Dans un rapport intitulé « Rationaliser l’orthographe du français pour mieux l’enseigner », le Conseil scientifique de l’Éducation nationale (CSEN) a appelé, en juin 2024, à une nouvelle révision de la langue française et préconisé, entre autres, une réforme profonde de l’enseignement de la grammaire du français. Cette dernière introduirait notamment l’invariabilité de l’accord du participe passé avec le complément d’objet direct antéposé. Notre réflexion se propose de contribuer au débat si hautement décisif soulevé par ce rapport, dont les présupposés sont contestables et dont les conclusions semblent préjudiciables.
L. V.
La langue a ses raisons…
La langue telle qu’elle est parlée et donc son enseignement (l’un nourrissant l’autre) ont subi des transformations respectives au long de leur histoire, et la position conservatrice en la matière – tenant du statu quo – est elle-même limitée. En effet, certaines règles orthographiques et/ou grammaticales, ne s’adossant à aucune logique et multipliant les exceptions, règles parfois jamais suivies dans l’usage, semblent tout à fait amendables – ainsi, la règle qui régit l’accord pluriel des adjectifs de couleur, pour laquelle une harmonisation se justifierait sans doute. La démarche proposée par le Conseil scientifique est d’une tout autre nature. Appelant à une « rationalisation », elle suppose que la grammaire française serait « irrationnelle » et que la simplification serait par définition la seule position raisonnable qui vaille.
C’est faire bien peu de cas d’une donnée pourtant essentielle : la règle d’accord du participe avec le complément antéposé s’explique rationnellement, d’une manière aussi convaincante que peut s’expliquer l’impossibilité de la division par zéro, selon la logique à l’œuvre dans la langue mathématique. En l’espèce, la règle d’accord du participe passé est directement liée au statut du participe, qui « réagit comme » un adjectif et donc s’accorde avec l’objet antéposé de l’action du verbe. De même, l’adjectif lui-même ne s’accorde pas systématiquement avec un nom : lorsqu’il est utilisé comme un adverbe – « chanter faux », « travailler dur », « marcher droit », « tenir ferme »… –, il réagit comme tel, et il est alors invariable, comme tous les adverbes.
Si l’on s’attache à la logique de la phrase, l’énoncé « Maître Corbeau sur un arbre perché » est équivalent à : « il a été perché » ou « il s’est perché ». En tout cas, « perché » est un participe qui exprime une action déjà accomplie et il ne viendrait à l’idée de personne de ne pas l’accorder au féminin si d’aventure le corbeau était une corneille.
C’est d’ailleurs pourquoi beaucoup d’adjectifs sont des participes devenus des adjectifs (un homme averti est un homme qu’on a averti), parfois même issus de verbes eux-mêmes tombés en désuétude (nul ne peine à utiliser « bienvenu/e » sans jamais conjuguer le verbe « bienvenir »). Si l’on enseigne la règle comme une convention purement arbitraire, on comprend bien sûr pourquoi les élèves ont du mal à l’appliquer, mais aussi pourquoi on s’autorise sans réserve aujourd’hui à en demander la destruction.
Le rapport préconise deux règles simples : avec l’auxiliaire « avoir », invariabilité de l’accord du participe ; avec l’auxiliaire « être », accord systématique du participe avec le sujet. Rappelons que, contrairement à ce qui est parfois prétendu, le second cas n’est pas une règle actuellement en vigueur. Si le participe s’accorde souvent avec le sujet lorsqu’il est utilisé avec l’auxiliaire « être » (voix passive, conjugaison de verbes pronominaux, etc.), c’est pour la même raison : l’objet du verbe est alors confondu avec le sujet. Ainsi, dans l’énoncé « Ils se sont lavés », « lavés » réagit comme un adjectif à fonction d’attribut du sujet. En outre, même avec l’auxiliaire « être », il arrive que le participe ne s’accorde pas, suivant exactement la même logique, c’est-à-dire que le complément n’est pas le sujet et donc n’est pas antéposé (ex. : « Ces propositions se sont attiré les critiques »). L’énoncé « Elle s’est lavé les mains » est de ce point de vue équivalent à « Elle a lavé les mains », où « s’ » n’est pas l’objet du verbe.
On oublie d’ailleurs un peu vite qu’il existe d’autres exceptions à la règle d’accord du participe avec le sujet dans un cas d’emploi avec l’auxiliaire « être », lorsque le verbe conjugué est suivi d’un infinitif (exs : « Elles se sont laissé convaincre » ; « Ils se sont fait avoir ») ou dans le cas où le verbe est pronominal et transitif indirect (ex. : « Elles se sont succédé »). Dans tous ces cas, rien d’« irrationnel » : au vrai, non seulement la règle mais aussi ses exceptions s’expliquent rationnellement. Ainsi, il n’y a rien d’irrationnel dans la neutralisation de l’accord avec le complément « en » (ex. : « ces poires que j’ai mangées » => « j’en ai mangé »), liée au fait que « en » ne désigne pas nécessairement un ensemble pluriel1.
