Perspectives roumaines : une démocratie à l’ombre de Trump et de Poutine

En dépit de la guerre en Ukraine voisine, à la veille des élections législatives et présidentielle des 24 novembre et 1er décembre 2024, la Roumanie semblait vivre des jours tranquilles sous la présidence de Klaus Iohannis, élu en 2014 puis en 2019 pour un second mandat. C’était sans compter sur la victoire très inattendue, au premier tour de la présidentielle, de Călin Georgescu, personnage presque inconnu du grand public, face à la candidate démocrate pro-européenne du parti USR (Union Sauvez la Roumanie), Elena Lasconi. Avec Călin Georgescu est apparue la menace de l’extrême droite souverainiste, anti-OTAN, anti-UE, prorusse et, dans le même temps, séduite par Donald Trump.

Les résultats de cette élection, où Călin Georgescu a remporté 23 % des suffrages contre 19 % pour Lasconi, ont bouleversé le paysage politique et idéologique du pays. Il faut dire que Georgescu n’était donné qu’à 5 %-10 % dans les sondages pré-électoraux ! Le 6 décembre 2024, la Cour constitutionnelle roumaine a pris la décision d’annuler l’élection, en programmant les deux nouveaux tours de la présidentielle les 4 et 18 mai 2025. Les Roumains ont alors plongé dans une crise dont ils ne semblent pas sortis près d’un an plus tard, en dépit de l’accession à la présidence de Nicușor Dan, un mathématicien démocrate pro-européen. Examinons l’évolution du pays depuis la chute du communisme et réfléchissons à ses perspectives.

C. D.

Un pays tourmenté

En décembre 2024, qui était Klaus Iohannis ? Un Président en fin de mandat, qui n’était pas un héritier de la nomenclature communiste mais un politique appartenant à la minorité saxonne de Transylvanie, ayant milité pour le Forum démocratique des Allemands de Roumanie en 1990, et maire apprécié de la ville de Sibiu depuis 2000. Les Roumains semblaient souffler après les crises survenues en 2012 et 2015. 2012 avait, en effet, vu la mobilisation pour une tentative de destitution par référendum du très actif Président Traian Băsescu. 2015, pour sa part, avait été marquée par un scandale de corruption et d’incompétence : le 30 octobre, un incendie avait ravagé une boîte de nuit de Bucarest, le Colectiv, faisant 64 morts et plus de 150 blessés. Des manifestations avaient éclaté dans la plupart des villes du pays, et notamment sur la place de l’Université, à Bucarest, où l’on entendait scander des mots d’ordre tels que « Toate partidele, acceasi mizerie » (« Tous les partis, même misère »).

En dépit de l’intégration au sein de l’OTAN en 2002, lors du sommet de Prague, et au sein de l’UE en 2007, le pays demeurait tourmenté. Les étapes avaient été franchies non sans, en arrière-plan, des réticences, un ressentiment sur lesquels les observateurs semblaient fermer les yeux. La transition du communisme à la démocratie avait été conçue comme un processus inéluctable, une normalisation. L’ambiance idéologique créée par la diffusion d’une lecture simpliste de l’essai de Francis Fukuyama, La Fin de l’Histoire et le Dernier homme (1992), la démocratie libérale promue comme finalité de l’Histoire, avait quelque peu aveuglé.

Lors du sommet de l’OTAN à Madrid, les 8 et 9 juillet 1997, la candidature de la Roumanie n’avait pas été retenue, en dépit du soutien appuyé de Jacques Chirac : Madeleine Albright, conseillère de Bill Clinton, était attachée à une extension prioritaire de l’OTAN vers l’Europe centrale. Ex-membre du pacte de Varsovie depuis sa formation en 1955, la Roumanie, qui restructurait alors une armée surdimensionnée, impliquant d’importantes restrictions de matériels et d’effectifs à l’origine de mouvements de grogne chez les militaires, avait été humiliée.

Les décisions prises lors du sommet de Prague, les 21 et 22 novembre 2002, mirent un terme à son attente. Le lendemain du sommet, G. W. Bush fut accueilli à Bucarest par le Président Ion Iliescu dans une ambiance de liesse populaire, sous un ciel traversé par un arc-en-ciel !

Tout au long de ce processus d’intégration, les gouvernements roumains ont dit et redit leur désir pour les uns, la nécessité sécuritaire pour les autres de maintenir une bonne entente avec Moscou alors que la présence militaro-industrielle des États-Unis se déployait.

 

Héritage communiste et mémoire traumatisée

Le chemin vers l’UE, à partir du dépôt de la candidature de la Roumanie en 1995, a été difficile : indépendance de la justice mise en cause, maltraitance des enfants orphelins et des enfants handicapés, corruption généralisée, pauvreté des campagnes dans les régions de petites propriétés éclatées… autant de questions à traiter chapitre par chapitre1. Quant à l’opinion roumaine, elle se déclarait majoritairement favorable à l’intégration européenne, tout en craignant d’y perdre son identité nationale2.

Ces années de cheminement européen ont été secouées par les initiatives présidentielles d’Ion Iliescu, à la tête du pays de 1990 à 1996 et de 2000 à 2004, puis de Traian Băsescu, de 2004 à 2014. Sous pression de Washington, dont l’influence était appuyée par l’ambassadeur des États-Unis à Bucarest, l’envoyé spécial Alfred H. Moses, ex-président de l’American Jewish National Committee, Ion Iliescu décida d’une opération de condamnation et de lutte contre l’antisémitisme : une vaste étude consacrée à l’Holocauste roumain, qu’ignorait ou « oubliait » une grande partie de la population. Il forma, en 2003, une commission d’étude et de dévoilement de l’histoire de l’antisémitisme, dirigée par Elie Wiesel et Jean Ancel. Le volumineux rapport final tiré de ces travaux fut présenté fin 2004. On y lit que 280 000 à 380 000 Juifs furent exterminés ainsi que 11 000 Roms : déportations et camps de travail en Transnistrie, pogroms à Bucarest et à Iasi en 1941… Le rapport est suivi d’initiatives qui visent à éduquer la population avec des enseignements obligatoires de la Shoah.

