Le débat sur les rémunérations excessives, les bonus, options et avantages divers des dirigeants d'entreprises n'est pas propre à la France. Sous des formes diverses, les mêmes discussions avec un ton polémique font rage aux États-Unis, en Suède, en Allemagne et au Royaume-Uni où le gouvernement conservateur vient d'annoncer des mesures pour en améliorer le contrôle. Dans tous ces pays on constate une croissance de ces rémunérations et le fait que les procédures plus rigoureuses mises en place auparavant pour définir les éléments de ces rémunérations n'a pas freiné cette croissance. Il convient donc d'analyser l'efficacité et la légitimité de ces rémunérations.
Commentaire
Le débat sur les rémunérations excessives, les bonus, options et avantages divers des dirigeants d’entreprises n’est pas propre à la France. Sous des formes diverses, les mêmes discussions avec un ton polémique font rage aux États-Unis, en Suède, en Allemagne et au Royaume-Uni où le gouvernement conservateur vient d’annoncer des mesures pour en améliorer le contrôle.
Dans tous ces pays, la réalité est une croissance des rémunérations des dirigeants beaucoup plus forte que celle des salaires moyens depuis vingt ans, croissance justifiée selon les conseils d’administration par la mondialisation, la nécessité d’attirer et de conserver les meilleurs dirigeants, la volonté de traduire financièrement leur contribution à la réussite de l’entreprise. Le fait que des procédures plus rigoureuses aient été mises en place pour définir les éléments de ces rémunérations n’a pas freiné de façon perceptible cette croissance.
Le présent article s’attache à analyser l’efficacité et la légitimité de ces rémunérations qui comprennent de façon générale quatre éléments : Un salaire fixe, qui peut être réévalué ou pas annuellement, mais qui normalement représente moins du quart de la rémunération globale. Ce salaire représente environ 900 000 €/an pour les patrons du CAC 40. Une rémunération variable (bonus) liée à l’atteinte de résultats, le plus souvent chiffrés (bénéfices, retour sur capitaux propres…), et distribuée sur une base annuelle ou infraannuelle ; elle peut atteindre en général de 100 à 200 % du salaire fixe.L’octroi d’incitations à long terme sous forme d’options d’acquisition ou de souscription d’actions, d’octroi d’actions gratuites ou de rémunérations différées liées au cours de l’action, qui sont liées ou non à des objectifs de résultats. En principe, c’est l’élément le plus important de la rémunération totale.La constitution d’une retraite supplémentaire (« retraite chapeau ») dont le montant et les mécanismes de calcul varient selon les périodes et les entreprises.
À l’appui des pratiques actuelles
La rémunération totale des dirigeants en France demeure inférieure à ce qu’elle est en Grande-Bretagne et surtout aux États-Unis ; elle est du même ordre qu’en Allemagne et dans les autres pays occidentaux. Il est indiscutable que la mondialisation, c’est-à-dire l’existence d’un « marché » mondial des dirigeants, le rôle de firmes de recrutement elles-mêmes mondiales, ont contribué à la hausse de ces rémunérations mais celle-ci a été très forte aux États-Unis, pays où elle était déjà la plus élevée. La publicité, maintenant obligatoire dans presque tous les pays, n’a pas à ce jour freiné de façon visible leur croissance mais elle a suscité des débats qui pourront demain avoir des conséquences.
À l’appui des pratiques actuelles sont présentés deux arguments solides :l’impact du patron sur les résultats et l’avenir de l’entreprise est essentiel ; les exemples abondent dans les deux sens, or il n’y a pas un très grand nombre de dirigeants de premier ordre ; il est normal que le dirigeant d’une très grande entreprise à la réussite éclatante puisse s’enrichir au même titre que le propriétaire d’une PME qui réussit, qu’un avocat d’affaires talentueux ou qu’un associé d’une firme de conseil ou d’une banque d’affaires. À cet égard, l’argument selon lequel le premier ne court pas un risque aussi élevé que les seconds n’a pas de fondements réels dès lors que dans tous les cas le patrimoine personnel résulte du travail de l’intéressé et que la forme sociale permet d’éviter, dans le cas d’une PME, qu’il soit menacé.
