Pourquoi accorder des droits aux animaux ?

« Depuis la Révolution française, les personnes dont les droits sont reconnus deviennent de plus en plus nombreuses. D’abord les citoyens français imposables avec le suffrage censitaire, puis tous les citoyens français avec le suffrage universel, qui ne le devient réellement qu’avec son extension aux femmes en 1945, sans oublier l’abolition de l’esclavage de 1848. Et si le temps était venu de faire entrer les animaux dans ce cercle émancipateur ? » Voilà la thèse qu’Aurélien Barrau et Louis Schweitzer défendent dans L’animal est-il un homme comme les autres ? (Dunod, 2018, 142 pages), dont nous reproduisons ici le chapitre 2. Nous remercions les auteurs et l’éditeur d’avoir bien voulu autoriser cette publication.

Commentaire

Une décision collective

Aurélien Barrau. — Nos actes ont des conséquences, une influence massive sur les autres êtres vivants. Il est important d’en mesurer l’impact, et d’en assumer la responsabilité. Il faut nous demander dans quelle mesure nous acceptons en conscience de torturer et de martyriser des animaux par milliards. Je veux souligner l’ampleur de cette industrie de la mort. Comme disent les Américains, size matters. On ne peut pas ignorer l’effet de taille quand il s’agit de faire face à une question qui ne concerne plus seulement l’éthique, mais aussi potentiellement le légal. En ce qui me concerne, je ne pense pas qu’il y ait de droits naturels, ou je ne sais quelle disposition transcendante que nous serions en train de violer. Je crois que les droits que notre société accorde aux animaux ne relèvent que de notre décision immanente. Il n’en est pas moins pertinent dans la situation actuelle où le niveau d’horreur dépasse ce que les mots peuvent traduire – chacun pouvant aisément accéder à ces informations littéralement insoutenables. La question n’est pas de savoir s’il « existe » un droit des animaux, elle est de savoir si nous désirons en construire un pour influer sur la réalité actuelle.

Louis Schweitzer. — Je suis d’accord avec vous pour dire qu’il n’y a pas de droit naturel, pas de droit intemporel et immuable qui serait prétendument écrit depuis les origines du monde. C’est là parfois l’approche des religions, mais ce n’est pas la mienne.

A. B. — Maintenant que l’on sait que beaucoup d’animaux ressentent la douleur physique et psychique, les hommes doivent se demander s’ils souhaitent continuer à leur infliger des tourments infinis. C’est une décision à prendre. Ce n’est pas un problème primitivement scientifique. La science nous dit ce que les animaux ressentent, mais elle ne nous dit pas ce qu’il faut faire avec ce savoir. C’est une question politique, éthique, et éventuellement légale. J’insiste sur ce point : il n’y a aucune obligation à agir. On peut ne rien faire, et continuer à exploiter le monde animal. L’unique question est : sachant ce que nous savons, le souhaite-t-on ?

L. Sch. — En effet. Le droit est ce qui transforme une norme individuelle en norme sociale, et qui punit la transgression de cette dernière.

A. B. — Oui, le point essentiel, me semble- t-il, consiste à voir que le droit entérine le fait que la question qui nous intéresse dépasse la volonté individuelle. Le choix du livre que l’on va lire le soir est une décision individuelle ; mais le choix de battre ses enfants avant d’aller se coucher ne relève plus de la décision individuelle, parce qu’il implique une autre personne, et que nous avons collectivement décidé que l’entrave à la liberté individuelle qu’implique l’interdiction de battre ses enfants est légitime. Ce n’est pas une loi de la nature. C’est une décision collective. Sans régulateur, la barbarie guette. Par exemple, ce n’est qu’assez récemment que l’on a interdit de casser la queue des bovins pour les obliger à avancer. Pour que cela entre dans la loi, on imagine que ce devait être une pratique hélas courante ! La question est de savoir si les tourments infligés aux animaux méritent que nous prenions la décision collective d’y mettre fin. Ou bien considère-t-on que cela relève de la liberté individuelle et que, pour l’essentiel, chacun est libre d’user à sa guise des vivants non humains comme en d’autres temps des esclaves. Nous avons franchi le pas dans l’action humaine (encore que l’actualité montre qu’aucune barbarie n’est hélas définitivement révolue). Nous ne l’avons pas encore fait dans l’action animale.