Les célèbres éditions Humanitas publièrent le rapport3, disponible par ailleurs en ligne. Certains pans de la société – militaires, intellectuels nationalistes, orthodoxes conservateurs – s’en montrèrent choqués. La focalisation que la Commission Wiesel faisait porter sur l’Holocauste dérangeait : on évoquait une instrumentalisation systématique de la Shoah, on mettait en compétition les horreurs de la Shoah et celles du Goulag, nombre d’intellectuels travaillaient depuis les années 1990 en faveur du retour à la culture nationaliste, souvent inspiratrice de l’extrême droite, de l’entre-deux-guerres comme assise de réassurance anticommuniste4.

Ces dévoilements, accompagnés par la sortie de nombreux ouvrages et articles consacrés au passé des Juifs de Roumanie, troublaient. La condamnation du régime du maréchal Antonescu, allié de l’Allemagne nazie de 1941 à 1944 et responsable, avec les Légionnaires, de l’Holocauste roumain, était loin d’être unanimement acceptée. Au début des années 1990, le souvenir du maréchal avait bénéficié d’un regain de considération : ses travaux réédités circulaient largement et ses portraits figuraient sur les murs du Collège national de défense.

Après les deux années tourmentées qui suivirent les journées de coup d’État et de soulèvement populaire de décembre 1989, la Roumanie de 2014-2024, qui semblait calme, n’a pas échappé à une mémoire traumatisée. Pour les uns, une minorité, le communisme fut une parenthèse. Pour les autres une longue époque : les années 1965-1970 auraient été le temps du « bon Ceaușescu, » « notre Ceaușescu », avant les sombres années 1980, faites de pénuries et de surveillance totalitaire5.

La Roumanie traîne le poids de la corruption, celle de la justice en particulier, sans cesse dénoncée, traquée à coup de vagues de poursuites ponctuelles. C’est ainsi qu’en 2012, l’ex-Premier ministre d’Ion Iliescu, Adrian Nastase, se vit condamné à quatre ans de prison. Interlocuteur habile des Européens, candidat socialiste malheureux à l’élection présidentielle de 2009 face à Traian Băsescu, il illustre, en son parcours, ce que sont les références et l’héritage d’une large partie des élites dirigeantes postcommunistes. Né en juin 1950, Nastase, dont l’éducation et le début de carrière, avec une formation à l’étranger privilégiée avant 1989, se sont déroulés durant les années de fin du régime de Nicolae Ceaușescu, contracta deux mariages successifs avec des jeunes femmes qui avaient l’une et l’autre pour père un haut dignitaire communiste. Dès 1990, il se lança en politique, et fut promu ministre par Ion Iliescu. Chasseur, collectionneur, homme de goût, il s’est construit une importante fortune. Aujourd’hui âgé de 75 ans, il est resté fidèle à Ion Iliescu dont il a célébré l’œuvre politique lors des funérailles de ce dernier, cet été à Bucarest. Socialiste, il était présent en août 2025 auprès de Xi, Kim et Poutine, à Pékin. Nastase perpétue, comme beaucoup d’autres, l’histoire des élites postcommunistes.

S’est ainsi installé en Roumanie un décalage entre une ligne affichée et suivie, celle de la politique euro-atlantiste, et des fondamentaux sociaux et culturels indifférents, hostiles ou étrangers à la culture libérale démocratique. Le passé ne passe pas, en dépit du pas franchi de l’appartenance à l’OTAN et à l’UE. Sans doute parce que la rupture – c’est-à-dire le renversement du couple Ceaușescu et du régime national communiste en décembre 1989 – reste inconfortable. Révolution ? Non. Dynamique de révolte populaire ? Oui. Coup d’État militaire initié ou du moins approuvé par Moscou6 ? Sans aucun doute.

Les témoignages et les enquêtes qui se sont accumulés durant des décennies depuis décembre 1989 éclairent les événements sans répondre à cette question fondamentale : que voulaient les Roumains à cette date ? L’élimination des Ceaușescu, sans nul doute, et avec elle la fin des pénuries, de la surveillance sous l’égide de la Securitate, du culte grandiloquent de la nation et de la personnalité du « Conducator ». Que voulaient les Roumains pour le jour d’après ? Le slogan « Democratia, economia de piata » (« Démocratie, économie de marché ») et le refrain « Jos communismul ! » (« À bas le communisme ! ») envahirent l’espace publique. Dans le même temps, les électeurs roumains, librement, élirent à une forte majorité, en mai 1990, Ion Iliescu à la présidence : un communiste, scientifique formé à Moscou, devenu gorbatchévien, qui s’empressa de nouer un traité bilatéral avec le Kremlin dès avril 1991. Le traité ne fut pas ratifié, vu l’effondrement de l’URSS. Ion Iliescu, à la tête du pays de 1990 à 1996, fut réélu, librement encore, pour quatre ans en 2000.

Les Roumains s’ajustaient entre l’héritage de Ceaușescu, à la tête du parti et de l’État de 1965 à 1989, plus de quarante ans de communisme et ce vent de démocratie libérale capitaliste venu de l’Ouest. Ils étaient en quête de repères stables qui rendraient possible une narration identitaire moins fracturée. Au lendemain de l’élimination du couple Ceaușescu, il n’y eut pas de lustration, pas d’épuration. La seule révolution qu’a connue la Roumanie, c’est celle des années 1945-1963 : éradication, liquidation des anciennes élites, condamnations à mort, internements, camps de travail ou exil.

