L’Europe et le sultan : annus horribilis

Gilles Kepel : Le Prophète et la pandémie. Du Moyen-Orient au jihadisme d’atmosphère. (Gallimard, « Esprits du monde », 2021, 324 pages avec 18 cartes inédites.)

Gilles Kepel nomme 2020 « l’an 2020 » pour en marquer la portée historique. En effet, 2020 n’est pas seule ment l’année de la pandémie de Covid-19, mais aussi celle d’un basculement crucial de l’ordre mondial, basculement qui se joue au Proche-Orient et autour de la Méditerranée, et dont les ondes de choc ont frappé l’Europe et singulièrement la France. Ce basculement est le produit d’une série de « convulsions sismiques » : nouvelles alliances aussi instables qu’inattendues, nouvelles fractures et guerres indécises (Libye, Syrie, Caucase). Le mérite de Gilles Kepel est d’avoir déchiffré au jour le jour ces convulsions pour en dégager en temps réel les lignes de forces, à première vue indiscernables. Je suggère au lecteur de lire deux fois la chronologie de l’an 2020 donnée en annexe : d’abord avant d’avoir lu le livre, il n’y comprendra goutte ; puis après l’avoir lu : alors seulement il y discernera le récit de cette année mémorable, où « les alliances et les ruptures sont soumises à d’incessantes recompositions qui s’accélèrent au gré de la désagrégation du monde multilatéral ».

Les nouvelles alliances, ce sont, d’une part, le pacte d’Abraham qui lie les pays arabes qui ont reconnu Israël en 2020 par l’entremise des États-Unis (Maroc, Soudan, Émirats), avec la bénédiction de l’Arabie saoudite, et, d’autre part, l’alliance qui s’est constituée contre ce pacte, la « triplice fréro-chiite » : Iran, Turquie, Qatar. La complicité entre la Turquie et l’Iran ne met évidemment pas fin au conflit multiséculaire entre sunnites et chiites, d’autant que les deux puissances régionales sont en rivalité pour le leadership sur le monde musulman. L’Iran, frappé notamment par la Covid et l’effondrement des cours du pétrole, perd une part de son emprise sur le « croissant chiite » de Bagdad à Beyrouth, tandis que la Turquie, devenue tuteur de fait des Frères musulmans, joue son va-tout pour réaliser son ambition néo-ottomane, en dépit de ses difficultés internes et de sa dépendance économique envers l’Europe « croisée ».

Par-delà leurs oppositions, Trump, Poutine, Xi Jinping, Erdogan, s’accordent pour démanteler l’ordre international au profit d’arrangements personnels entre strong leaders, tandis que de moindres joueurs, l’Arabie de MBS, l’Égypte et même Israël, s’efforcent d’entrer dans la partie. Un exemple des improbables retournements qui traversent les alliances : les poids lourds de la triplice fréro-chiite, l’Iran et la Turquie, alliés vaille que vaille en Syrie, se retrouvent face à face dans le Caucase par Azerbaïdjan et Arménie interposés. Qui plus est dans une configuration inattendue : l’Iran soutient l’Arménie chrétienne contre l’Azerbaïdjan chiite (mais laïque), qui devra sa victoire aux armes modernes fournies par la Turquie (et Israël). Avançant sur tous les fronts, du contrôle des champs pétrolifères libyens au chantage aux migrants, en passant le projet de gazoduc EastMed, la Turquie joue gros et perd souvent, par exemple dans sa tentative de mettre la main sur les gisements sous-marins situés entre la Crète et la Libye, qui s’est heurtée au refus de l’Égypte et de la France, engagée militairement aux côtés de la Grèce. « Le maître d’Ankara est en conflit, à la fin de 2020, avec presque tous ses voisins et partenaires, sa seule marge de manœuvre consistant à ne pas nourrir l’ensemble de ses inimitiés simultanément. »

Pendant ce temps, la Russie avance discrètement ses pions dans la région tantôt avec, tantôt contre ses deux associés, Iran et Turquie. Elle n’hésite pas à prendre ses distances avec Téhéran pour chercher une sortie de guerre en Syrie qui préserve son vassal Assad, tout en étant acceptable par les Occidentaux et les pétromonarchies, qui paieront la note de la reconstruction. Les ambitions eurasistes du Kremlin sont cependant concurrencées par la Chine autrement puissante, et maître dans l’art de la vassalisation soft, fondée non sur la force, mais sur la dépendance économique. L’Iran a dû accepter un partenariat stratégique léonin avec la Chine, et les « routes de la Soie » tissent leur toile de Djibouti à Gênes, avec une seule base militaire – il est vrai à l’entrée de la mer Rouge, verrou stratégique s’il en est –, mais un nombre croissant de ports et d’investissements lourds.