Les effets négatifs
En sens inverse, les écarts de rémunération entre le monde économique et financier et les mondes de l’université, de la recherche, de l’administration, de la médecine, de la politique ou des arts et lettres ne peuvent qu’avoir des effets négatifs à long terme. Si l’on croit à l’impact des incitations financières, ils orientent les plus capables et les plus doués vers certaines activités au détriment d’autres aussi utiles à la société.
De façon plus générale, les écarts de revenus au sein de chaque pays tendent à croître. Le graphique 1, qui porte sur près de trente années aux États-Unis, l’illustre.
Or il existe nombre d’études montrant que des inégalités trop fortes de patrimoine ou de revenus ont des effets négatifs sur la cohésion politique et sociale d’une nation et sur un grand nombre d’indicateurs de bien-être et de progrès dans une société1.
De ces inégalités, les hautes rémunérations sont le symbole le plus visible, mais ne sont qu’un élément. La nécessité ou non de réduire ces inégalités relève d’un choix politique. Le mécanisme le plus cohérent et le plus efficace pour les réguler, dans la mesure où une telle régulation est jugée souhaitable, est la fiscalité dès lors que celle-ci frappe également toutes les rémunérations quelle que soit la forme qu’elles prennent, monétaire ou sous forme d’actions ou d’options.
Deux exemples l’illustrent : dans les pays occidentaux, la croissance des hautes rémunérations a accompagné la baisse du taux d’imposition marginale. En France, l’alourdissement de la fiscalité sur les retraites chapeau a incité les entreprises à réexaminer les mécanismes de leur constitution et leur montant.
Rémunérations et gestion
La fiscalité ne peut toutefois être aggravée sans limite du fait même de la mondialisation qui permet aux dirigeants de s’implanter dans différents pays et aux sociétés de déplacer leur siège social ou leurs états-majors d’un pays à l’autre. Il est ainsi évident, par exemple, qu’une forte hausse des taux marginaux en France, au moment même où ces taux sont réduits en Grande-Bretagne, ne peut que conduire soit des dirigeants, soit des entreprises à se déplacer. Un État ne peut donc utiliser l’outil fiscal qu’en prenant la mesure des risques de transfert d’activité ou de personnes vers des pays fiscalement plus attractifs.
Il est en revanche très difficile techniquement et peu légitime de plafonner par la voie législative certains revenus primaires ou certaines rémunérations dès lors que d’autres, en particulier les revenus du patrimoine, ne sont pas limités. Tout au plus peut-on favoriser la mise en œuvre de « codes de conduite » et, le cas échéant, exercer une pression publique.
Quel que soit le jugement politique ou moral que l’on porte sur les rémunérations des dirigeants ou des inégalités de revenus, il faut examiner si les mécanismes de rémunération incitent à une meilleure gestion.
Les procédures de fixation de rémunération sont de plus en plus soumises à « la démocratie actionnariale ». Ce mouvement paraît appelé à se poursuivre, les assemblées générales se voyant reconnaître dans nombre de pays par des mécanismes divers le droit soit de donner leur avis sur ces rémunérations, soit de les ratifier. En soi cela contribue à accroître pour les dirigeants le poids des actionnaires (shareholders) par rapport aux autres parties prenantes (stakeholders) de l’entreprise, c’est-à-dire les salariés, les clients et la société dans son ensemble.
Cela contribue à faire prévaloir le modèle anglo-saxon de shareholder society ou l’entreprise a pour seule finalité l’enrichissement de ses actionnaires par rapport au modèle continental de stakeholder society où l’entreprise est considérée comme une communauté dont le dirigeant a une responsabilité vis-à-vis de l’ensemble des parties prenantes.
