La vieille histoire des passions en politique
Quinze années après La Géopolitique de l’émotion1, où Dominique Moïsi examinait comment les cultures de la peur, de l’humiliation et de l’espoir façonnent le monde, voilà qu’il enrichit son analyse à travers une grille de lecture légèrement modifiée, puisque la colère est venue s’ajouter à sa palette d’émotions. Doit-on voir dans cette inflexion la description de l’attitude de Vladimir Poutine, dont l’humiliation vis-à-vis des Occidentaux, qu’il estime l’avoir trompé, s’est transformée en colère froide ?
Faire des émotions l’une des sources expliquant le comportement des États, ces supposés monstres froids qui n’ont pas d’amis mais que des intérêts, n’est pas vraiment nouveau. C’est, en effet, s’inscrire dans une longue lignée de philosophes parmi lesquels Platon, Hobbes, Kant ou Hegel, qui ont mis l’accent sur le concept classique de « passion », que les Grecs dénommaient pathos, qui s’oppose à la théorie marxiste de l’attachement de classe, selon laquelle les interactions publiques et politiques sont avant tout fonction des statuts économiques et sociaux.
Rappelons aussi que, du xviie au xxie siècle, les mots de l’émotion comme leur contenu ont changé. Au milieu du xvie siècle, les émotions désignaient l’agitation sociale et, un siècle plus tard, l’agitation de l’esprit. N’oublions pas, encore, que les passions sont historiquement au cœur des traités sur l’art de négocier, comme en témoigne l’ouvrage de François de Callières De la manière de négocier avec les souverains (1716)2, où le diplomate et homme de lettres lie la formation du futur négociateur à la connaissance des passions dominantes des princes et de leurs ministres, et à la capacité d’en user de façon stratégique pour recueillir des informations.
C’est dans ce sillage que Dominique Moïsi entend se situer, en rendant d’ailleurs hommage à son professeur Pierre Hassner, fin analyste des passions dans les relations internationales, dont une série d’articles ont été recueillis en un volume précisément intitulé La Revanche des passions3 ; Hassner s’y réfère lui-même à une conférence d’Élie Halévy prononcée à Oxford en 1929, où le philosophe, parlant de l’« Interprétation de la crise des années 1914-1918 », attribuait surtout cette dernière à « de puissantes vagues de passions collectives ».
Un raz-de-marée global ?
Doit-on pour autant voir dans les émotions – en dehors de périodes de crises aiguës ou de fortes tensions, moments précisément propices à l’expression de « passions collectives » ou individuelles – le facteur essentiel, sinon décisif expliquant le comportement des acteurs internationaux, lesquels ne se réduisent plus, depuis longtemps, aux seuls États ?
De Pythagore à Platon, les Grecs divisaient l’âme en deux parties : l’une participe de la raison tandis que l’autre, irrationnelle, met en mouvement la colère et le désir, contraires à la raison. Est-ce à dire, si l’on suit Dominique Moïsi, qu’avec le triomphe des émotions l’une des parties de l’âme collective des peuples a écrasé l’autre ? Dans ce cas, comme l’a montré Cicéron dans ses Tusculanes, nous serions incapables d’atteindre le bonheur, signe des temps noirs que nous traversons.
La réalité se présente-t-elle sous des traits aussi tranchés ? On peut en douter. Car, si en effet les ONG sont clairement mues par des émotions, et celles-ci sont fortes, qu’en est-il des sociétés multinationales, des GAFAM ou des BATX chinois ? Peut-on parler, dans leur cas, d’« émotions qui prévalent sur leur motivation principale, à savoir la recherche de l’efficience et la maximisation des bénéfices ou des parts de marchés » ? Si tel est le cas pour certains dirigeants au fort ego, comme Jeff Bezos d’Amazon, n’est-ce pas l’exception plutôt que la règle ?
