Se présenter était naguère simple exigence de courtoisie. L’ère actuelle du soupçon en a fait une démarche essentielle, pathétique et risquée ; celui qui s’apprête à parler ou commence à écrire est sommé de décliner immédiatement son nom, sa naissance et sa classe, d’exhiber ses appartenances, et de faire claquer son drapeau. On ne demande plus : que dis-tu ? mais : qui es-tu pour parler ainsi ? Nous ne nous plions ici à cette sommation que pour la récuser : ce que nous sommes, c’est ce que nous disons, ce que nous faisons. Notre identité est dans nos paroles et dans nos actions. Mais, paradoxalement, déclarer que l’homme qui agit, parle, pense doit être jugé sur ses actions, ses paroles, ses pensées et donc réclamer le droit à la distance critique du commentaire, ce n’est plus aujourd’hui formuler platement les conditions minimales d’un commerce tolérable entre les hommes, c’est s’opposer de plein fouet aux deux idiomes majeurs de l’esprit du temps : le cri inarticulé, la révolte pure d’un côté ; le savoir absolu, l’idéologie totale de l’autre.
Nous récusons l’idiome inarticulé de l’invective, de la mise en accusation indifférenciée de la « société » en tant que telle, parce que ceux qui assurent qu’« on a toujours raison de se révolter » ne fournissent jamais les raisons de leur révolte, parce qu’ils s’exemptent eux-mêmes de la condamnation, parce qu’enfin toute accusation présuppose une loi et ils ne reconnaissent aucune loi. Nous récusons avec la même force le « langage de bois » de l’idéologie totale, parce qu’il est le ciment de l’empire du mensonge, parce que, ce dernier demi-siècle, il a causé et cause encore des crimes d’une ampleur inconcevable, parce qu’enfin il présuppose qu’un groupe d’hommes, que rien ne semblait destiner à cette épiphanie, sait tout sur l’homme et sur l’histoire, et il nie par conséquent le pouvoir originel de l’homme d’agir et de penser, de créer du nouveau. Il y a tant d’actions à accomplir – et nul ne peut prévoir ce qu’elles seront –, tant de pensées nouvelles à faire naître – et nul ne peut prévoir ce qu’elles seront –, tant de choses à apprendre et à comprendre que nous éprouvons comme un scandale presque incompréhensible que l’Europe occidentale reste encore pour partie fascinée par une idéologie absurde que ses fonctionnaires, au pouvoir ou hors du pouvoir, continuent de promulguer avec cette même étrange arrogance privée de vie qu’on voit aux momies des pharaons.
Au cri comme à la langue de bois, nous préférons donc le commentaire, et la banalité du mot est plutôt pour nous séduire. Commenter, c’est prendre un recul par rapport à l’événement, à la chose dite ou écrite, c’est donc exercer et honorer cette « faculté de juger » par laquelle l’homme se révèle à la fois apte à communiquer avec le monde et libre par rapport à lui. Et, du même coup, l’objet du commentaire – actions, paroles, pensées – est établi dans sa dignité : s’il est matière de jugement, c’est qu’il est œuvre significative d’hommes libres. Le registre du commentaire est celui du sens et de la liberté. Au contraire, le cri de la révolte nue, au nom de la pure liberté sans responsabilité ni raison, est destructeur de la liberté même, car la liberté est prise de position dans un monde qui, s’il a ses opacités et ses contraintes, a aussi ses clartés et ses raisons, tissé qu’il est par les activités sensées des hommes. L’idéologie totale quant à elle, revendiquant la connaissance du « sens de l’histoire », détruit aussi le sens et la liberté. Si le « vrai » sens de ce que font, disent et pensent les hommes est radicalement indépendant de ce qu’ils veulent faire, dire et penser (mais est par exemple l’effet des « rapports de production »), alors le « sens de l’histoire » est à ce point extérieur à l’histoire réelle que l’homme agissant et pensant est séparé par l’idéologie de ses actes les plus spontanés, de ses pensées les plus personnelles : son humanité lui est interdite.
La pire conséquence de l’empire de l’idéologie est peut-être la corruption du langage. Thucydide déjà remarquait que les guerres civiles produisent cette corruption. Mais le nouveau de l’âge idéologique, c’est que l’idiome de la guerre civile, jadis produit de circonstances exceptionnelles, régit désormais le commerce politique et intellectuel ordinaire. Nous dénoncerons sans trêve cette corruption. Nous ne laisserons pas appeler liberté formelle la seule liberté dont les hommes aient jamais réellement fait l’expérience ; nous ne laisserons pas appeler liberté réelle l’esclavage d’État. Nous ne nous laisserons pas promettre une liberté inouïe, comme si nous n’avions jusqu’ici connu que les murs d’une prison, comme si nos membres étaient perclus par une captivité millénaire. De la liberté, nous savons le sens et le goût. L’histoire de l’Europe est l’histoire de la liberté : avec ses déclins et ses renaissances, ses âges sombres et ses aurores triomphantes, la liberté n’a jamais été absente de la terre d’Europe et elle a présidé à la naissance de sa sœur atlantique, les États-Unis. Nous ne nous laisserons pas promettre ce que nous avons déjà (à charge pour nous de le développer), nous n’attendons pas de l’avenir ce dont notre mémoire est pleine, ce qui fait l’honneur séculaire de l’Europe occidentale.