S’il est vrai que l’on dénombre une quarantaine de cas spécifiques selon que l’auxiliaire est « avoir » ou « être », et que Le Bon Usage de Grevisse multiplie les incertitudes quant au fondement des règles applicables dans les cas d’exceptions2, nous n’attendons bien entendu pas de l’école qu’elle permette une maîtrise exhaustive de tous ces cas spécifiques : nous indiquons néanmoins qu’il n’existe pas de bonne raison de détruire la règle générale à laquelle ces cas font exception, au bénéfice d’une nouvelle règle immotivée.
Le combat de la règle et de la pratique
Le rapport du CSEN s’adosse à la rectification de 19903, au centre d’une polémique d’ampleur, appliquée fort tard dans certains manuels et avalisée par l’Académie française, qui, sans la rejeter, ne la recommande pourtant pas. Mais la rectification de 1990 ne portait pas sur la structure profonde de la langue. Son point le plus gênant concernait le retrait des accents circonflexes, y compris de mots où ils signalent l’héritage perdu d’un « s » originel (« maitrise », « gout »), à l’exception des cas où il est la marque d’une conjugaison et où il distingue deux homonymes (« mur » et « mûr »), ce qui pose déjà des difficultés : éloignement des mots de même famille (« magistrat », « gustatif ») ainsi que des équivalents dans d’autres langues, oblitération de l’affiliation étymologique…
Elle simplifiait certains mots comme « nénufar », faisant valoir que le « -ph » a été rajouté postérieurement pour conférer un style pseudo-grec à un mot qui n’est pas issu du grec, ou se livrait à des soudures (« porte-feuille » devenant « portefeuille ») sans incidence sur la compréhension des énoncés, alors que de toute évidence l’invariabilité de l’accord du participe avec le complément direct antéposé jette certaines propositions dans l’ambiguïté – « la fin des idéaux que j’ai redoutée/és » ; « la mort de l’homme que j’ai tant désiré/e » ; « le coût des repas que j’ai apprécié/és » ; « le procès des enfants qu’il a instruit/ts »… – et affecte donc la communication.
Nul ne peut exclure que d’autres règles, mal enseignées donc mal comprises et mal appliquées, soient en définitive regardées comme arbitraires puis détruites au nom de la « rationalisation » de la langue.
La recommandation du CSEN va beaucoup plus loin et crée un précédent. Nul ne peut exclure que d’autres règles, mal enseignées donc mal comprises et mal appliquées, soient en définitive regardées comme arbitraires puis détruites au nom de la « rationalisation ». Or ces règles peu observées en pratique s’adossent toutes à une logique : la nécessité de l’indicatif après la locution « après que » s’explique tout aussi rationnellement que l’accord du participe par la valeur du mode subjonctif, et l’imparfait qui suit la conjonction « si » (« si j’avais » plutôt que « si j’aurais »), occasionnant des erreurs aussi courantes que celles liées à l’accord du participe, s’explique par la valeur du mode conditionnel.
On s’étonne en outre que les auteurs négligent la relation spécifique qu’entretient le participe avec le sujet dans les formes composées en général. Ils indiquent ainsi que l’accord avec le complément antéposé « va à l’encontre de la règle générale : accord sujet-verbe4 ». Or il semble connu de tous que, dans toutes les formes composées (y compris verbes pronominaux et voix passive), l’auxiliaire prend à sa charge l’accord avec le sujet et qu’en ce sens il tombe sous la loi de l’accord sujet-verbe. Le constat, pourtant assez évident, que non le participe mais l’auxiliaire, lui, s’accorde avec le sujet (même quand le complément d’objet n’est pas antéposé et même quand il n’y a pas de complément) est ignoré par les auteurs qui, in fine, présentent implicitement la règle comme une incohérence de la langue.
On est aussi surpris que les auteurs insistent autant sur la correspondance entre graphème et phonème. Le rapport tend à préconiser le rapprochement de la langue écrite avec la langue parlée, sans jamais envisager le contraire : réaligner l’oral sur les règles de l’écrit, ce qui aurait aussi des vertus. On peut ainsi songer au renforcement des liaisons, qui rendent perceptibles à l’oreille nombre d’accords pluriels et ont une incidence sur la compréhension du style des textes – ne serait-ce que parce qu’elles déterminent en poésie le nombre de syllabes par vers –, mais aussi à la distinction de l’accent aigu et de l’accent grave ou à la démarcation des consonnes doubles (« amener »/« emmener »).
Contre une instrumentalisation de la langue
La vocation de l’école n’est pas uniquement de transmettre des connaissances que l’on peut retenir par un apprentissage « par cœur ». Assurément, dans bien des cas, elle l’est en partie. Mais à l’école s’apprennent des gestes de l’esprit : ce qu’on y enseigne, avant tout, c’est une gymnastique. Associer une figure à une signification (dans l’appréhension du symbole), décrypter une carte géographique à partir d’une légende, comprendre le fonctionnement d’un tableau à double entrée, développer une approche abstraite de l’espace par la géométrie, contextualiser un document historique ou encore interpréter la portée esthétique ou politique d’un texte nécessitent certes des connaissances préalables mais relèvent, surtout, d’opérations de la pensée qui s’acquièrent, pour l’essentiel, par entraînement, c’est-à-dire par une pratique, une itération et un perfectionnement en définitive assez semblables à ceux qu’on peut trouver dans l’artisanat.