L’auteur écrit que chaque pays, possédant sa propre histoire et sa propre culture, est dominé par ses émotions particulières, Ne passe-t-il pas un peu vite sur l’économie, les ressources naturelles, la technologie, l’organisation socio-politique des États, autant de facteurs qui pèsent sur leur destin et guident bon nombre de leurs choix ?
Le divorce du monde
Cela étant dit, il convient bien de reconnaître que l’approche du jeu international par les émotions est stimulante, le monde n’ayant jamais été émotionnellement plus divers, alors même qu’il affronte une polycrise. Tout est affaire de dosage ou du regard que l’on porte sur le spectacle du monde. Ce qui sera perçu comme « émotion » chez l’un ne le sera pas chez l’autre.
À cet égard, la guerre en Ukraine illustre fort bien le divorce émotionnel du monde, nous dit Dominique Moïsi. Non seulement elle sépare les Européens des non-Européens, mais elle divise les Européens entre eux, et détachera peut-être les Américains des Européens. Certes l’émotion, l’empathie avec les victimes ukrainiennes de l’agression russe est plus profonde chez les premiers que chez les seconds, personne ne le niera, mais ne s’y mêle-t-il pas une série de facteurs liés à l’expérience historique et à la proximité géographique des certains pays par rapport à la Russie ? Si les pays baltes, la Pologne, la Finlande ou encore la Suède se sont révélés les plus touchés par la guerre, est-ce à dire que leurs émotions sont plus vives que celles des Espagnols, des Italiens ou des Français, pour ne rien dire des Hongrois, qui ont pourtant vécu l’intervention soviétique de 1956 ?
Et, pour ce qui concerne l’Ukraine, peut-on tout réduire aux émotions et non plus mentionner l’instinct de défense si ancré dans la psyché humaine, au point d’être un réflexe ? Cela dit, Dominique Moïsi vise juste lorsqu’il juge que la guerre en Ukraine peut être considérée comme la confirmation de cette vision pessimiste du temps qui s’écoule. Nous vivons dans un monde où les blessures anciennes semblent plus profondes que voici quelques décennies, alors qu’enfle le ressentiment que la durée n’apaise plus. Comme si les frustrations du présent et la peur de l’avenir rendaient plus impossible que jamais toute réconciliation avec le passé. On peut en dire tout autant de l’Iran, qui n’a pas oublié la connivence du Shah avec les États-Unis, le Grand Satan, ou de l’Algérie, qui exploite sa rente mémorielle vis-à-vis de la France.
Il est vrai, d’autre part, que les émotions du monde non occidental diffèrent radicalement de celles du monde occidental. Ici, en effet, il s’agit plus que du produit d’une expérience historique (esclavage, colonialisme) que le Sud renvoie à la face des Occidentaux. C’est bien le châtiment infligé à l’Occident pour son orgueil, pour avoir pensé que la guerre, c’est « chez les autres ».
S’agissant de l’attitude de Poutine, après avoir démonté tout l’argumentaire du chef du Kremlin vis-à-vis des États-Unis, de l’OTAN et de l’UE, Dominique Moïsi nie que ceux-ci aient fait preuve d’arrogance ou aient refusé d’écouter ses demandes. Selon lui, la Russie s’est humiliée elle-même sur de nombreux plans, et Vladimir Poutine a su faire de cette humiliation une arme, ce qu’avait déjà montré Giuliano da Empoli dans son roman Le Mage du Kremlin4. Là, il frappe juste, tant les émotions du peuple russe, recru d’épreuves durant le siècle passé et confronté aujourd’hui à bien des souffrances nouvelles, sont fortes et durables.
Vers un nouvel ordre émotionnel du monde ?
Poursuivant à légers traits son analyse du monde contemporain, Dominique Moïsi décrypte les tréfonds du Sud global, devenu une réalité non seulement géopolitique, mais aussi économique – ce qui n’était pas le cas durant la Guerre froide. L’auteur convient que celui-ci est sous-représenté, et que seule une réforme de l’ONU en sa faveur pourra sauver l’organisation mondiale.