Une partie des élites post-1989 étaient conscientes de la persistance du poids du passé. Elles se mobilisèrent en faveur d’un nettoyage via la connaissance qui permettrait sinon l’éradication du passé, du moins la sortie des faux-semblants démocratiques. Certains citoyens aspiraient à être informés de ce qui se cachait dans les archives de la toute-puissante Securitate, police politique de surveillance de la population. Il aura fallu dix ans pour que paraisse au Moniteur officiel de Roumanie, le 7 décembre 1999, la loi instituant le Conseil national pour l’étude des archives de la Securitate (CNSAS)7 sous le contrôle du Parlement roumain. L’initiative d’une loi autorisant l’accès aux archives de la Securitate vint d’un sénateur du Parti national paysan chrétien démocrate (PNTCD), parti dont les membres avaient été largement poursuivis durant les années communistes. Ticu Dumitrescu, condamné en 1949 puis en 1958, passa plus de vingt-trois ans en détention avant d’être élu sénateur de 1992 à 2000. Il présidait depuis 1990 l’Association des anciens détenus de Roumanie, qui comptait 98 700 membres à cette date.

La loi de 1999 pourrait laisser croire à une énergie de lustration tardive. En fait, la mise en pratique – l’accès sur demande des citoyens à leur dossier personnel – fut semée d’embûches : le Service du renseignement roumain (SRR), durant les cinq premières années d’existence du CNSAS, rechigna à livrer les dossiers hérités de la Securitate. La présence au sein des gouvernements et du Parlement d’anciens « sécuristes » freina les aspirations au dévoilement. Traian Băsescu obtint en 2004 la livraison au CNSAS de 1,8 million de dossiers ! Cette dernière engendra un trouble profond dans la société, marquée par la révélation de tant de trahisons d’amis, de conjoints, de familles… Très nombreux furent les citoyens à découvrir l’ampleur du contrôle auquel ils avaient été soumis – contrôle qu’ils subodoraient sans en détenir la preuve ni repérer les collaborateurs.

L’accès aux dossiers joua un rôle non négligeable dans le monde politique : chaque candidat à un poste important prenait le risque d’être dévoilé comme ex-collaborateur de la Securitate. Traian Băsescu poursuivit l’offensive de lustration. En décembre 2005, le gouvernement décida de la création d’un Institut pour l’investigation des crimes du communisme, dont la direction fut confiée à Marius Oprea, surnommé par Mirel Bran, correspondant pour le journal Le Monde à Bucarest, le « chasseur de la Securitate8 ». Historien, passionné de justice anticommuniste, Oprea expliqua que son institut cherchait à organiser des banques de données des anciens activistes du Parti communiste, de la Securitate, de la police, de la magistrature, qui avaient contribué à la répression de la population. « Je considère, déclara-t-il lors d’une conférence à l’Institut culturel roumain de Paris, le 25 janvier 2006, que le processus de décommunisation est légitime, qu’il est similaire à celui de la dénazification. » Il remarquait que, par un fait étrange, la plupart des biographies d’hommes politiques au pouvoir commençaient en 1990 : du passé, faisons table rase. Le Président Băsescu a-t-il cru en l’inauguration d’une nouvelle époque ? Il était officier de la marine marchande, directeur en 1989 de l’Inspectorat pour la navigation civile dans le cadre du ministère des Transports, puis ministre des Transports sous la présidence d’Ion Iliescu en 1991-1992. En avril 2006, il créa une Commission présidentielle pour l’analyse de la dictature communiste en Roumanie pour étudier les années 1945-1989. Il avait songé confier la rédaction du rapport à l’Académie. Mais, cette dernière étant encore peuplée d’anciens dignitaires de l’ère Ceaușescu, il chargea le politologue Vladimir Tismăneanu, de retour en Roumanie après s’être exilé aux États-Unis où il avait occupé un poste à l’Université du Maryland, de la direction de cette commission9.

Tismăneanu, connu dans le milieu des sciences politiques, était déjà l’auteur d’une œuvre importante. Son ouvrage Stalinism for All Seasons. A Political History of Romanian Communism, publié à Berkeley en 2003, avait largement circulé. Sa nomination fut immédiatement contestée par les tenants du nationalisme, à droite et à gauche : juif, il appartient à une famille de communistes illégalistes, ayant combattu durant la guerre d’Espagne.

Autre facteur de critique : la Commission n’était pas une commission parlementaire soutenue par des partis politiques. On rétorqua que la mission était purement scientifique. Parmi les membres retenus pour siéger : des historiens de renom, dont Marius Oprea, des représentants de la société civile, des journalistes, d’anciens prisonniers politiques et des exilés de la période communiste. Cette combinaison de témoins et d’historiens posa la question de la méthode de travail : pas assez de rigueur historique d’un côté, pas assez d’empathie avec les souffrances des victimes de l’autre.

Une sociologue américaine de renom, Gail Kligman, demanda l’accès aux archives de l’Institut national des statistiques. Elle cherchait des informations concernant les avortements illégaux – l’avortement ayant été interdit en 1967 par décret de Ceaușescu – ainsi que sur le développement des communautés hongroise et roumaine de Transylvanie : y avait-il eu un processus de « roumanisation » ? Sa requête fut rejetée.

La Commission boucla ses travaux en décembre 2006. Le 18 décembre, Traian Băsescu présenta le rapport au Parlement et proclama que « le régime communiste en Roumanie est illégitime et criminel ». Il précisa : « C’est un régime totalitaire qui est né dans la violence et s’est achevé dans la violence10. » Le Président fut hué par les députés du parti nationaliste Grande Roumanie. L’Église orthodoxe, par la voix du Saint Synode, émit des protestations. Elle récusa les accusations de collaboration avec le régime communiste, et présenta son propre rapport en 2009.

La posture inédite du Président Băsescu en tant que dénonciateur des crimes du communisme posait question : comment traiter Ion Iliescu ? Il fut l’un des acteurs principaux du renversement des Ceaușescu, mais c’était aussi un ex-dignitaire communiste chargé de la répression des étudiants roumains solidaires du soulèvement hongrois de 1956. Il présida, de 1956 à 1960, la Ligue des étudiants communistes. Traian Băsescu fut l’un de ses ministres ! Le passé demeurait mélangé. Le discours de 2006 fut sans portée inaugurale.

