Armand Laferrère, membre du comité de rédaction de Commentaire et ancien élève de l’École normale supérieure, a souhaité réagir à la lettre ouverte dans laquelle Joseph Morreau, étudiant de la Rue d’Ulm contraint d’écrire sous pseudonyme, relatait sa cérémonie de remise de diplôme, aux allures de manifestation pro-palestinienne.
Commentaire
Chers camarades,
Il y a maintenant trente-sept ans que j’entrai Rue d’Ulm, mon concours en poche, impressionné et fier de m’inscrire dans la lignée d’Évariste Galois, Blum, Bergson, Sartre et Aron. Cette durée doit vous paraître aussi longue que l’Histoire.
J’ai tenté, autant que j’ai pu, de bien remplir ces années. J’ai eu plusieurs métiers, j’ai écrit quelques livres. J’ai changé comme vous changerez : je lis un peu plus d’essais qu’alors, et beaucoup moins de littérature. La vie a fait son œuvre. Mon cœur a planté ses racines dans le pays que vous haïssez sans le connaître – un pays que j’aimais déjà par tradition familiale, mais que je ne connaissais pas davantage que vous aujourd’hui. C’est ce pays qui doit m’accueillir, si D- me prête vie, lorsque viendra le temps de mettre fin à ma carrière.
Et pourtant je reste profondément normalien. Je sais ce que sont les Ernests, la Courô, un tala ou le couloir Jaune. Je sais encore apprécier un bon canular. Je connais l’atmosphère des discussions enflammées au cœur de la nuit, leurs références savantes que l’on n’entend nulle part ailleurs, leurs médisances et leurs folies.
Et, vous aussi, je vous connais. Longtemps avant votre naissance, c’étaient des drapeaux rouges qui décoraient notre école, non le drapeau palestinien dessiné en 1916 par le sioniste Marc Sykes. Ils étaient le symbole de massacres bien plus terribles que ceux que les habitants de Gaza ont commis le 7 octobre – plus effroyables même, par leur étendue, leur durée et le nombre des bourreaux, que la grande boucherie qui a détruit naguère le tiers de mon peuple.
Pourtant, les étudiants qui agitaient ces drapeaux n’étaient pas des monstres. Ils n’auraient pas été capables de participer eux-mêmes aux meurtres, aux viols et aux tortures dont ils se faisaient semi-consciemment les chantres.
Ils voyaient dans leur engagement une occasion d’exercer leurs talents rhétoriques. Je ne peux pas les blâmer : c’est une compétence qui leur a servi toute leur vie.
Ils rivalisaient, comme nous l’avons tous fait, les uns avec les autres pour l’accès à des partenaires sexuels ; et nous savons comme la révolution est douce à ceux qui donnent l’illusion de la diriger.
Ils souffraient, comme vous, du décalage entre l’excitation intellectuelle de leurs études et la carrière plutôt morne qui semblait se dessiner. Au milieu du creuset intellectuel exceptionnel qu’est notre école, quelques mois ou quelques années de passions extrémistes créent des souvenirs attendrissants, qui permettent de passer ensuite avec plus d’équanimité aux mesquineries de la vie universitaire ou à la banalité d’autres carrières.
Les gauchistes ont passé leur chemin comme vous passerez le vôtre. Je peux compter sur les doigts d’une main ceux qui avaient encore les mêmes opinions à 35 ans. La plus grande partie de ceux qui demeurent en retirent un avantage direct : leur extrémisme leur permet de passer à la télévision, ce qui rassure un peu l’ego quand le corps vieillit. Un très petit nombre s’est coupé entièrement de la réalité. Ils continuent à poursuivre les chimères de la jeunesse sur le retour de l’âge, parce qu’ils n’ont jamais réellement vu le monde. Ils n’inspirent que la pitié.
Le chemin que la majorité de nos révolutionnaires a suivi, vous le suivrez aussi. Vous prendrez de l’âge, du poids et des responsabilités. Vous comprendrez que la vie n’a pas grand-chose à voir avec les slogans des campus. Vous ne parlerez bientôt de crimes du sionisme ou de peuple palestinien qu’avec le même sourire ironique et gêné qu’ont vos anciens quand ils parlent de lutte des classes.