 

Des règles préexistantes

L. Sch. — Cela fait pourtant assez longtemps qu’existent des règles sur le respect des animaux. Elles sont apparues au xixe siècle, d’abord au Royaume-Uni, puis en France avec la loi Grammont de 1850 prohibant les mauvais traitements en public des animaux. Il y a aussi, de longue date, des règles qui interdisent de porter atteinte à des monuments. Et, parfois, dans certains pays, d’abattre des arbres. Donc des règles de comportements de l’humanité à l’égard d’objets ou d’êtres vivants non humains qui sont inscrits dans le droit. Pourtant, il ne viendrait à l’idée de personne de parler des droits d’un monument historique ou des droits d’un arbre.

A. B. — J’aime beaucoup cette distinction que vous venez de faire entre la loi qui protège les bâtiments historiques et une éventuelle loi qui octroierait des droits aux animaux. Dans le second cas, ce qui est implicite est qu’il y a un appel. Un monument historique ne saurait lancer un tel appel. Le vandaliser n’est qu’une offense à nous-mêmes. Ce qui commence à se faire entendre est ce cri, presque muet pourtant, des animaux. Les vieilles pierres sont parfois de grande valeur, c’est évident, mais elles ne souffrent pas : en les respectant – et il est heureux de le faire –, c’est nous seuls que nous respectons. Avec les animaux, c’est l’autre en tant que tel qui est en jeu.

L. Sch. — Exactement, parce que nous avons reconnu les animaux comme des êtres sensibles, ce qui est inscrit dans le Code civil depuis 2015. La difficulté que nous avons dans l’expression de ces règles est qu’il existe implicitement une hiérarchie des droits liée à la proximité de l’homme. Au début, l’homme considérait que seuls les membres de son groupe, ou de sa société, avaient des droits. C’était typiquement le cas des cités grecques, dont les citoyens mâles, qui ne représentaient qu’une toute petite partie de la population, étaient les seuls à jouir de droits civiques et à participer à la démocratie. Puis ces droits n’ont été reconnus qu’aux membres d’un groupe ethnique, notamment au moment de l’esclavage et de la traite négrière, qui déniait aux Africains tout droit. Il s’est écoulé plus d’un demi-siècle entre la Déclaration des droits de l’homme, les hommes étant proclamés comme naissant libres et égaux en 1789, et l’abolition définitive de l’esclavage en 1848. Le droit animal est né de la reconnaissance que les animaux avaient certaines des qualités de l’homme, à commencer par la capacité à ressentir la douleur, et qu’ils ne devaient pas seulement être protégés comme le sont les monuments, mais respectés comme des êtres sensibles. La Déclaration universelle des droits de l’animal n’a été établie qu’en 1978 et a connu deux versions. La première s’inspirait directement de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948. Elle est finalement apparue comme un peu trop anthropocentrée, et fait aujourd’hui l’objet d’une mise à jour par La Fondation droit animal, éthique et sciences (LFDA). Il est nécessaire d’avoir un document normatif de référence morale.