 

L’élection de Iohannis

Dans un tel contexte, nombre de Roumains saluèrent, en 2014, l’élection de Klaus Iohannis. Dix ans de présidence. Une fin de mandat fatiguée, en 2024. Iohannis échoua à convaincre grâce à un projet mobilisateur. Il était devenu impopulaire.

Quelques gestes le situèrent, en 2015, dans la ligne de relecture du passé portée par Traian Băsescu. Iliescu, alors âgé, fut poursuivi, avec d’autres personnalités de l’époque, pour avoir décidé en juin 1990 puis en septembre 1991 de lancer les travailleurs contre les manifestants anticommunistes qui occupaient la place de l’Université à Bucarest en chantant « Plutôt mort que communiste ». Les opérations « minériades » conduites par les mineurs amenés de la vallée du Jiu, avec leur tête le chef syndicaliste Miron Cozma, persuadés de lutter contre les fascistes qu’étaient à leurs yeux les démocrates, furent très violentes. La poursuite, initiée en 2015, n’avait toujours pas abouti à une condamnation lors du décès d’Ion Iliescu, en 2025.

La société roumaine était confrontée à ses freins, à ses limites d’engagement démocratique. Klaus Iohannis était dépourvu de projet spécifique. Les dés de la « normalisation » avaient été jetés avant son élection, avec l’intégration au sein de l’OTAN et de l’UE. Il fut bientôt qualifié de « roi fainéant ».

Les années de la présidence Iohannis furent celles de la formation de deux forces politiques nouvelles et opposées : AUR11 (Alliance pour l’unité des Roumains), en pleine ascension depuis 2024, et l’USR (Union Sauvez la Roumanie).

L’USR a été créé en 2016 par Nicușor Dan dans la foulée de l’Union pour sauver Bucarest. Le parti, libéral, pro-européen, écologiste, engagé dans la lutte anticorruption, soutient Maia Sandu et son parti pro-européen PAS (Action et Solidarité) en Moldavie. Lors des élections législatives de novembre 2024, l’USR recueille un peu plus de 12 % des suffrages. À l’opposé de l’USR, on trouve donc le parti AUR, fondé en 2019 par George Simion avec, en coprésidence, Claudiu Târziu, à la tête de la maison d’édition Rost et de son magazine mensuel dévoué à la résurrection nationale et chrétienne. La percée d’AUR surprend : 9 % aux législatives de 2020, 14 % aux élections européennes de 2024 et 18 % aux législatives de 2024.

Deux événements frappent le pays au début des années 2020 : l’épidémie de Covid et l’offensive russe en Ukraine, en février 2022. L’épreuve Covid met en lumière le délabrement du système de santé et la méfiance de la population vis-à-vis de ses dirigeants : 66 919 morts recensés en septembre 2022 pour 19,07 millions d’habitants. Manque d’investissements dans le système hospitalier, manque de médecins, trop d’exilés à l’étranger : la Roumanie comptait 23,06 millions d’habitants en 198812. Le complotisme antivaccin émanant des milieux d’extrême droite et soutenu par de nombreux popes a sévi. Ainsi, Diana Șoșoacă, sénatrice membre du parti AUR, élue en 2020 et bientôt députée européenne en 2024, ayant rejoint le parti extrémiste SOS Roumanie en 2022, lance une campagne antivaccin très médiatisée. Elle se rend dans les hôpitaux et centres de vaccination pour y prendre la parole.

 

La guerre d’Ukraine

L’offensive en Ukraine ne soulève pas, en février 2022, d’inquiétude véritable au sein de la population. Le pays est un bastion de l’OTAN, sur le flanc est européen. La France assumant le rôle de nation cadre de l’OTAN en Roumanie, son armée a installé en 2022 un bataillon multinational à Cincu, en Transylvanie. La Roumanie abrite la base de Deveselu, pièce maîtresse du système de défense antimissile des États-Unis. La base Mihail Kogălniceanu, proche de Constanța, connaît une très grande extension, décidée en 2018 et renforcée en 2024, puisqu’elle est destinée à s’étendre sur près de 3 000 hectares et est appelée à devenir la plus grande installation de l’OTAN en Europe13.

Le conflit entraîne l’arrivée massive de réfugiés ukrainiens – environ 110 000 en 2023 – dont plus de 70 000 résident encore aujourd’hui dans le pays. Depuis 2024, ce mouvement s’est accru avec l’arrivée de jeunes hommes cherchant à échapper à la mobilisation en se réfugiant dans les Carpates. L’aide financière accordée par l’État aux réfugiés qui présentent un certificat de travail et les difficultés relatives à la scolarisation de leurs enfants sont bientôt sources de mécontentement. En 2023, les céréaliers roumains se mobilisent contre l’exportation des blés ukrainiens qui gênent leurs propres exportations par le port de Constanța. Les Présidents Zelinsky et Iohannis passent un accord en octobre 2023 afin de renforcer le partenariat stratégique et la coopération économique et logistique de leurs deux pays.

Durant des années, les relations de la Roumanie avec l’Ukraine ont été difficiles : désaccord sur le tracé de la frontière, sur la délimitation des eaux territoriales… Le traité de bon voisinage de 1997 puis l’arrêt de la Cour internationale de justice de 2009 mirent fin au litige. Reste l’inquiétude avancée par Bucarest quant à la protection de la langue roumaine pour ses minorités en Ukraine, où vivent environ 400 000 roumanophones. En effet, en 2017, avec un objectif de dérussification, Kiev avait décidé d’un quota d’enseignement de l’ukrainien dans les écoles secondaires. La minorité roumanophone s’insurge depuis.