Certes, en théorie, l’intérêt de long terme des actionnaires coïncide avec celui de l’entreprise mais d’une part ce n’est pas toujours vrai, par exemple en cas d’OPA, d’autre part les actionnaires de long terme sont minoritaires et les investisseurs institutionnels et gestionnaires de portefeuilles ont en général des objectifs de performance annuels ou infraannuels qui gouvernent leurs choix. Or, autant on peut affirmer qu’il y a un lien, sur le long terme, entre la valeur de l’action et la réussite d’ensemble de l’entreprise, autant il est évident, sur la courte période, que les mouvements, souvent violents, des cours ne reflètent pas des évolutions de la valeur des entreprises.
Ainsi les gestionnaires et investisseurs auront tendance à retenir des objectifs de taux de rentabilité qui interdisent des investissements de long terme, notamment en matière de R&D, et à privilégier la distribution de dividendes ou le rachat par la société de ses propres actions.
En conséquence, une forte variabilité des bonus en fonction de données financières quantifiées sur une année incite les dirigeants à un certain court-termisme financier qui ne sert pas de façon évidente l’intérêt à long terme de l’entreprise ou de l’économie nationale.
Certes les « incitations à long terme » ont en principe pour objet de corriger cela. Les options devaient à l’origine rémunérer des paris audacieux sur l’innovation dont le succès ou l’échec ne pouvaient s’apprécier que sur cinq à dix ans. En se généralisant, les options se sont détournées de leur finalité initiale. Elles sont devenues un mécanisme avantageux au plan des charges fiscales et sociales et difficile à évaluer en termes de coût pour accroître fortement les hautes rémunérations. De plus, la valeur de ces incitations « à long terme » est totalement indexée sur les cours de bourse.
La volatilité excessive des options, son absence de lien direct avec la performance effective des bénéficiaires conduisent aujourd’hui, dans presque tous les pays, à écarter ce mécanisme et à y substituer l’octroi d’actions gratuites ou des versements différés indexés sur le cours de l’action. Cela atténue les défauts les plus criants du système d’options mais conforte l’idée que le critère de jugement et donc de rémunération des dirigeants est l’évolution du cours de bourse et donc reflète une économie où l’intérêt des actionnaires prime sur celui de toutes les autres parties prenantes et où les marchés financiers sont le seul juge de la réussite.
Comment favoriser l’intérêt à long terme de l’entreprise
Est-il possible de modifier l’équilibre des pouvoirs au sein des entreprises cotées afin de favoriser l’intérêt à long terme des entreprises ? La réponse n’est pas évidente ; il n’y a pas de mécanisme unique et il faut prendre en compte les réactions possibles des actionnaires et des entreprises mais certaines pistes méritent d’être explorées, notamment : la présence, dans les conseils d’administration des sociétés cotées, d’administrateurs représentant les salariés, à l’image de ce qui se fait en Suède ;la mise en place, comme régime de droit commun, du droit de vote double pour les actions nominatives détenues depuis plus de deux ans qui est aujourd’hui optionnel en France ;une fiscalité plus favorable pour les bénéfices réinvestis ; une limitation à la déductibilité des intérêts payés du bénéfice imposable, limitation qui existe dans nombre de pays européens, mais pas en France.En conclusion, les hautes rémunérations traduisent une évolution de l’économie et de la société vers un modèle anglo-saxon de shareholder society. Les règles de gouvernance, même si elles sont nécessaires, et la publicité aussi justifiée soit-elle, ne conduiront pas à les limiter ou à les optimiser. Une intervention législative directe sur certaines catégories de rémunération ou revenus paraît peu légitime et sans doute peu efficace. L’outil fiscal est sans doute le plus adéquat dès lors qu’il est neutre au regard des différentes natures de rémunération ou revenus ; à défaut d’une telle neutralité, il provoquera des stratégies d’évasion. Le taux de la fiscalité, qui a un impact autant sur les revenus primaires que sur les revenus après impôt, est un choix politique, qui doit tenir compte de l’existence d’un marché mondial des dirigeants.