Personne n’aime être jugé, et les juges encore moins que quiconque. C’est dire si Clio, qui se croit volontiers investie du droit de prononcer le dernier jugement sur les affaires du monde, peut faire grise mine à la lecture du livre de Jacques Villemain, puisque celui-ci, non content de l’asseoir sans égards excessifs sur la sellette de Thémis, l’y condamne, à propos du génocide vendéen, en gros et en détail, pour amateurisme, pour parti pris, et même pour pré
Le chat vendéen
Personne n’aime être jugé, et les juges encore moins que quiconque. C’est dire si Clio, qui se croit volontiers investie du droit de prononcer le dernier jugement sur les affaires du monde, peut faire grise mine à la lecture du livre de Jacques Villemain, puisque celui-ci, non content de l’asseoir sans égards excessifs sur la sellette de Thémis, l’y condamne, à propos du génocide vendéen, en gros et en détail, pour amateurisme, pour parti pris, et même pour prévarication. Et cela, il faut bien le dire, à partir d’une position de principe inexpugnable, qui fait tout l’intérêt de l’ouvrage, et qui est que le terme de génocide n’est pas un à-peu-près que n’importe qui puisse utiliser de manière approximative, mais un concept juridique, et même, plus précisément, le nom d’un crime, en force de quoi il doit revenir en dernier ressort aux juristes de déterminer, en fonction des conventions internationales sur le sujet et de la jurisprudence des tribunaux, si tel ou tel pouvoir s’en est rendu coupable – tout le but du livre de Jacques Villemain étant de vérifier, à la lumière des derniers développements de la science du droit, si, s’agissant des faits commis en Vendée par les révolutionnaires en 1793 et 1794, le terme est adapté.
Pareille entreprise pourrait paraître au premier abord futile, puisqu’en l’espèce massacreurs et massacrés ne relèvent plus depuis longtemps que de la seule justice de Dieu. En fait elle a du sens, parce que sur ce sujet, entre les historiens il y a querelle, et furibonde. Il y a ceux, dit Jacques Villemain, qui, regroupés pour l’essentiel sous la bannière de la Société des études robespierristes et la houlette de Jean-Clément Martin, n’admettent tout au plus en Vendée que la commission par les républicains de crimes de guerre, et ce sont eux qui tiennent les chaires universitaires sur la question. Une deuxième école, dont l’auteur fait de Patrice Guéniffey le symbole, admet la perpétration en Vendée de crimes contre l’humanité, mais leur refuse, comme faisait aussi François Furet, la qualification génocidaire, alors que milite au contraire pour qu’elle leur soit reconnue un groupe d’historiens vendéens dont le plus notoire est Reynald Secher : c’est son livre de 1986, Le Génocide franco-français1, qui mit le feu aux poudres, non sans lui avoir coûté d’emblée tout espoir de carrière à l’Université.
Juridiquement, le crime de guerre est constitué soit par le mépris de la distinction entre les combattants et les non-combattants, soit par celui des règles du loyal combat. Sur sa commission en Vendée, on conçoit donc aisément que les historiens robespierristes se soient résignés à faire la part du feu, tant les exemples abondent de massacre par les républicains de prisonniers vendéens, de blessés dans les hôpitaux et de civils, ou encore de combattants préalablement incités à se rendre par la promesse de la vie sauve. Mais Jacques Villemain rappelle utilement que tout cela résulte de la décision prise par la Convention, dès le 19 mars 1793, de placer les révoltés vendéens hors-la-loi : donc aussi hors les lois et coutumes de la guerre. D’où cette conclusion qu’en Vendée, en 1793 et 1794, « le crime n’est pas l’exception : c’est la règle », et une règle qui découle des ordres du pouvoir parisien, retransmis par une chaîne de commandement parfaitement claire.
Il en résulte selon lui que, pour qualifier ces faits, il faut obligatoirement passer au moins du crime de guerre au crime contre l’humanité, que le droit pénal international définit comme « une attaque généralisée ou systématique lancée contre toute une population civile ». Or la Convention a adopté le 1er août, puis le 1er octobre 1793, deux lois dont Jacques Villemain n’a aucun mal à établir qu’« elles ordonnent et organisent une attaque généralisée et systématique contre la population vendéenne dans son ensemble, ce qui est la définition même de ce crime ». Destruction des récoltes, incendie des taillis, abattage des forêts, déportation des femmes, des enfants et des vieillards, extermination des hommes : il suffit à l’auteur de rapprocher ces dispositions du jugement rendu par la Cour pénale internationale dans l’affaire Jean-Pierre Bemba, le 21 mars 2016, à propos de faits similaires advenus au Congo, pour établir fermement leur qualification de crime contre l’humanité.