 

Prétendre à l’universalité

A. B. — Je dois reconnaître que le texte même de la Déclaration des droits de l’homme de 1789 me pose quelques problèmes. Il est tout à fait évident que cette déclaration a été un geste extraordinaire, une étape majeure dans l’histoire de l’humanité, dont les retombées ont eu un impact remarquable et somme toute positif. Je trouve cependant gênant qu’un petit nombre de personnes, de surcroît des hommes, blancs, aisés et formés à la lecture des mêmes textes, décident pour tous, et pour toujours, de ce que sont les droits fondamentaux de l’espèce humaine. Sans doute fallait-il en passer par là. Mais il faut garder à l’esprit le fait que cette prétention à l’universalité est socialement située. Nous parlons depuis une époque, une culture, une situation. Je pense qu’il faut faire preuve d’un peu de relativisme éthique, parce que je ne vois pas pourquoi je serais détenteur du seul savoir sur le bien, le vrai, le juste. Mais il y a une limite au-delà de laquelle ce relativisme, qui respecte l’altérité pour elle-même, n’est plus acceptable. C’est typiquement le cas de l’excision des jeunes femmes qu’on ne saurait certainement pas admettre ici, fût-ce au nom de la tolérance culturelle. La frontière est arbitraire, mais il faut bien la placer quelque part. Je prône une « nuance radicale » : comprendre que nos positionnements ne sont pas les seuls possibles, que nos pratiques et nos ressentis ne sont pas les seuls légitimes, et pourtant ne pas renoncer à s’engager dans les combats qui nous semblent nécessaires après avoir fait l’effort honnête de cerner les autres visions possibles.

L. Sch. — À mes yeux, ce qu’on appelle le relativisme culturel, c’est-à-dire l’idée qu’il n’existe pas de droits universels valides dans tous les pays, dans toutes les cultures et dans toutes les situations, n’est pas acceptable. Si je reprends mon bref historique des réflexions sur le droit animal, on observe depuis une dizaine d’années un enrichissement de notre vision de l’animal, en un sens qui le rapproche plus encore de l’homme. Si l’on fait le parallèle avec l’antisexisme, il faut reconnaître que, pendant très longtemps, les femmes n’ont pas été des hommes comme les autres, mais un sous-groupe n’ayant pas des droits entiers, un peu comme les enfants, qui n’ont pas les mêmes droits et devoirs que les adultes.

Une objection souvent faite à la notion de droit de l’animal est qu’il ne saurait y avoir de droits sans devoirs. Cela me paraît être une idée absurde. Un bébé de quelques semaines, par exemple, a des droits. Je ne connais aucune civilisation, ou plutôt je ne tiendrais pas pour une civilisation, une société qui ne les reconnaîtrait pas. Pourtant, je vois mal comment définir les devoirs d’un bébé. Il y a là un début de dissociation. Le fait d’avoir un droit n’est pas lié à une capacité. Ainsi, il manque à l’ensemble des animaux la capacité de communiquer avec l’homme. D’ailleurs, dès que l’on a l’impression de communiquer avec une espèce, elle monte dans notre hiérarchie de valeurs. C’est typiquement ce qui se passe avec les chiens, et qui ne se passe pas, comme vous le souligniez à juste titre, avec les cochons. La hiérarchie des animaux n’est pas fondée sur une analyse scientifique de leur intelligence, de leurs capacités, de leur sensibilité, mais sur le degré de communication possible. C’est du reste une idée qui existe au sein de l’espèce humaine. On se sent plus proche de quelqu’un avec qui l’on peut échanger, à travers une langue partagée, que de quelqu’un avec qui l’on ne peut communiquer. Ma conviction est que l’absence de communication nous a conduits à avoir des principes d’interdiction de cruauté avec les animaux qui n’étaient pas, à l’origine, fondés sur l’animal, mais sur l’homme. Je pense aux Malheurs de Sophie de la comtesse de Ségur. Il y a une scène très frappante dans laquelle Sophie arrache les ailes d’un insecte. Pour la punir, sa mère la force à porter autour de son cou le corps de cet insecte sans ailes. Sa mère condamnait cette cruauté gratuite mais cela n’avait rien à voir avec le droit des animaux. Elle punissait Sophie parce que la cruauté est un mal, sans du tout envisager que les insectes ressentent une sensation douloureuse.