À présent, la guerre nourrit un fort courant pacifiste. Les régions du delta du Danube, notamment la ville de Tulcea, sont frappées par la proximité physique de la guerre. Un drone russe survole dans le ciel roumain, le 13 septembre 2025. Le parti de droite AUR et les petits partis extrémistes, depuis quelques mois, dénoncent ouvertement l’OTAN et attaquent le Président Macron, considéré comme un va-t-en-guerre et devenu la cible de toutes les rumeurs : ainsi, la France entretiendrait des troupes « coloniales » en Roumanie – il s’agit en réalité de la base OTAN à Cincu ! Elle se serait aussi ingérée dans le déroulement de l’élection présidentielle roumaine du 1er décembre 2024. George Simion, invité de CNews le 16 mai 2025, déclare : « Je n’aime pas les penchants dictatoriaux de Macron. La France est un pays où les ayatollahs décident qui peut gouverner. La France a perdu sa relation avec Dieu. »

Pour sa part, le Président Nicușor Dan, mathématicien formé à l’École normale supérieure à Paris et pro-européen, est clair : il s’est exprimé, reprenant la ligne suivie par Klaus Iohannis en 2024, lors du sommet de l’OTAN du 25 juin 2025 à La Haye, pour confirmer le soutien de son pays à l’Ukraine et à la Moldavie et pour appeler à une attention accrue sur le flanc est de la mer Noire, région d’importance stratégique pour la sécurité euro-atlantique. Il soutient la « coalition des volontaires » initiée par le Président Macron.

À l’opposé, Călin Georgescu, son disciple George Simion et l’europarlementaire Diana Șoșoacă souhaitent un démembrement de l’Ukraine et la récupération par la Roumanie des terres peuplées par ses minorités, en Bucovine notamment. Călin Georgescu demande, en août 2025, une réduction drastique des dépenses militaires ; Anamaria Gavrilă, fondatrice en 2020 du Parti de la jeunesse (POT), parti de droite extrémiste, suivie par George Simion, réclame un référendum pour bloquer l’aide à l’Ukraine, un deuxième sur les dépenses militaires (ces dernières ayant triplé en dix ans, elles représentent 2,5 % du PIB) et un autre encore sur la participation de la Roumanie à une éventuelle opération de paix en Ukraine.

La Roumanie est clivée : une vision souverainiste, nationaliste, porteuse des valeurs de la chrétienté orthodoxe face à un engagement de fidélité à l’ancrage euro-atlantiste. Le contexte régional, la guerre refusée, l’ambiance européenne, la montée des droites souverainistes, les ambitions de puissance idéologique et territoriale de Poutine, l’évolution du régime de Trump vers un autoritarisme idéologiquement impérialiste, enfin l’ingérence des acteurs étrangers témoignent des fragilités du moment.

 

Les élections de décembre 2024 et de mai 2025

C’est dans ce contexte que s’est produit le choc de l’élection présidentielle du 1er décembre 2024. Un quasi-inconnu, Călin Georgescu, qui se présente comme indépendant tout en étant lié au parti AUR, remporte le premier tour sans avoir fait campagne ni dépensé un centime, selon ses dires. Les recherches au sujet de son parcours et les enquêtes sur les modalités de cette élection se multiplient sur-le-champ : des analyses sont conduites par le Conseil suprême de la défense nationale roumain (CSAT) et une enquête est lancée par la Commission européenne sur le réseau TikTok, avant que ne paraissent les études du Foreign Policy Center au Royaume-Uni14 et de Viginum en France15, cette dernière ayant été relayée par une publication très informée de la revue Le Grand Continent16.

Le 6 décembre 2024, la Cour constitutionnelle roumaine (CCR) tranche : l’élection présidentielle du 1er décembre est annulée. Le Parlement, élu le 24 novembre, est prêt à siéger. Le mandat du Président Iohannis est prolongé ; il démissionne le 10 février 2025. La décision de la CCR déclenche des manifestations à répétition dans le pays, sans tentative de coup d’État pour installer au pouvoir Călin Georgescu. Pour plusieurs raisons, sans doute. Georgescu, gagnant, n’a obtenu que 23 % des suffrages, le parti AUR qui lui est dévoué a été devancé aux législatives par les Socialistes et les révélations faites sur l’entourage de Georgescu inquiètent : son garde du corps et homme de main, Horațiu Potra, est présenté comme un redoutable conspirateur. Ex-légionnaire, ex-mercenaire en Afrique, celui qui est surnommé le « Prigojine » roumain recrute des centaines de membres des forces de l’ordre roumaines : gendarmes, policiers, militaires du ministère de la Défense, agents des services de Renseignement. Poursuivi par la justice fin décembre 2024, Potra s’enfuit à Dubaï où il est arrêté le 24 septembre 2025.

Enfin, les slogans de Călin Georgescu, le programme de son disciple George Simion sont flamboyants en tant que projet nationaliste mais inconsistants sur le plan économique. Clamer que le pays a été vendu à l’étranger par des élites pourries depuis plus de trente ans ne fait pas un programme. Le souhait de l’autarcie ne mobilise pas. Or, depuis 2023, l’économie du pays souffre d’un ralentissement tant de la production que des investissements étrangers. La croissance stagne, l’inflation persiste autour de 5-6 %. La Roumanie est confrontée à une sous-exécution des dépenses d’investissements retardant la conduite des projets et la capacité à bénéficier pleinement des fonds européens17.