Reste alors à vérifier la légitimité de l’emploi du terme de génocide. Qu’il soit anachronique par rapport aux faits n’est évidemment pas un argument, ou alors il faudrait s’interdire, par exemple, de parler d’inflation à propos de l’économie de l’Empire romain, sous prétexte que les Anciens n’en eurent jamais la notion. À l’objection plus pertinente – celle de Jean-Clément Martin ou de Patrice Gueniffey – qui veut qu’il ne soit possible de trouver ni une identité vendéenne préexistante à la guerre, ni d’affirmer que c’est contre une entité particulière (religieuse, sociale, raciale) que la Révolution s’est acharnée, Jacques Villemain répond tout d’abord qu’aux termes de la jurisprudence du Tribunal pénal international pour la Yougoslavie, ce qui compte en matière de génocide est moins la réalité de l’identité du groupe massacré que la conception que s’en font les massacreurs, avant de montrer, dans des pages qui comptent parmi les plus intéressantes de son livre, et qui s’appuient d’ailleurs sur les travaux de ces deux historiens, comment la situation de la Vendée en mars 1793 se rapprochait en fait de celle du Rwanda pré-génocidaire. De même que cohabitaient dans les Grands Lacs deux communautés que ne distinguaient à proprement parler ni la religion, ni la race, ni la nation, et qui pourtant s’expérimentaient mutuellement comme différentes, de même, la future Vendée militaire comprenait deux populations en cours de distinction depuis au moins la Contre-Réforme, d’une part les paysans des bocages, viscéralement attachés à une piété populaire et collective, et d’une autre les gens des villes, rentiers de la terre ou des offices, gagnés au jansénisme d’abord, aux Lumières ensuite, à la Révolution pour finir, et qui ne voyaient qu’arriération dans l’attachement des ruraux à leur catholicisme baroque. Les Vendéens de la Révolution forment donc, dès avant 1793, un groupe particulier à base ethnico-religieuse, au point que très vite le discours révolutionnaire à leur égard les racialisera, parlant d’une race malfaisante – Carrier dira engeance.
L’objection, d’ailleurs indécente, tirée du caractère insuffisant ou incertain du nombre des morts ne pèse en droit international pas plus lourd : il n’y eut à Srebenica que 8 000 morts, et le caractère génocidaire de ce qui s’y est passé n’en est pas moins certain (or on en est en Vendée à certainement plus de 100 000). D’autres arguent de l’absence d’intention génocidaire, de l’inexistence d’un plan ou d’une idéologie de génocide : mais, d’une part le droit international n’en fait d’aucune manière une dimension nécessaire de ce crime, les génocides yougoslave et rwandais s’étant par exemple déroulés dans le chaos d’une guerre civile, et non dans le cadre d’une organisation impeccable à l’allemande ; et d’autre part, il y a bel et bien eu un plan génocidaire en Vendée, comme en atteste l’usage récurrent du terme par Carrier ou par Turreau, le général des Colonnes infernales. Quant aux historiens qui, pour nier qu’il se soit déroulé un génocide en Vendée, excipent de l’inexistence d’un ordre formel donné par le Comité de Salut public d’en commettre un, il devrait suffire, pour leur fermer la bouche, de leur rappeler qu’à cette aune, il n’y a pas eu non plus de génocide des Juifs, puisque Hitler s’est bien gardé d’en signer un. « Point d’écrits, mes amis, point d’écrits ! », conseillait déjà Francastel, un des représentants de la Convention en mission en Vendée.
La dernière partie du livre est consacrée à l’examen pénal de la responsabilité personnelle de trois acteurs majeurs. Du répugnant Turreau, qui supplicia la Vendée après que l’armée vendéenne eut été anéantie à Savenay, l’avant-veille de Noël 1793, Jacques Villemain montre combien il s’efforça, à peine fut-il nommé, d’obtenir du Comité de Salut public des ordres qui le couvrent. Le Comité ne se hâta point, un peu à la manière dont les gouvernements de la IVe République laissèrent faire la torture à Alger ; mais l’auteur n’a aucun mal à démontrer qu’il n’en est pas moins pénalement responsable des crimes commis sous son autorité, et que Carnot finit d’ailleurs par avaliser en son nom le 6 février 1794. Quant à Carrier, le juriste prend un malin plaisir à établir comment ses moyens de défense, lors du procès qui, après Thermidor, finit tout de même par lui valoir à son tour la guillotine, anticipaient déjà sur les arguments des historiens négateurs du génocide vendéen, de l’absence d’ordre écrit ou de la minimisation des faits jusqu’à l’accusation portée contre ses détracteurs d’être des adversaires de la Révolution – celle-là même qu’on jeta, et qu’on jette encore, à la face de Reynald Secher.