Je n’ai pas honte d’être normalien : vos débordements sont un phénomène classique, qui se produit souvent quand on mêle une intelligence supérieure et une complète ignorance des faits, une ambition légitime et une réalité décevante. Ils passeront comme passe l’acné. Ils ne diminuent en rien la fierté que je garde, après près de quarante ans, de partager le titre de normalien avec tant de génies de l’histoire de France.
Il n’est qu’un point sur lequel, si je puis me permettre, vous semblez être pires que les générations précédentes : il n’est pas normal que notre camarade Joseph Morreau ait été contraint d’utiliser un pseudonyme. Les excès rhétoriques sont parfaitement normaux parmi les révolutionnaires, mais la menace physique ne devrait pas être admissible entre nous. Rien de tel ne se produisait à l’époque des drapeaux rouges. La minorité libérale ou réactionnaire se faisait joyeusement insulter, mais n’avait pas à craindre pour son intégrité.
Certes, les auteurs des slogans que vous répétez mécaniquement, bien installés à Téhéran ou à Doha, sont, contrairement à vous, d’authentiques brutes meurtrières, pour qui la violence va de soi. Mais ceux qui rédigeaient les slogans des gauchistes à Moscou et Pékin l’étaient aussi. Pourquoi ne pas faire preuve de la même retenue que vos anciens ? Vous êtes entre camarades ; vous vieillirez ensemble. Il serait sot de créer des ruptures irréparables au nom d’opinions que vous aurez abandonnées d’ici trois ans.
D’ici quelques mois doit naître en Israël, si D- veut, une petite fille qui sera la première personne à m’appeler Grand-père. Mais elle ne connaîtra pas le mot français avant longtemps. Elle dira « Saba » et grandira dans la langue de ses ancêtres, sur leur terre, parmi les collines que nos prophètes ont chantées dans le Livre des livres.
Il faudra de longues années pour que l’enfant devienne femme. Ces années seront aussi celles pendant lesquelles, progressivement ou subitement, vous abandonnerez presque tous votre antisionisme. Votre première surprise sera de voir Israël gagner, comme toujours, la guerre dont vous pensez aujourd’hui qu’elle le mettra à genoux. Un jour, vous converserez avec des Israéliens, d’abord sans le savoir ; et vous serez un peu gênés de voir des hommes et des femmes comme vous, sans haine ni fourberie. Peut-être finirez-vous – vous êtes normaliens, après tout – par lire les livres qui narrent l’histoire de la région ; et vous comprendrez à quel point votre bouillie idéologique de 2024 était insensée.
La Palestine continuera à n’être que la matière de rêves malsains, que de plus jeunes reprendront quand vous passerez à autre chose. Il est très peu probable qu’elle devienne un État fonctionnel. Ce n’est pas parce que les Juifs, ou d’autres, lui refuseront l’existence : ils l’ont proposée dix fois. La tragédie des Palestiniens est toujours la même : leurs dirigeants refusent qu’on leur donne un pays si les Juifs doivent, eux aussi, en avoir un. Ils refusent l’effort de gérer des services publics – pourquoi le feraient-ils quand ils peuvent manger seuls les milliards que le monde envoie à leur peuple ? Leur travail est aisé : ils n’ont rien de plus à faire que de répéter des slogans qui seront repris sans réfléchir par des étudiants étrangers, interdire à leur peuple de parler de paix et le préparer sans cesse à d’autres guerres ingagnables.
Dans dix ans, dans vingt ans, peut-être voudrez-vous voir de vos yeux la réalité que vous aurez passé votre jeunesse à nier. Quand vous visiterez Israël, ne passez pas tout votre temps dans le centre, comme font les touristes. Venez, en camarades, visiter les montagnes du Nord, là où l’ancienne terre des Juifs rencontre celle des Phéniciens et où la minorité arabe n’est qu’une adjonction tardive. Peut-être serai-je encore là, vieillard chenu parlant hébreu avec l’accent maniéré du Quartier latin. Peut-être reposerai-je sous la terre d’Israël ; mais que cela ne vous arrête pas. Avant de partir, j’aurai dit à ma petite-fille de vous attendre et de vous offrir à boire.