Le programme nationaliste est nourri des ambitions mégalomaniaques des trente dernières années du régime de Ceaușescu, des références à la culture mystique orthodoxe des légionnaires des années 1930, autour d’un pilier : « La Roumanie aux Roumains18. » George Simion s’est rendu célèbre par des gestes spectaculaires : son mariage de style paysan en 2022 avec plus de 4 000 invités en costumes traditionnels autour de tables porteuses de mets roumains, animé par des musiques folkloriques, en présence de l’archevêque Teodosie de Tomis. Dans cette veine traditionaliste, Călin Georgescu, en mémoire des périples du légionnaire Codreanu sillonnant les villages à cheval, se fait photographier en cavalier, vêtu de la blouse traditionnelle. Au-delà de ces références au passé, les ultranationalistes s’inspirent des postures de l’univers MAGA : ils adoptent, par exemple, le discours résolument anti-écologique de Donald Trump. Călin Georgescu et le parti AUR, tout comme les petits partis extrémistes, bénéficient aujourd’hui du soutien ouvert de larges franges de l’Église orthodoxe, en particulier de l’archevêque Teodosie qui décrit Georgescu comme un « envoyé de Dieu » et voit en Vladimir Poutine « un bâtisseur d’églises ». Georgescu collabore avec la Fratia Ortodoxa, association néolégionnaire.

On peut supposer, pour comprendre l’évitement d’un coup d’État à l’annonce de l’annulation de l’élection, que la démonstration des faits avérés d’une manipulation coordonnée lors de la présidentielle (influenceurs rémunérés de manière dissimulée, publication massive de vidéos et de commentaires comprenant des hashtags et certains mots clefs…) a dérouté l’opinion, alors que la République de Moldavie se débattait contre l’ingérence et la désinformation russes à la veille de ses élections législatives, fixées au 28 septembre 2025.

Enfin, n’y a-t-il pas une contradiction entre le slogan « La Roumanie aux Roumains » et les interventions directes des « trumpistes », le soutien de personnalités de l’extrême droite française en faveur de Călin Georgescu et de George Simion ? J. D. Vance a condamné l’annulation de l’élection de décembre 2024 – confirmation confirmée par le Département d’État, le 13 août 2025. Elon Musk fustige la Cour constitutionnelle roumaine sur ses réseaux. Les intérêts immobiliers de la famille Trump se développent à Bucarest, soutenus par la Trump Organization conduite par Donald Trump junior19. George Simion assiste à la cérémonie d’investiture de Donald Trump à Washington en janvier 2025, où il est invité comme chef du parti AUR et vice-président du groupe des Conservateurs et Réformateurs européens. À l’annonce, en mars 2025, de l’exclusion de Călin Georgescu pour la présidentielle de mai, Éric Zemmour, Jordan Bardella et Nicolas Dupont-Aignan évoquent sur X un déni de démocratie. Medvedev réagit furieusement20.

Les médias interrogent de plus en plus ouvertement les agissements de Călin Georgescu à Vienne, de 2012 à 2021 : contrairement à ses dires, il n’était pas accrédité comme diplomate ! C’est à Vienne encore que George Simion se rend clandestinement dans la nuit qui suit le premier tour de la présidentielle du 4 mai, pour fêter la victoire, qu’il croyait acquise, auprès de l’Américain Brian Brown, président du World Congress of Families21. Brown soutient Igor Dodon, ex-président de la République de Moldavie, prorusse, il s’affiche avec Călin Georgescu et est en contact avec les réseaux russes en Géorgie.

En dépit des informations qui se sont multipliées depuis le 1er décembre 2024, la biographie de Călin Georgescu présente encore des éléments incertains. Les débuts de sa carrière sont clairs : le jeune agronome, docteur en pédologie, devient chef du bureau sénatorial de l’environnement au Parlement de Bucarest en 1991 ; il dirige ensuite une ONG écologiste, puis se présente comme délégué de la Roumanie pour le Programme des Nations unies pour l’environnement. Il est associé au Club de Rome, à Vienne puis en Suisse à Winterthur.

Ce sont les années 2011-2021, celles du long séjour de Călin Georgescu et de sa famille à Vienne, qui interrogent. D’où viennent leurs revenus ? Le ministère des Affaires étrangères roumain relève en septembre 2011 sa fonction de rapporteur spécial sur les conséquences néfastes de déversements de produits toxiques. Ses liens avec la Russe Elena Smelova, ex-manager de la campagne de Poutine en 2018, ses relations avec un homme d’affaires controversé, gérant de sociétés de médias, Roland Schatz, troublent. Les révélations s’égrènent au fil des enquêtes journalistiques et des témoignages, notamment ceux de Markus Reisner, ex-ministre de la Défense autrichien, et de Cornelius Granig, président de l’Institute for Security Research and Crisis Management dépendant de l’université Sigmund-Freud de Vienne22.

En dépit de la crise ouverte par l’annulation de l’élection, la vie politique s’est poursuivie dans le cadre des institutions, celui de la Constitution de 1991 révisée en 2003, en vue d’une nouvelle élection présidentielle, fixée aux 4 et 18 mai. Une fois encore, le pays retient son souffle à l’heure de départager George Simion et le candidat Nicușor Dan. Simion, soutenu par Georgescu, a cru en la victoire au soir du 4 mai, mais il doit s’incliner lors du second tour, en remportant 46 % des suffrages face à Nicușor Dan, qui recueille 54 % des voix. « La victoire de la lumière ne se décide jamais par des élections », déclare Călin Georgescu, le 19 mai ! 90 % des électeurs de AUR considèrent que cette élection est frauduleuse.

 

Nicușor Dan

Nicușor Dan, apprécié comme maire de Bucarest depuis 2020, a des atouts, bénéficiant notamment du soutien du parti USR et de celui des Libéraux. Son curriculum vitae semble dépourvu d’affaires de corruption. Il s’engage toutefois, avec son gouvernement fragile de coalition entre les Socialistes, les Libéraux, l’USR et le parti de la minorité hongroise, dans une option soutenue par un discours malhabile : miser sur la reprise en mains de l’économie, avec un programme de réduction des dépenses, de lutte contre la corruption, de réforme fiscale, de sanction de l’évasion fiscale et d’augmentation de la TVA. En quelques mois, sa cote de popularité décline. Sa simplicité – qui le conduit à refuser de loger au palais présidentiel ou à choisir pour un déplacement privé la compagnie Ryan Air – déconcerte. Il est affaibli par les tensions constantes entre Libéraux et Socialistes : la tradition libérale plonge dans l’aile occidentaliste de la culture de l’entre-deux-guerres, les racines des Socialistes remontent au Front de salut national installé au pouvoir fin décembre 1989 sous la direction d’Ion Iliescu.