Quelle puissance en prendra la direction ? La Chine y prétend, mais appartient-elle encore au tiers monde, aux pays en voie de développement ? Poser la question est déjà y répondre. Le Brésil de Lula da Silva l’ambitionne également, mais il est quelque peu à l’écart. Reste l’Inde, en passe de devenir un géant et de se hisser dans le peloton des cinq premières puissances mondiales. La nouveauté, observe Dominique Moïsi, est qu’en dix ans son comportement a totalement changé et qu’elle exploite au maximum sa position de pays charnière courtisé par toutes les puissances. Diverses puissances régionales font d’ores et déjà entendre leur voix (Turquie, Afrique du Sud, Arabie saoudite, Indonésie).
N’oublions pas qu’à côté de l’Orient contestataire, il en est un autre bien petit, dont la réussite économique s’est avérée exemplaire et qui n’est animé d’aucun ressentiment vis-à-vis de l’Occident. N’aurait-il donc pas, lui, d’émotions ? Japon, Corée du Sud, Taïwan et aussi Singapour seront-ils rejoints par d’autres pays ?
En abordant la question d’Israël et de la guerre à Gaza, il saute aux yeux que l’État hébreu est confronté à un maelström d’émotions. On peut même dire que, seul, il les combine toutes au plus haut point : la peur, l’humiliation, et aussi un désir de revanche alimenté par une colère, sinon une haine, qui rendra tout processus de rapprochement, pourtant plus que jamais nécessaire, extraordinairement difficile voire impossible. Il faudrait un miracle au sens biblique pour instaurer la paix entre Israéliens et Palestiniens.
Ce qui, en définitive, apparaît le plus original dans l’approche de l’auteur est l’accent qu’il met sur l’Orient global – une expression encore peu commune, cherchant à dépasser les acronymes bien connus de BRICS ou d’OCS. Dans cet Orient global on trouve la Chine, l’Inde, l’Iran, la Corée du Nord et la Russie, pays eurasiatiques par nature – tous pays autocratiques, dictatoriaux, dont les caractéristiques sont la colère, une asymétrie croissante et une querelle civilisationnelle portant sur les valeurs. Or les valeurs que l’Occident veut inculquer aux autres sont-elles universelles, ou ne sont-elles que l’expression d’une prétendue supériorité civilisationnelle – prétention que le reste du monde rejette avec une force croissante ? Cet Orient global pourtant est loin d’être homogène. Si le chemin devant mener la Chine à l’hégémonie planétaire est bien long et le point d’aboutissement indéterminé, en revanche la Russie, elle, dans un regrettable processus régressif, est revenue au pur et simple « despotisme oriental » et a pris la direction du pire.
S’agissant de l’Occident global – autre catégorie dont les contours et le contenu sont imprécis –, il est largement reconnu aujourd’hui par tous que celui-ci n’est plus le centre du monde. Cela signifie-t-il qu’il doive forcément céder la place et plier son drapeau ? Que nenni, se récrie in fine Dominique Moïsi : nous devons rester fidèles à nos valeurs, ne pas les disperser dans de futiles compromis qui nous disqualifieraient aux yeux du monde.
« L’annonce de ma mort est prématurée » avait dit Bernard Shaw. Observons, à l’heure où la Chine est entrée dans une autre phase de sa croissance, dont le rythme est tombé à 5,5 % et où elle s’apprête à perdre 20 % de sa force de travail d’ici à 2050, où le dollar demeure de loin la première monnaie d’échange et de thésaurisation du monde, Wall Street et les diverses bourses de matières premières les places de référence. Les bourgeoisies mondialisées envoient toujours leurs enfants dans les universités américaines de la Ivy League, à Oxbridge ; elles achètent toujours de luxueux pied-à-terre à New York, à Londres, à Paris où à Saint-Jean-Cap-Ferrat. L’anglais ou le globish reste la lingua franca, le marché des œuvres d’art est encore atlantique. Surtout l’Occident seul a la capacité de critique, donc de sursaut. Plutôt que de s’indigner, il lui faut se réveiller.