Le cercle des Malraux

À la fois neveu et beau-fils d’André Malraux, sur lequel on lui doit déjà un témoignage dépourvu de complaisance(1, Alain Malraux nous livre cette fois une foisonnante galerie de vingt portraits de personnalités les plus diverses qu’il a été amené à côtoyer, le tout dans une aimable fantaisie chronologique. Un cahier de photographies permet d’apprécier quelques visages de ses héros ou, en l’espèce, ses héroïnes, à commencer par celui, inoubliable, de sa mère au piano, le regard intense de Brigitte Friang, la pose, profonde, un brin mélancolique, de Florence Malraux, sa cousine germaine et, par le cœur, sa sœur choisie.

André Malraux, auquel ses deux fils avaient été arrachés dans un tragique accident d’automobile, considérait Alain comme son propre fils, le désignant ainsi, orphelin de son père, héros de la Résistance, mort en déportation.

Ce qui frappe d’emblée, c’est le style de l’auteur, souvent éblouissant, musical à souhait, atmosphère dans laquelle il a baigné car l’esthétique Madeleine, sa mère, était une interprète reconnue. À cet égard, les chapitres consacrés à Vladimir Horowitz et Nadia Boulanger se lisent comme si on écoutait quelque Nocturne de Chopin, à la fois graves et mélodieux. On découvre que Maurice Schumann et Pompidou étaient mélomanes alors que la plupart des hommes politiques sont hermétiques à cet art en ce qu’il élève l’âme, eux qui l’ont en général si vile.

On poursuit avec le richissime Paul-Louis Weiller et ses dispositions, jusque tard dans la vie, pour le beau, le très beau sexe. Était-ce une façon de se consoler après que la France l’eut déchu, parce que juif, de la nationalité française, lui, le héros de la Première Guerre ?

On continue avec Lise Deharme, confrontée à l’épouvante de la mort, qui déclarait consulter Malraux comme un dictionnaire ; surgissent alors dans leur singularité Louise de Vilmorin et Marie-Laure de Noailles.

André Meyer, fasciné par Madeleine Malraux, précède Brigitte Friang, rescapée de Ravensbrück, à l’héroïque courage, proche, par les sentiments, de Jean de Lipkowski, lui-même intime de Romain Gary, impénétrable à l’humour, « contorsionniste inspiré » pour Alain Malraux, et dont Jean Seberg fut d’un faible secours tant « nulle drogue, nul breuvage, aucun dérèglement, tous essayés avec un sérieux de méthodiste, rien ne parvint à mettre un terme à son errance ni à sa quête d’identité ».

De Colette de Jouvenel, ou Bel-Gazou, fille tardive de Colette, on retiendra qu’elle fut élevée comme une sorte d’orpheline, ne voyant sa mère qu’à la faveur de furtives vacances, seulement à l’heure des repas, éduquée par une nurse anglaise, Miss Draper, adepte de tout autre breuvage que l’eau fraîche, frappant la petite, seule, toujours plus seule, délaissée, tel un colis en déshérence, dans des établissements successifs qui s’empressaient de la renvoyer à l’expéditeur. Par-delà la mort de sa mère, celle-ci l’ayant dépossédée, Bel-Gazou finit par se rapprocher, au terme de plus de trente ans d’éloignement, de son demi-frère, le subtil Bertrand de Jouvenel. Ces pages ne sont pas les moins émouvantes du livre.

Cyrille Koupernik est décrit comme « [ne] sachant presque rien sur presque tout », selon la formule de Jankélévitch. Les lignes accordées à Françoise Sagan ne font pas l’impasse quant à son addiction aux stupéfiants, dont cherchait, en vain, à l’éloigner Florence Malraux, mais son inclination à l’autodestruction ne parvint à être ni freinée ni vaincue.

Le long descriptif de Chirac ne verse pas dans l’hagiographie, promettant tout à tout le monde et ne tenant aucun engagement, ce qui, semble-t-il, n’a pas entamé son parcours. On retiendra le légitime hommage rendu à Bernard Billaud, son indispensable collaborateur, issu comme lui de la Cour des comptes. Si le défunt chef de l’État avait été pourvu de quelque clairvoyance, il aurait dû nommer au Vatican ce chrétien éclairé et intègre – espèce rare dans l’entourage chiraquien –, pourvu d’une plume d’exception. Ou les lignes visant le brillant Jean Daridan, l’un des rares diplomates à résister à la gaullôlatrie ambiante, sévissant alors jusque dans les placards à balais du Quai d’Orsay.

Après Jacqueline Kennedy et son impérieux port de tête, « unique, insurpassable, simplement, […] avec cette intelligence du cœur qui était sa seconde nature et lui faisait aborder aussi aisément le plombier que le souverain régnant avec une souplesse coulant de source », Florence Malraux clôture, en vingt-cinq pages, cette galerie, avec « la grâce » pour sous-titre.

Séduisant, malgré elle, Hemingway, intime de la fille de Raymond Aron comme de Susan Sontag, à la nature délicate, fidèle, profonde, dépourvue de petitesse, ne cherchant jamais à user de son nom, à abuser de ses relations, à profiter de sa fonction, Florence ressentait le fait de n’avoir jamais été acceptée par André Malraux, tant il « était incapable d’une marque d’amour ».

Ce dernier savait pourtant aider les autres, sans attendre le moindre retour électoral, n’ayant jamais été exposé au suffrage universel ; il en reçut peu de témoignages de gratitude et il aurait presque pu faire sien ce qu’en écrivait en substance Jules Renard : « Si vous ne voulez pas d’ennemi, n’aidez jamais personne ! » À ce sujet, la sublime indifférence d’un professeur Jean Bernard face au malheur suscite l’étonnement, comme l’abandon de Jacques Prévert envers Denise R. Tual, confrontée à de redoutables difficultés et tandis qu’il lui restait fort redevable.

Alors que les émotions médiatiques comme le culte de l’instant nous accablent de leur indigence, il faut savoir gré à l’auteur d’avoir su immortaliser avec tant de finesse des personnages si contrastés, témoin qu’il fut d’une époque à jamais révolue.

À la fois neveu et beau-fils d’André Malraux, sur lequel on lui doit déjà un témoignage dépourvu de complaisance(1, Alain Malraux nous livre cette fois une foisonnante galerie de vingt portraits de personnalités les plus diverses qu’il a été amené à côtoyer, le tout dans une aimable fantaisie chronologique. Un cahier de photographies permet d’apprécier quelques visages de ses héros ou, en l’espèce, ses héroïnes, à commencer par celui, inoubliable, de sa

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Vincent Laloy

Vincent Laloy

Fonctionnaire, élu local depuis 1983. Auteur de Chronique d’une famille franc-comtoise au xixe siècle (Les Belles Lettres, 1986) et participe au Dictionnaire de biographie française (Letouzey-et-Ané).