L’engagement euro-atlantiste ferme de Nicușor Dan inquiète un pays accroché au pacifisme. Il manque un langage, celui de la justice. Les réformes drastiques suscitent grèves et manifestations contre la réduction des personnels de l’administration centrale et locale, contre la réduction des salaires des magistrats, contre le contrôle des bourses étudiantes. Le nouveau pouvoir traîne, sur la défensive, en des négociations sans fin, régulièrement menacées par les motions de censure déposées par le parti AUR : les réformes sont bloquées…

Le gouvernement s’emploie, à coup de décisions de justice, à empêcher les manifestations souverainistes et à poursuivre les personnalités extrémistes : le 21 juin 2025, le Parlement adopte une loi qui punit de peines de prison de trois à dix ans la distribution de matériel fasciste, la promotion de personnalités fascistes, l’établissement d’organisations légionnaires… Călin Georgescu est poursuivi en plusieurs temps : à la suite de l’annulation de l’élection, il est placé sous contrôle judiciaire, le 6 février 2025 ; le 9 mars, il est interdit de candidature à la future présidentielle par le Bureau électoral ; le 16 septembre, il est renvoyé en justice pour un nouveau dossier, tentative de coup d’État – accusation portée dans le même temps contre Horațiu Potra. Chacune de ces mesures embrase ses partisans, qui descendent en masse dans les rues.

Le 18 septembre 2025, Georgescu compare son destin à celui de Donald Trump, en déclarant : « Je ne renoncerai pas à la vérité, quel qu’en soit le prix, même à coups de fusil. » D’après un sondage publié dans le quotidien Epoch Times le 20 septembre 2025, près des trois quarts des Roumains (74 %) estiment que leur pays suit une voie inquiétante. À la même date, en cas d’élections législatives, le parti AUR obtiendrait 41 % des suffrages, contre 19 % aux Socialistes et 13 % au Parti libéral.

Les partis traditionnels sont affaiblis, faisant figure de représentants de l’ancien système. AUR cherche à incarner la rupture. George Simion a choisi de s’inscrire dans le jeu politique encadré par les institutions. Călin Georgescu bénéficie paradoxalement des condamnations dont il fait l’objet. Il se présente comme une victime, dénonce la justice qui agit contre le peuple. Il s’est très peu exprimé lors de la campagne présidentielle menée par George Simion. Salué par ses partisans comme « envoyé de Dieu », il ne se souille pas dans la mêlée politicienne.

 

L’évolution n’est pas tracée

Plus qu’une nostalgie des droites de l’entre-deux-guerres ou du national-communisme, symptomatique du mal-être actuel, c’est une rupture nette qui est souhaitée, accompagnée d’une condamnation des partis politiques résumée par la formule « Tous pourris ». Călin Georgescu incarne cette rupture. Si le mouvement AUR et les partis extrémistes présentent une faiblesse, c’est leur silence face aux enjeux de la modernité : pas de Silicon Valley en Roumanie. La rupture consiste en l’inversion des valeurs : les souverainistes et les extrémistes de droite revendiquent de représenter la démocratie contre les tenants de la censure au pouvoir à Bucarest et au Parlement européen. Diana Șoșoacă n’hésite pas à s’y présenter avec une muselière pour signifier l’interdiction de droit à la parole qu’elle subit.

Que la Roumanie s’oriente vers une dynamique révolutionnaire souverainiste portée par une philosophie politique d’un nationalisme essentialiste est possible ; l’émergence de Călin Georgescu en serait le signal. Mais ce serait faire croire à l’invention d’une nouveauté alors que les thèmes fondamentaux de son discours trouvent leur source dans la culture antilibérale des années 1930 et se nourrissent des accents triomphalistes de Ceaușescu, inventeur de l’expression « Epoca de Aur » pour qualifier les années de son exercice du pouvoir – un terrorisme d’État communiste.

L’évolution de la Roumanie n’est pas tracée en cette fin d’année 2025. À l’Est, les situations ne sont pas figées : les Moldaves, lors des législatives du 28 septembre 2025, ont barré la route aux candidats prorusses en accordant aux pro-européens du parti de Maia Sandu 55 mandats sur 101, en dépit d’une campagne intense de désinformation sous l’égide de Moscou. Nicușor Dan soutient la politique d’intégration dans l’UE que promeut la Présidente Maia Sandu, approuvée en novembre 2024 par le vote du référendum moldave d’adhésion majoritaire à l’intégration dans l’UE.

Les rapports de forces, en termes idéologiques et militaires, aux niveaux régional et international, sont mouvants. Poutine a-t-il les capacités de faire de l’Ukraine une vassale ? Ce scénario remettrait en question la politique de la sécurité de la mer Noire conduite par l’OTAN et par la Roumanie. Quelles sont les intentions durables, la stratégie de Donald Trump, dans la gestion de sa relation avec Poutine ? Passera-t-il, de manière décisive et suivie, d’une diplomatie d’entente à une position d’hostilité et de confrontation reposant sur l’emploi de la force ? Les dynamiques idéologiques accompagnent les mouvements géopolitiques : les droites auxquelles est alliée la droite roumaine montent en puissance dans la plupart des démocraties européennes. En Roumanie, leur discours politique, calqué sur les prises de position trumpistes, manque d’un relief spécifique.

Le 1er octobre 2025, Călin Georgescu lance un projet en cinq points : des lois simples à portée de tous, des fonctionnaires instruits, des taxes et des impôts faibles, une monnaie stable, un pays propre. Mais, au-delà du simple programme politique minimaliste, il faut compter sur la force et l’exaltation de l’assise chrétienne. La puissance de cette chrétienté conservatrice, les États-Unis de Trump, modèle de Călin Georgescu et de George Simion, et Poutine, héros de la Russie garante des valeurs traditionnelles de la civilisation européenne23, l’incarnent.

