C’est un livre intelligent et richement documenté sur un sujet peu connu qui concerne l’histoire des intellectuels européens de l’après-guerre (ou plutôt : d’une crème plus ou moins politisée de cette intelligentsia, avec à sa tête des personnages comme Denis de Rougemont, Raymond Aron et bien d’autres). Si l’auteur l’a choisi comme sujet, c’est parce qu’elle a travaillé plusieurs années au secrétariat international de cette organ
Le Congrès pour la liberté de la culture
C’est un livre intelligent et richement documenté sur un sujet peu connu qui concerne l’histoire des intellectuels européens de l’après-guerre (ou plutôt : d’une crème plus ou moins politisée de cette intelligentsia, avec à sa tête des personnages comme Denis de Rougemont, Raymond Aron et bien d’autres). Si l’auteur l’a choisi comme sujet, c’est parce qu’elle a travaillé plusieurs années au secrétariat international de cette organisation, boulevard Haussmann à Paris. Pour la même raison, son livre est aussi une sorte d’autobiographie, ce qui l’enrichit des couleurs de la vie et le sauve de la sécheresse d’un récit factuel.
Basé en partie sur des documents et en partie sur des notes personnelles, son récit permet au lecteur de suivre les activités du Congrès pour la liberté de la culture (par la suite de ce texte : « CLC »), et de se familiariser avec des personnalités dont certaines sont bien connues à Commentaire (Raymond Aron, Kostas Papaioannou), d’autres comptent parmi les figures éminentes de la littérature française et européenne de l’après-guerre – je songe à Albert Camus, Pierre Emmanuel, Arthur Koestler, Ignazio Silone, Stephen Spender, Manès Sperber, Carlo Schmid et d’autres encore, notamment d’origine espagnole ou suisse.
De cette histoire, bien des gens n’ont gardé en mémoire que la révélation, en 1967, par la presse « bien informée », destinée à compromettre l’activité du CLC, à savoir qu’il avait été financé par la CIA et, par conséquent, n’avait été qu’un jouet au service de la Guerre froide, manipulé par un pouvoir occulte à ses fins politiques. Dans cette révélation, le vrai et le faux se mêlent d’une manière fâcheuse pour la réputation du CLC. Car, s’il est vrai qu’une large partie des fonds dont il avait disposé provenait de Washington, il est faux que ses orientations aient été fixées par quelque gouvernement que ce fût. En réalité, elles étaient conçues et élaborées par une élite intellectuelle qui travaillait en toute indépendance et qui a créé un mouvement d’idées dans le seul but de combattre les mensonges flagrants d’une puissance totalitaire en expansion – celle de Staline et de ses propagandistes au sein des partis que l’on sait –, afin d’en limiter l’influence dans l’intelligentsia européenne. J’ai toujours pensé que le gouvernement des États-Unis aurait pu éviter cette fâcheuse affaire en subventionnant le CLC par des fonds accordés publiquement, au moyen de son budget annuel (mais il semble que le droit budgétaire américain ne le permettait pas).
Dans mes souvenirs (je suis arrivé en France au printemps de l’année 1957 en tant que réfugié hongrois), le CLC était un organisme qui accordait des bourses à des intellectuels venus d’un régime communiste ou dictatorial comme l’Espagne de Franco, des pays d’Amérique latine et ailleurs. Petit à petit, j’ai compris que le CLC visait avant tout à aider le travail créateur de ceux qui vivaient dans ces pays intellectuellement opprimés. C’est dans ce but qu’il a créé et subventionné des revues (comme Preuves en France, Der Monat en Allemagne, Encounter en Angleterre, Cuadernos pour l’Amérique latine, Quadrant en Australie, Solidaridad aux Philippines) et organisé nombre de colloques internationaux sur des thèmes judicieusement choisis, avec des créateurs venus de divers pays et continents. Quelques exemples : à Berlin en 1960, La Démocratie à l’épreuve du xxe siècle ; à Rome en 1961, L’Écrivain arabe et le monde moderne ; à Princeton en 1968, The United States, Its Problems, Its Impact and Its Image ; à Neuchâtel en 1973, L’Homme moderne et son image de la nature.
De 1950 à 1967, le responsable du CLC a été un Américain d’origine estonienne, Michael Josselson (auteur d’un beau livre consacré à Barclay de Tolly, le vrai vainqueur de Napoléon en 1812), organisateur talentueux qui veilla à l’indépendance des orientations du Congrès. En septembre 1967, alors que depuis peu celui-ci était financé exclusivement par la Fondation Ford, à la suite d’une assemblée générale qui décida de modifier son nom (il s’appellera désormais Association internationale pour la liberté de la culture, soit AILC), Josselson, maintenu consultant, fut remplacé par l’ancien directeur du programme des affaires internationales de la Fondation Ford, Shepard Stone, avec, à ses côtés, Pierre Emmanuel comme directeur de l’association.