Reste Robespierre, dont les apologistes sont réduits à prétendre qu’il ne fut en rien impliqué dans ce qui se passa en Vendée. Jacques Villemain rappelle à cet égard qu’il réclama en fait explicitement l’extermination des Vendéens à la tribune des Jacobins, le 8 mai 1793 – il égratigne au passage la Société des études robespierristes, qui, en un chef-d’œuvre de restriction mentale, écrivit un jour dans un communiqué qu’il n’avait jamais pris position là-dessus à la tribune de la Convention. En réalité, Robespierre prit la précaution d’avancer sur ce terrain autant que possible sous cape, comme il fit aussi contre Danton ou pour l’adoption de la loi de Prairial. Son mutisme en ces matières avait pour but de l’exonérer, autant que faire se pouvait, de toute responsabilité, mais, pour Jacques Villemain, si l’absence de sa signature au bas des mesures les plus terrifiantes peut tromper des historiens, elle ne saurait, après les décisions du Tribunal pénal international pour la Yougoslavie contre la présidence collective de la République serbe de Bosnie, duper des juristes : car cette présidence était un organe collégial, comme le Comité de Salut public, et la Cour en a tiré la conclusion que la responsabilité pénale de tous ses membres était engagée dans tous les crimes qu’ils ont couverts. Celle de Robespierre est donc indéniable, et encore plus écrasante que celle de ses collègues, qui, plus que lui, endossèrent les ordres criminels, étant donné qu’il était, et de loin, la personnalité dominante du Comité. Plutôt que planificateur du génocide, rôle qui fut davantage celui des Barère, des Carnot et des Prieur, son animateur, son inspirateur – et donc, puisque la chaîne de commandement remontait jusqu’à lui, et la responsabilité avec elle, « un criminel de guerre, un criminel contre l’humanité et un génocidaire ».
Voilà donc un livre dont Clio sort en lambeaux. Je ne suis pas certain qu’il n’aurait pas été plus convaincant encore si son auteur avait su s’abstenir, çà et là, de certaines attaques personnelles ou collectives, car, enfin, ce sont des sujets qui exigent de l’humilité, et je dois avouer que les leçons de morale administrées aux historiens par le représentant d’une corporation qui a fourni aux génocidaires du xxe siècle tant de zélés ouvriers m’ont parfois tapé sur les nerfs : parmi les cadres supérieurs du Reichssicherheitshauptamt, combien de docteurs en droit ? Jean-Clément Martin lui-même a d’ailleurs volontiers reconnu un jour que proposer qu’on examine ce que la dénomination de génocide peut apporter de nouveau à la compréhension de la Terreur n’est pas en soi irrecevable, l’erreur de Reynald Secher ayant été, d’après lui, de l’avoir fait dans une intention polémique qui empêchait d’emblée le débat qu’il prétendait ouvrir2. Affinés, hélas, par ce que les décennies qui ont suivi 1945 ont apporté à la connaissance du phénomène génocidaire, les outils juridiques que Jacques Villemain utilise pour penser les faits vendéens permettraient à mon sens d’avancer vraiment dans la compréhension de ceux-ci, et il est trop dommage qu’il puisse gâcher cette chance d’enrichir la réflexion des historiens en les traitant de si haut. Cela, alors qu’il peut lui-même être pris en flagrant délit de partialité, car enfin, s’il rappelle avec insistance le geste, en effet sublime, de Bonchamps empêchant ses troupes de massacrer leurs prisonniers bleus, jamais il ne relate qu’il y eut aussi une fureur vendéenne, qui contribua pour sa part à la montée aux extrêmes. Il n’est par ailleurs pas toujours exempt de cette forme de naïveté qui est propre aux légistes, comme lorsqu’il assure qu’« à aucun moment dans l’histoire de la civilisation le fait de massacrer tout un groupe humain particulier en le visant “comme tel” n’a été considéré autrement que comme un crime » : car il faut, pour écrire une pareille assertion, être juriste au point d’oublier que dans notre tradition culturelle le génocide a commencé par être considéré comme un des beaux-arts. Pharaon assume très bien son ordre de massacrer les enfants mâles qui naîtront aux Hébreux3, et les Hébreux eux-mêmes sont par après entrés dans la Terre promise en anéantissant systématiquement, par voie d’anathème, les nations qui l’habitaient, en quoi ils ont vu une œuvre pie4 ; mais Thucydide ensuite a relaté l’extermination du peuple de Mélos par les Athéniens sans lui consentir une larme5, et les Romains ont anéanti Carthage6 : or Thèbes, Jérusalem, Athènes et Rome ne sont quand même pas rien dans l’histoire de la civilisation, je suppose ? Bref : alors que l’auteur de cette étude juridique a apporté, en recourant aux derniers développements du droit international sur la question, une contribution originale et novatrice à un débat tellement figé qu’il en tient quelquefois du jeu de rôles, le risque existe donc que le ton sur lequel il le fait n’aboutisse au résultat inverse de celui qu’il désire. J’appelle un chat un chat et Sanson le bourreau, disait Camille Desmoulins aux euphémistes qui préféraient appeler Sanson l’exécuteur de justice : il reste à savoir si ce va être grâce au livre de Jacques Villemain ou malgré lui que, dans l’Université aussi, on pourra un jour appeler un chat un chat, et ce que la Révolution a commis en Vendée un génocide.
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