 

Souffrance animale

A. B. — Je ne pense pas que le relativisme culturel soit inacceptable. Je dirais plutôt qu’il est indispensable mais qu’il faut lui adjoindre une limite. Quand je vois la terrible crispation de notre société autour de ses propres stéréotypes et son incapacité à en voir la dimension parfois arbitraire, je suis même convaincu que faire preuve d’un peu moins d’impérialisme intellectuel et moral serait indispensable. Mais revenons-en aux animaux : j’aime beaucoup votre exemple tiré des Malheurs de Sophie, qui a traumatisé mon enfance tant je le trouvais insupportable. D’un point de vue plus philosophique, Kant considérait qu’il fallait respecter les animaux parce que l’offense qui leur est faite est une offense à la dignité humaine. C’est potentiellement efficace mais assez effrayant parce que cela pose d’emblée le principe d’une impossibilité de penser au nom de l’autre – ou même de reconnaître une dignité à la pensée de l’autre. Cela résume un peu toute la pensée dominante sur cette question. Le seul point de dissensus que j’anticipe entre nous à ce stade, c’est que je ne suis pas certain de vous suivre dans la réception usuelle des Malheurs de Sophie, qui suppose toujours, implicitement et explicitement, qu’un insecte est incapable de ressentir la douleur. Je ne connais pas le détail des études scientifiques sur ce point, mais, quand on voit un insecte se débattre dans l’eau, convoquer avec une sorte de passion obstinée et presque pathétique toutes les forces de la Nature pour tenter de survivre, je ne peux pas penser qu’il ne ressent rien. Évidemment, il y a là une part de projection anthropomorphique, mais je suis enclin à penser qu’un insecte est un petit peu plus qu’un système nerveux qui fonctionne de manière automatique. L’histoire semble montrer que, dès qu’un être vivant a été considéré comme un simple automate, c’est qu’en réalité nous en avions sous-estimé la complexité.

L. Sch. — On l’ignore. Toujours est-il que la mère de Sophie était bien loin de penser, comme on le fait de plus en plus, que l’animal est un être éthiquement autonome, qui a donc des droits, même s’il ne peut les revendiquer. C’est une évolution positive qui, je le pense et l’espère, va se poursuivre. L’abolition de la peine de mort a longtemps paru impensable ; elle est aujourd’hui acquise. C’est ce genre d’évolution qui est en cours avec les droits des animaux.

A. B. — Espérons-le en effet. Mais, comme pour la peine de mort, ça ne se fera pas tout seul. Tout à l’heure, vous évoquiez une hiérarchie des animaux liée à leur capacité de communication avec les humains. S’agit-il pour vous d’une position descriptive ou normative ?

L. Sch. — Purement descriptive. J’en donnerai deux exemples. Pendant très longtemps, on n’a pas su analyser l’expression de la douleur des bébés. On pratiquait donc des interventions sans anesthésie, pensant qu’ils ne souffraient pas. Ce n’est que tardivement que l’on a reconnu la douleur des nourrissons, et donc pu la soigner. Le second exemple est celui des poissons : leur silence rend beaucoup de gens insensibles à leur douleur.

A. B. — Pour aller dans votre sens, j’aimerais mentionner le philosophe Gilles Deleuze qui disait : « il faut entendre les poissons crier ». C’est une très belle phrase. Il est indiscutable que les poissons souffrent, en particulier lorsqu’ils meurent d’asphyxie dans les chaluts remontés à la surface. Mais le fait que nous ne puissions pas entendre l’expression de cette souffrance diminue considérablement notre pouvoir d’empathie à leur égard. Outrepasser cet autre critère arbitraire – comme l’était celui de la proximité humaine – de reconnaissance du ressenti me semble essentiel. Sinon, là encore, il ne s’agirait pas de reconnaître le calvaire de l’autre pour ce qu’il est mais uniquement de diminuer l’inconfort que nous procure la connaissance de sa douleur, ce qui serait sans doute le comble du cynisme. Et c’est un peu ce qui se passe, d’ailleurs, avec les incroyables lois qui apparaissent pour interdire de montrer les violences infligées, plutôt que de légiférer pour mettre fin à celles-ci ! Naturellement, on pourrait arguer, en termes purement cognitifs, que l’altruisme pur n’existe pas et que seuls nos plaisirs ou déplaisirs propres sont les réels moteurs de nos actions. Mais ce n’est pas ici ce qui m’intéresse : je me place du point de vue des conséquences des actions, pas de celui de leurs origines éthique ou éthologique.