Roselyne Chenu estime que, si Pierre Emmanuel « n’avait pas pris le taureau par les cornes et conçu en équipe un projet de réorganisation », le CLC n’aurait probablement pas survécu. Deux personnalités éminentes ont alors démissionné de l’association, dont Raymond Aron (voir ses Mémoires) qui n’a pas pour autant rompu toute relation avec elle. En 1971 par exemple, il a conçu et présidé un séminaire intitulé L’Historien entre l’ethnologue et le futurologue dont les actes ont été publiés l’année suivante, enrichis par une longue postface de sa plume. D’autres, comme l’écrivain Manès Sperber, ont par la suite quitté le comité directeur de l’AILC en raison de leur âge. Roselyne Chenu, qui l’estimait beaucoup et lui rendit visite plus d’une fois à son domicile, le cite à propos d’une formule profonde selon laquelle l’essentiel de toute action humaine consiste à créer du sens : « Agir comme si tout avait un sens, c’est créer le sens. »
C’est en septembre 1965 que Roselyne Chenu avait été engagée au CLC, au titre d’assistante de Pierre Emmanuel. L’été suivant fut créée une filiale du Congrès, la Fondation pour une entraide intellectuelle européenne (FEIE), dont par la suite elle sera secrétaire générale. Ses responsabilités diverses lui permirent de rencontrer un nombre de plus en plus important d’écrivains et de poètes, en France ou venus des deux côtés de la Méditerranée. Après une première carrière de professeur de maths-physique-chimie, elle exerca au sein du CLC, de l’AILC et de la FEIE pendant une dizaine d’années. Il est heureux qu’elle ait écrit cette histoire à l’usage des historiens et d’un large public.
Je voudrais enfin mentionner deux points importants à mes yeux : le contexte politique dans lequel s’est jouée cette histoire et pourquoi j’ai souhaité l’aborder.
Le contexte historique est généralement évoqué comme celui de la « guerre froide ». Cette expression me paraît fausse, elle cache l’essentiel, à savoir les efforts de l’URSS, sortie victorieuse de la Seconde Guerre mondiale, pour étendre son influence politique et idéologique aux parties occidentales de l’Europe, efforts que les autres puissances victorieuses ont tenté de contenir ou de contrebalancer. Cette lutte se joua principalement autour de l’idéologie portée par les partis communistes, plus ou moins influents dans les pays européens, tant à l’Est qu’à l’Ouest. Au départ, le gouvernement soviétique – celui de Staline et de ses successeurs – s’efforçait de cacher son jeu, mais ses objectifs sont par la suite devenus de plus en plus évidents. C’est dans ce contexte que le CLC a été créé, pour aider culturellement (selon les modalités si bien décrites dans ce livre) ceux que l’avancée du communisme à la soviétique transformait en victimes. Si l’organisation de séminaires ou l’envoi de livres est une « guerre », dans ce cas – et uniquement dans ce cas – on peut parler de « Guerre froide ».
Quant à mon intérêt personnel pour ce sujet, il vient de ma biographie. Je suis un de ces intellectuels du Centre-Est européen arrivés en France comme réfugiés politiques à la suite de la révolution hongroise de 1956, à laquelle j’avais participé activement en tant que journaliste ayant fondé et dirigé un organe de presse « illégal ». À Paris en mai 1957, j’ai bénéficié pendant quelques mois de la générosité du CLC qui m’a permis de vivre. L’année suivante, ce fut encore lui qui a permis à un petit groupe d’intellectuels politiques d’origine hongroise (dont j’étais) de réaliser un livre documentaire préfacé par Albert Camus, La Vérité sur l’Affaire Nagy (Plon, 1958). Pour ce faire, deux collaborateurs du CLC nous ont aidés : Constantin Jelenski et François Bondy, directeur de la revue Preuves.
Par la suite, deux éminences du Congrès allaient me guider dans mes premiers pas en sciences sociales : Michael Polanyi et Raymond Aron. Ce dernier devait aussi présider en 1964 ma soutenance de thèse de doctorat de 3e cycle à la sixième section de l’École pratique des hautes études (prédécesseur de l’École des hautes études en sciences sociales). Jusqu’à ce jour, je me considère comme l’un des disciples directs encore en vie de Raymond Aron. Voilà les raisons qui expliquent pourquoi les bureaux du boulevard Haussmann et de la rue de la Pépinière évoquent pour moi, encore aujourd’hui, la mémoire de l’excellent Congrès pour la liberté de la culture…
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