Ce langage du sens et de la liberté, nous essaierons de le parler ; héritiers de l’Europe, nous essaierons de ne pas être trop indignes de l’héritage. Mais l’objet du commentaire est d’abord le présent. Le présent : tant d’événements et de phénomènes nous assaillent qui exigent des analyses appropriées : la menace totalitaire, l’affaiblissement moral et politique des États européens, la croissance en Occident d’un appareil administratif et étatique toujours plus contraignant, les phénomènes économiques transnationaux de moins en moins maîtrisables, les mœurs nouvelles, la recherche de nouvelles formes d’association hors des cadres traditionnels de l’État national, ce qu’il est convenu d’appeler la « crise » des divers domaines de la culture, et tant d’autres choses… Menaces, promesses. Il faut se défendre et entreprendre, se protéger et prendre des risques, garder la tête froide et s’enthousiasmer. Commentaire essaiera d’accueillir cette pluralité de registres. Diverses disciplines s’y exprimeront, mais aussi diverses sensibilités, diverses traditions intellectuelles.
Jamais peut-être depuis trente ans les circonstances n’avaient été aussi propices à une entreprise de cette sorte. Dans le monde intellectuel français qui durant la période stalinienne et même post-stalinienne s’était dans sa masse caractérisé par une inépuisable servilité intellectuelle et un incroyable aveuglement politique, un vent de libération a soufflé. Nous ne songeons pas ici à ces jeunes et télégéniques managers d’idées qui aujourd’hui se font porter par ce vent-là, tant ils sont légers. Nous songeons à l’importance décisive enfin accordée au concept de totalitarisme (et la droite libérale avait à apprendre qu’il s’agit d’autre chose que d’une variante particulièrement rigoureuse de la dictature ; et la gauche avait à apprendre qu’il s’agit d’autre chose que d’une façon particulièrement rigoureuse de construire les bases économiques du socialisme dans des conditions défavorables) ; nous songeons à la redécouverte du politique en tant que tel (et la droite du PNB comme la gauche des forces productives et des rapports de production ont dû redécouvrir qu’il avait sa consistance propre et son sens spécifique, irréductible à l’ordre du besoin). Parce que le phénomène à interpréter – le totalitarisme – était nouveau, de nouvelles communications intellectuelles se sont fait jour entre les libéraux et cette partie de la gauche qui n’avait jamais succombé au somnambulisme idéologique ou a su s’en réveiller. Ainsi est en passe d’être guérie cette sorte d’hémiplégie intellectuelle (droite/gauche, gauche/droite) qui était la caractéristique et l’infirmité de la France. Pour notre part, nous appartenons à la tradition libérale (qui à son tour a ses variantes de droite et de gauche), mais nous tenons à saluer ces promesses d’un commerce intellectuel non exempt certes de contrastes et d’oppositions même brutales, mais libéré enfin du bégaiement idéologique. Comment ne serions-nous pas pleins d’espoir quand les rédacteurs de la revue Libre écrivent cette sentence dorée : « Le désir de vérité ne se sépare pas de la volonté d’une société libre » ?
La situation politique contredit-elle cet optimisme modéré ? Il y a peu, le glacier qui, depuis dix ans, descendait avec la lenteur et l’inexorabilité de la géologie sur la vallée heureuse, libérale et frivole, prospère et inégalitaire, optimiste et superficielle, lâche parfois, semble avoir arrêté sa marche ; du moins s’est-il brisé en deux. L’avenir qui semblait écrit est rendu à l’incertitude. Toutes les ambiguïtés et les contradictions de la politique française ressurgissent. D’ambiguïtés et de contradictions, le Parti socialiste est pour ainsi dire tissé : paléo-social-démocratie, ambitions technocratiques, néoléninisme s’y retrouvent, brochés ensemble par l’espérance électorale et une rhétorique singulière, arrogante et floue. Mais, en même temps, il contient des forces de renouvellement non négligeables, celles que désigne le vocable peut-être inadéquat de « courant autogestionnaire ». Ce courant a redécouvert la société civile et veut briser l’équation mortelle socialisme-étatisme. Il lui reste à faire la preuve qu’il peut être autre chose que le contrepoint, libertaire et impuissant, de la gauche étatique, qu’il n’est pas condamné à « espérer éternellement des choses vagues ».
Quant à la droite, elle a derrière elle une œuvre de vingt ans. On en sait le bilan, l’actif et le passif. Faut-il dire qu’à nos yeux, l’actif l’emporte sur le passif ? Ces deux décennies sont à bien des égards parmi les plus honorables de la France moderne. Il lui reste à raviver sa perception, affaiblie par le long exercice du pouvoir, des promesses et des menaces véritables de la vie sociale présente, faute de quoi elle serait condamnée à osciller entre un faux neuf et un faux vieux, entre le glissement à une social-démocratie niveleuse de tout, sauf d’ailleurs des fortunes, et l’hebdomadaire exhibition de la feuille de mobilisation jaunie du nationalisme.
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L’histoire ne commence ni ne finit au mois de mars 1978. « Il y aura encore des jours, il y aura encore des nuits. » Et il nous faudra balancer les mesures de défense que dicte une crainte légitime avec les entreprises et les audaces qui seules nourrissent et justifient l’espoir. Le voyage de l’homme européen continue. Nous croyons voir se dessiner des paysages nouveaux.
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