 

Empathie et extension des droits

L. Sch. — Vous avez mentionné l’empathie. Il y a une extension rationnelle de l’empathie qui est indispensable. L’empathie est un point de départ, dont le champ doit être étendu par assimilation. Reprenons l’exemple du chien et du cochon. Il n’y a pas la même empathie pour les deux animaux, mais la raison montre qu’il n’y a aucune raison, scientifique, juridique ou éthique, de refuser au cochon un droit que l’on a accordé au chien.

A. B. — La question des droits des animaux est finalement paradoxalement plus simple que celle des droits humains, en ceci qu’il ne s’agit pas de penser l’universalité en se rapportant à une sorte de principe absolu transcendant les cultures (que je n’ai pas la prétention de connaître). Il s’agit de se demander ce qui est souhaitable ici et maintenant. Il n’en demeure pas moins que différentes luttes au sein des systèmes humains font évidemment écho à celles concernant les animaux. L’empathie est le déclencheur. On sait bien que l’empathie pure et tout à fait désintéressée n’existe pas. On est généreux parce que l’on ressent de la douleur à voir l’autre souffrir, ou du plaisir à le voir moins souffrir. Comme le dit Valmont dans Les Liaisons dangereuses, il n’y a aucun mérite à faire le bien ! On devrait même, soutient le libertin, récompenser ceux qui font le mal, car le choix est plus audacieux, plus difficile, moins reconnu socialement. Nous ne le suivrons pas sur ce terrain, naturellement, mais la réflexion ne manque pas de piquant. Il faut distinguer la capacité d’empathie et la décision rationnelle qui s’ensuit pour tenter de diminuer la douleur de l’autre et, en l’occurrence, de l’animal. Je crois qu’il y a une sorte de sens de l’histoire dans cette reconnaissance croissante du droit des opprimés, dont les animaux. Je ne parlerais pas strictement de progrès car cela supposerait de savoir ce qu’est le bien absolu. Mais il y a une connivence entre l’attention aux droits des plus faibles au sein de l’humanité et hors de l’humanité. Ce ne sont pas des combats antagonistes, ils se soutiennent l’un l’autre.

 

Droit au bonheur

L. Sch. — Je suis très largement d’accord avec l’idée qu’il existe, sur le temps long, un progrès des civilisations qui se manifeste par une extension continue des droits, qui doit à présent s’étendre au-delà de l’humanité au vivant. Une nuance cependant au sujet du parallèle entre les déclarations du droit animal et la Déclaration des droits de l’homme de 1789. Elle est très spécifiquement humaine : c’est une déclaration des droits de l’homme en société. Dans la Déclaration de l’indépendance américaine, qui date de 1776, figure un concept beaucoup plus intéressant du point de vue du droit des animaux. C’est le concept de recherche du bonheur. Je la cite : « Nous tenons pour évidentes pour elles-mêmes les vérités suivantes : tous les hommes sont créés égaux ; ils sont doués par leur Créateur de certains droits inaliénables ; parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur. » On se souvient que Saint-Just, pendant la Révolution française, a dit que le bonheur était une idée neuve en Europe, reconnaissant ainsi que le concept était apparu, sous sa forme juridique, outre-Atlantique. Le bonheur est complètement absent de la Déclaration des droits de l’homme de 1789, qui réunit des règles régissant les rapports de l’homme en société. Ces règles, en tant que telles, ne sont absolument pas transposables aux animaux : le consentement à l’impôt, le droit à un procès juste et équitable, l’égalité entre citoyens. On ne peut rien faire de ces principes pour réfléchir aux droits des animaux. En revanche, le droit à la vie, à la liberté, à la recherche du bonheur, est directement applicable aux animaux ; il justifie parfaitement les droits des animaux, et notamment au bien-être ; à l’expression de ses comportements naturels. Vous avez beaucoup parlé, et à juste titre, de l’interdiction de la douleur et de la souffrance. C’est important, mais une autre manière de voir les choses est de partir du droit au bonheur, qui ne se réduit pas à l’absence de souffrance. Il me semble que l’absence de souffrance est, dans l’état actuel de la science, un privilège du monde végétal.