Les Roumains vont-ils être confrontés – même si cette question dépasse les frontières de la Roumanie – à un choix : l’inconnu du chaos ou la révolution conservatrice ? Aux lendemains des journées de décembre 1989, la population espérait : « Sa Fie Linistit » (« Que tout soit calme »). Et, telle une petite musique qui mérite d’être entendue, une journaliste du quotidien démocrate humaniste România Libera, Dana Macsim, écrit le 22 septembre 2025 :

Nous sommes un peuple avec des urnes pleines d’illusions et un avenir vide d’options. Avec l’annulation de l’élection, la Roumanie est entrée dans la zone rouge de la démocratie fragile : le mécontentement devient capital politique, mais le capital politique se transforme en chaos.

Notes et références

  1. A. Roger, Fascistes, communistes et paysans. Sociologie des mobilisations identitaires roumaines (1921-1989), Éditions de l’Université de Bruxelles, 2002, p. 251-252 : « Les 2/3 des paysans recensés au début des années 1990 ne forment aucun projet d’investissement ; ils consacrent la totalité de leur récolte à leur propre consommation et se procurent les biens qu’ils ne peuvent produire eux-mêmes par un système de troc. »

  2. A. Capelle-Pogăcean, « Roumanie : imaginaires de l’ouverture et de la fermeture », in P. Michel (dir.), Europe centrale, la mélancolie du réel, CERI/Autrement, 2004.

  3. M. Carp, Cartea Neagra. Le Livre noir de la destruction des Juifs de Roumanie. 1940-1944, traduit du roumain, annoté et présenté par A. Laignel-Lavastine, Denoël, 2009.

  4. G. Voicu, « L’attitude des intellectuels roumains face à la Shoah et à sa mémoire dans la Roumanie postcommuniste », traduit du roumain par N. Véron, Revue d’Histoire de la Shoah, nº 194, 2011/1, p. 583-618.

  5. C. Durandin, Ma Roumanie communiste, L’Harmattan, 2023.

  6. C. Durandin en collaboration avec G. Hoedts, La Vérité sur un coup d’État communiste, Éditions François Bourin, 2009, et P. Siani-Davies, The Romanian Revolution of December 1989, Ithaca, Cornell University Press, 2005.

  7. R. Ursachi, La Justice de transition en Roumanie postcommuniste : usages politiques du passé, thèse de doctorat dirigée par P. Birnbaum, 2012, id., « Le rapport au passé en Roumanie. Entre lustration et frustrations », Le Courrier des pays de l’Est, nº 1066, 2008, p. 80-88, et A. Mihalache, « Sur les usages publics du secret : les archives du Service secret communiste roumain », L’Atelier du Centre de recherches historiques, 2009, consultable en ligne.

  8. M. Bran, « Le “chasseur de la Securitate” était trop curieux », Le Monde, 5 mars 2010.

  9. Cr. Vasile, « The presidential Commission for the analysis of the communist dictatorship in Romania », in L. Stan & N. Nedelsky (éd.), Encyclopedia of Transitional Justice, Cambridge University Press, 2012, p. 366-371.

  10. Cité in M. Bran, « Roumanie : les crimes perpétrés sous la dictature pourraient devenir imprescriptibles », Le Monde, 20 décembre 2006.

  11. Ceaușescu qualifiait ses années au pouvoir de 1965 à 1989 d’« Epoca de Aur » (« Âge d’or »).

  12. R. Séchet & D. Vasilcu, « Les migrations de médecins roumains vers la France, entre démographie médicale et quête de meilleures conditions d’exercice », Norois, nº 223, 2012, p. 63-76.

  13. Au mois de mai 2025, se déroule, sans tentative de contestation ou de sabotage, l’exercice de l’OTAN Dacian Spring, avec un déploiement de 4 000 hommes.

  14. Foreign Policy Center, « Networks of influence : decoding foreign meddling in Romania’s elections », décembre 2024, consultable en ligne.

  15. Viginum, « Manipulation d’algorithmes et instrumentalisation d’influenceurs. Enseignement de l’élection présidentielle en Roumanie & risques pour la France », février 2025, consultable en ligne.

  16. E. Popescu & A. Revol, « Les hommes de Georgescu : enquête sur le changement de régime en Roumanie », Le Grand Continent, 1er mars 2025.

  17. Direction générale du Trésor, « Roumanie. Indicateurs et conjoncture économique », données pour 2024 consultables en ligne.

  18. Tr. Sandu, Un fascisme roumain. Histoire de la Garde de fer, Perrin, 2014.

  19. En juin 2025, Trump acquiert un immeuble de luxe dans le quartier Pipera (judet d’Ilfov) de Bucarest comme résidence pour le personnel de l’ambassade.

  20. Poutine, lors de la réunion Valdaï à Sotchi, le 2 octobre 2025, dénonce « la transformation sans fin des procédures électorales démocratiques en une farce et manipulation de la volonté du peuple, comme c’est arrivé en Roumanie ».

  21. C. Durandin, « Roumanie. Que retenir de la tempête des élections présidentielles ? », Diploweb.com, 21 mai 2025.

  22. S. Semeniuc & D. Tăpălagă, « Calin Georgescu’s ties to Putin’s campaign manager exposed in Austrian radio debate », G4media.ro, 15 mai 2025.

  23. M. Simakova, « Le Rapport Karaganov : Poutine et la nouvelle doctrine de l’homme russe », traduit du russe par G. Lancereau, Le Grand Continent, 12 septembre 2025.

Thèmes abordés

Catherine Durandin

Catherine Durandin

Ancienne élève de l’École normale supérieure, docteur ès lettres, professeur honoraire de l’INALCO. Dernier ouvrage paru : Moldavie : le défi, un pari (Éditions Petra, 2024).