaut pour Radio Prague. Les ondes de la révolte :

Je ne pense pas que mon film parle uniquement de l’époque communiste. Ce n’était pas mon but. J’enseigne à l’école de cinéma et je sais bien que c’est une histoire lointaine pour les jeunes de 20 ans. Le communisme ne les intéresse pas, c’est comme si on leur parlait des guerres napoléoniennes. Pour moi, le communisme était une toile de fond pour montrer comment les gens peuvent se comporter dans les situations extrêmes7.

Notes et références

  1. Nom usuel abrégé de la Société civile des auteurs, réalisateurs et producteurs.

  2. Cité in A. Rosenzweig & I. Willoughby, « Radio Prague, les ondes de la révolte : le film de Jiří Mádl dépasse le million de spectateurs et vise l’Oscar », site de Radio Prague International, 19 décembre 2024.

  3. Cité dans le dossier de presse du film, consultable sur le site ARP Sélection.

  4. Citée in ibid.

  5. Ibid.

  6. Le film n’échappe pas à certains tics formels (ralentis, recours à une esthétique « clip » parfois…).

  7. M. Hrozínková et al., « Les Séminaristes, un thriller pas comme les autres sur la collaboration de l’Église avec le régime communiste », site de Radio Prague International, 14 avril 2021.

     

    Crédits illustration : photo d’exploitation © archiv_Dawson_Films, site ARP Sélection.

Thèmes abordés

Jean-Michel Ropars

Jean-Michel Ropars

Agrégé d’histoire, il contribue régulièrement aux revues Jeune cinéma, Positif et Cinéaste. Il est notamment l’auteur de Cinéma, littérature : le temps dans dix œuvres (L’Harmattan, 2022) et d’Ulysse dans le monde d’Hermès (Les Belles Lettres, 2023).