A. B. — Espérons-le, sinon le monde est définitivement tragique !

L. Sch. Oui, mais la science montre que l’aspiration au bonheur peut s’appliquer à beaucoup d’animaux. C’est pour moi un point majeur par rapport à notre Déclaration des droits de l’homme de 1789.

 

Progrès de l’histoire

A. B. — C’est très intéressant. Nous parlions de progrès de l’histoire. Plus précisément, il faudrait évoquer un progrès du droit. Parce qu’au niveau des faits, les choses empirent souvent. Je me garderai bien de dire que ce progrès du droit – et c’est déjà une appellation ambiguë – est un progrès au sens strict. Il y a certes accumulation de connaissances et de capacités d’agir, mais y a-t-il progrès de notre capacité profonde à savoir ou à créer ? Le sociologue et philosophe Bruno Latour disait qu’il y a toujours quelque chose de colonialiste dans l’idée de progrès, en ce sens qu’elle dit ce qu’il faut faire, elle préjuge de la direction dans laquelle il faut aller. Ce n’est pas à nous seuls, Occidentaux contemporains, d’expliquer au monde comment se comporter avec les animaux. Il ne faut pas que cette belle et nécessaire démarche devienne un nouveau geste d’arrogance.

L. Sch. — D’autant plus que nombre d’éminentes civilisations, je pense en particulier à l’Inde, ont historiquement développé un rapport beaucoup plus harmonieux que le nôtre au monde animal.

A. B. — Tout à fait. Je reviens une dernière fois sur l’idée de progrès parce qu’elle joue ici un rôle important. Certaines évolutions sont sans doute, et c’est heureux, irréversibles. On n’imagine pas rétablir l’esclavage, pas plus que l’on envisage de retirer le droit de vote aux femmes. Mais c’est un peu plus compliqué que cela. On ne rétablira pas l’esclavage, certes, mais le sort des très pauvres est-il aujourd’hui si différent de celui des esclaves ? L’égalité des droits humains fondamentaux est acquise mais 3 000 sans domicile fixe meurent prématurément chaque année en France (à dire vrai, on ne connaît même pas le chiffre exact) dans l’indifférence générale. En ce qui concerne les femmes, on connaît la persistance des écarts de salaires, ou l’existence de discriminations : même au CNRS, pourtant engagé dans la lutte contre ce problème, plus le grade augmente, plus le pourcentage de femmes diminue (d’environ 60 % à environ 10 %, si l’on va de technicien sans qualification à directeur de recherche de classe exceptionnelle). Le droit change, mais cela ne fait pas nécessairement changer le monde, il faut garder cela en tête. Rien ne serait pire que de s’acheter par la loi une bonne conscience sans qu’aucun effet réel ne s’ensuive.

L. Sch. — Je ne suis pas en désaccord avec ce que vous dites. Par progrès, j’entends le progrès des concepts et de la vision, pas nécessairement de la réalité. Le xxe siècle a bien montré qu’il pouvait y avoir des régressions terribles.

 

Entraîner l’action

A. B. — Mais ayons à l’esprit que ni la connaissance ni la prescription ne sont performatives. Elles n’entraînent pas mécaniquement l’action raisonnable associée. De plus, il faut bien voir qu’en parallèle de l’érudition croissante, on oublie, on perd aussi des savoirs. Nous avons en particulier perdu une certaine humilité, un rapport plus organique avec l’ailleurs. La science est extraordinaire, ce n’est pas moi qui dirais le contraire ! Mais ne lui avons-nous pas donné une exclusivité qui n’a pas lieu d’être ?