Le désengagement des États-Unis dans la région ne les prive pas d’une capacité d’initiative, que Trump a utilisée d’abondance, du pacte d’Abraham aux pressions sur l’Iran, alors que l’Europe, divisée et pusillanime, est une proie facile pour la Turquie qui menace les Européens de chantage aux flux migratoires, à l’approvisionnement en gaz, à la manipulation électorale des communautés musulmanes, voire à la diffusion du terrorisme jihadiste. Le sommet de cette impéritie sera atteint lors du conflit territorial en Méditerranée entre la Grèce et la Turquie, où la France s’est portée au secours de la Grèce, tandis que l’Italie se dissociait de la France, pour la plus grande joie d’Erdogan, qui loua « le rôle équilibré de l’Italie, contrairement à d’autres pays de l’UE ». Pour l’auteur, l’Italie « hésite entre la solidarité européenne face à la menace croissante turque envers l’UE et une diplomatie commerciale héritée de ses anciennes républiques maritimes qui lui fait rechercher une stratégie de niches économiques ».

Deux événements éclairent à défaut de résumer une « année bascule » : la réislamisation de la basilique Sainte-Sophie le 24 juillet et la vague d’attentats jihadistes à l’automne en France puis en Autriche. La réislamisation de Sainte-Sophie au jour anniversaire du traité de Lausanne qui marqua la fin de l’Empire ottoman est un acte de portée planétaire. En rejouant symboliquement la prise de Constantinople en 1453, Erdogan a donné un éclat flamboyant à sa tentative incertaine de refaire d’Istanbul le centre de l’Islam mondial.

Quelques mois plus tard, les attentats en France et en Autriche révèlent l’émergence d’un « jihadisme d’atmosphère ». Si l’assassinat par décapitation de Samuel Paty doit être mis en série avec la tentative manquée le mois précédent devant les anciens locaux de Charlie Hebdo, et avec le triple assassinat perpétré dans la basilique Notre-Dame de Nice, ce n’est pas parce qu’ils seraient coordonnés. Ce qui relie les passages à l’acte d’un migrant pakistanais, d’un réfugié tchétchène et d’un clandestin tunisien à peine débarqué, c’est un jihad de 4e génération, fondé sur une rupture culturelle qui « déshumanise l’ennemi désigné et interdit de faire société avec lui, jusqu’à ce qu’il se soumette ou soit mis à mort ».

De ce point de vue, Emmanuel Macron avait justement pointé le « séparatisme islamiste ». Hélas, cette clairvoyance a été gâchée par l’impéritie de nos diplomates et experts qui, faute de savoir l’arabe, ne se sont pas avisés que le discours de la France ne pouvait qu’être compris à contresens par la population arabophone : on ne peut distinguer en arabe « islamique » et « islamiste », de sorte que la France est apparue comme ennemie de l’Islam. L’auteur a des mots très durs pour « ce consensus de l’inculture entre la haute administration et quelques maîtres aliborons », conclusion amère d’un livre qui ne l’est pas tout à fait. On peut dire en effet que, pour Gilles Kepel, le cours du monde après 2020 est beaucoup plus inquiétant mais beaucoup moins inéluctable qu’on ne le pense.

Gilles Kepel : Le Prophète et la pandémie. Du Moyen-Orient au jihadisme d’atmosphère. (Gallimard, « Esprits du monde », 2021, 324 pages avec 18 cartes inédites.) Gilles Kepel nomme 2020 « l’an 2020 » pour en marquer la portée historique. En effet, 2020 n’est pas seule ment l’année de la pandémie de Covid-19, mais aussi celle d’un basculement crucial de l’ordre mondial, basculement qui se joue au Proche-Orient et autour de la Méditerranée, et

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Philippe de Lara

Philippe de Lara

Ancien élève de l’ENS de Saint-Cloud, il a enseigné la science politique à l’université Paris-II. Membre du comité du site Desk Russie. Dernier ouvrage paru : Exercices d’humanité (avec V. Descombes, rééd. Pocket, « Agora », 2020).