L. Sch. — L’idée de progrès est importante pour discuter de la question animale. Il y a un progrès sur les concepts et le droit. Mais il n’y en a guère dans les faits, et en particulier dans l’énorme progression du nombre d’animaux de rente, élevés dans des conditions aux antipodes des généreuses propositions des tenants du droit animal. La question animale illustre bien l’idée que le réel et le conceptuel n’avancent pas de manière cohérente et continue.

A. B. — Oui. Et, pour en revenir à notre question initiale, je dirais donc que, si nous avons collectivement décidé – que la raison soit d’origine empathique-émotionnelle ou scientifique-rationnelle – que les souffrances infligées aux animaux ne sont plus acceptables, leur accorder des droits est indispensable. Le fait est qu’une évolution notable ne peut que passer par là. La prise de conscience est un premier pas mais elle ne suffit jamais à entraîner une action globale cohérente et assurée. Naturellement, on pourrait craindre une dérive liberticide. Mais qu’on se souvienne alors de deux choses. Premièrement, cette infime perte de liberté (disons caricaturalement la perte du droit de tuer) sera pour les bénéficiaires une immense libération. Deuxièmement, même pour les hommes, il me semble extrêmement probable qu’un rapport apaisé avec les autres vivants ouvrirait en réalité un immense champ de possibles qui, très certainement, se déploierait in fine dans le sens de la liberté.

 

La Déclaration des droits de l’animal

Cette déclaration a été proclamée sous une première version en 1978, à la Maison de l’Unesco à Paris. Elle a été rendue publique sous une seconde version, retravaillée par la Ligue internationale des droits de l’animal, en 1990. En 2018, elle a fait l’objet d’une troisième version actualisée, validée par un groupe de personnalités, juristes, scientifiques et philosophes, dans le cadre de La Fondation droit animal, éthique et sciences :

1) Le milieu naturel des animaux à l’état de liberté doit être préservé afin que les animaux puissent y vivre et évoluer conformément à leurs besoins et que la survie des espèces ne soit pas compromise.

2) Tout animal appartenant à une espèce dont la sensibilité est reconnue par la science a le droit au respect de cette sensibilité.

3) Le bien-être tant physiologique que comportemental des animaux sensibles que l’homme tient sous sa dépendance doit être assuré par ceux qui en ont la garde.

4) Tout acte de cruauté est prohibé. Tout acte infligeant sans nécessité à un animal douleur, souffrance ou angoisse est prohibé.

5) Tout acte impliquant sans justification la mise à mort d’un animal est prohibé. Si la mise à mort est justifiée, elle doit être instantanée, indolore et non génératrice d’angoisse.

6) Aucune manipulation ou sélection génétique ne doit avoir pour effet de compromettre le bien-être ou la capacité au bien-être d’un animal sensible.

7) Les gouvernements veillent à ce que l’enseignement forme au respect de la présente déclaration.

8) La présente déclaration est mise en œuvre par les traités internationaux et les lois et règlements de chaque État et communauté d’États.

 

Étonnants procès d’animaux

À partir du xiiie siècle, les archives juridiques mentionnent des procès intentés à des animaux ayant attaqué des hommes, ou gravement nui à leur subsistance. En 1354 à Boussey-les-Blois, une truie est jugée et pendue pour avoir dévoré un enfant. À Metz, en 1512, c’est un taureau, reconnu coupable d’avoir encorné un paysan, qui est pendu. On connaît aussi plusieurs exemples de tribunaux ecclésiastiques ayant jugé et condamné à l’excommunion des insectes ravageurs de récolte. Peu fréquentes, ces affaires se retrouvent occasionnellement dans tous les pays européens jusqu’au début du xviiie siècle. Faut-il en conclure que les hommes du Moyen Âge et du début des Temps modernes accordaient aux animaux une personnalité juridique ? Sans doute pas. Rien, dans la mentalité médiévale, n’indique que les animaux aient été considérés comme des êtres sensibles. La compréhension de la signification, pour leurs contemporains, des procès d’animaux reste une énigme pour les historiens.

 

Une brève histoire des réformes du droit animal en France

Loi Grammont du 2 juillet 1850 : « Seront punis d’une amende de cinq à quinze francs, et pourront l’être d’un à cinq jours de prison, ceux qui auront exercé publiquement et abusivement des mauvais traitements envers les animaux domestiques. »

Décret du 7 septembre 1959 du garde des Sceaux Edmond Michelet supprimant la condition de « publicité des agissements » de la loi Grammont. Les animaux domestiques sont protégés pour eux-mêmes.

Loi du 10 juillet 1976 relative à la protection de la nature : « Tout animal étant un être sensible doit être placé par son propriétaire dans des conditions compatibles avec les impératifs biologiques de son espèce. » Cette loi, qui fait pour la première fois de l’animal un être sensible, ne porte que sur le Code rural dont il constitue l’article L.214-1. Il reste considéré comme un bien dans le Code civil.

Loi Nallet du 22 juin 1989 interdisant l’euthanasie systématique des animaux perdus ou abandonnés.

Réforme du Code pénal de 1994, qui place les infractions contre les animaux dans le chapitre « Des autres crimes et délits » et non plus dans son chapitre « Des crimes et délits contre les biens ».

Loi du 6 janvier 1999 relative aux animaux dangereux et errants rendant obligatoire l’existence, ou la possibilité de bénéficier, d’une fourrière dans chaque commune. Chaque commune doit disposer soit d’une fourrière communale, soit du service d’une fourrière établie dans une autre commune. Les sanctions pour sévices graves ou actes de cruauté envers les animaux passent de 6 mois de prison et 15 000 euros d’amende à 2 ans et 30 000 euros.

Loi du 16 février 2015 relative à la modernisation et à la simplification du droit et des procédures qui fait de l’animal, dans le Code civil, un « être vivant doué de sensibilité » (article 515-14) et non plus un « bien meuble ».

 

Le droit animal à l’échelle européenne

Plusieurs textes importants de la construction européenne mentionnent la question animale. C’est le cas du traité de Maastricht (1992), qui comprend pour la première fois une « déclaration relative à la protection des animaux ». Elle n’est cependant pas juridiquement contraignante. Le traité d’Amsterdam (1997) inclut un « protocole d’accord sur la protection et le bien-être des animaux » plus ambitieux, car il stipule que, « dans l’élaboration et l’application de la législation communautaire dans les domaines de la politique agricole, des transports, du marché intérieur et de la recherche, la Communauté et les États membres tiendront pleinement compte des exigences en matière de bien-être des animaux ». Enfin, l’article 13 du traité de Lisbonne (2007) préconise « le respect du bien-être des animaux, êtres sensibles ». Le droit européen a ainsi joué un rôle moteur dans l’évolution du statut juridique des animaux dans le droit français.

Notes et références

  1. Crédits illustration : Jan Brueghel l’Ancien, L’Entrée des animaux dans l’arche de Noé / Wikipédia.

Thèmes abordés

Aurélien Barrau

Aurélien Barrau

Astrophysicien. Travaille au Laboratoire de physique subatomique et de cosmologie du CNRS et enseigne à l’université Grenoble-Alpes. Membre honoraire de l’Institut universitaire de France. Docteur en philosophie.

Crédits illustration : Wikipédia.

Louis Schweitzer

Louis Schweitzer

Haut fonctionnaire. Ancien président du groupe Renault, puis de la Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité. Ancien commissaire général à l’investissement et ancien inspecteur des finances. Président de la Fondation Droit animal, éthique et science depuis 2012.

Crédits illustration : Wikipédia.