Modifier des règles de grammaire sur la base d’une réalité statistique – leur non-observation en pratique par une part importante de francophones – semble tenir pour acquis, d’une part, que l’enseignement d’une langue doit être uniquement fonction de son usage et, d’autre part, que les règles, même les plus contre-intuitives, que l’école a pendant si longtemps enseignées ne pourraient plus être assimilées par de nouvelles générations d’élèves. On peine à trouver un argument à même d’expliquer qu’un élève d’aujourd’hui ne serait pas en mesure de comprendre et de retenir ce que nombre de générations précédentes ont appris. Insister sur la grammaire – voire la sanctuariser au sein même de l’enseignement du français – et ne pas la décorréler de l’étude des textes permettraient de familiariser les élèves avec des opérations logiques de base – qui leur servent par ailleurs dans la vie courante.
La grammaire est fondée sur ces opérations intellectuelles : les règles qui la structurent nécessitent de s’interroger sur l’action du verbe – qui l’accomplit et qui la subit ? – ; mais aussi sur des distinctions de niveaux de description – l’énoncé désigne-t-il une action achevée ou virtuelle ? – ; comme elles impliquent de se repérer dans le temps, les temps verbaux marquant des relations différenciées au temps de l’énonciation (comme l’antériorité dans le futur que permet le futur antérieur).
Ainsi, la partition qui nous semble si familière entre genres masculin et féminin, pilier, entre autres, des langues latines, n’existe que dans une minorité de langues. Mais discerner entre l’objet et le sujet de l’action du verbe, ce qui est implicite dans la logique des règles d’accord du participe, en revanche, est un point dominant de toute langue. Même les langues grammaticalement moins élaborées que le français (l’anglais) ou les tentatives les plus déraisonnables d’estompage des particularismes linguistiques (l’espéranto) reconduisent cette distinction sujet/objet.
Il existe dans les sciences humaines un présupposé que l’on retrouve aussi dans la langue courante et les débats politiques, et que l’on pourrait nommer la fonctionnalisation des phénomènes sociaux. Il s’agit de considérer les phénomènes en confondant leur nature et leur fonction, ou, pour le dire autrement, en les définissant par leur rôle. C’est ce même présupposé qui a ainsi conduit à analyser le communisme comme une religion athée, en partant du principe qu’il serait venu simplement emplir un vide dégagé par la sécularisation des sociétés occidentales et qu’il assumerait une fonction similaire aux monothéismes. On retrouve ce même mouvement de la pensée à l’œuvre dans la manière dont certains linguistes appréhendent la langue, qui ne tirerait sa valeur et sa légitimité que de son instrumentalité. Elle ne serait qu’un moyen et on pourrait l’escamoter en tous sens dès lors qu’elle continue de remplir sa fonction d’outil de communication. Or une langue particulière n’est pas qu’une fonction ; elle n’est pas une convention parmi d’autres à finalité utilitaire, de même que la langue mathématique n’est pas une suite de symboles arbitraires que l’on pourrait bousculer comme on changerait les manières de table.
La règle d’accord des formes composées témoigne du fait que la langue est un système, ce qu’une modification de la règle défigure nécessairement, de même que, si l’on n’apprend que les quatre temps simples et le passé composé, on ne comprend pas que les quatre temps composés de l’indicatif correspondent aux quatre temps simples et constituent avec eux un ensemble logique. La systématicité du mode indicatif n’est plus perçue. De même, les relations de sens entre plusieurs éléments d’une même proposition seraient affectées par la révision de la grammaire proposée par le Conseil scientifique.
S’interrogeant sur le rôle de l’apprentissage des règles et sur la légitimité d’une préséance de l’usage – « la question se pose ici de savoir si les règles doivent être données in abstracto, (…) s’il ne faut les apprendre qu’après en avoir fait bon usage (…) ou s’il faut faire aller ensemble la règle et l’usage5 » –, Kant conclut sur la nécessaire prévalence de la grammaire dans tout enseignement d’une langue : les règles doivent être présentes « dans tout ce qui doit cultiver l’entendement » afin que ce dernier « ne procède pas simplement mécaniquement mais avec la conscience d’une règle ». Avoir la « conscience » des règles, c’est intégrer la logique de la langue à l’œuvre dans la langue que l’on parle, ce qui nécessite un enseignement de la langue qui tienne compte de ses subtilités et de sa rationalité. En escamotant la règle sur le fondement de son caractère prétendument « irrationnel », le Conseil scientifique ne s’appuie en définitive que sur une complexité jugée illégitime sans que soient interrogées la dynamique interne de la langue et les façons de la transmettre. Il appartient aux adultes d’indiquer aux nouveaux venus la logique de ce système, non de la mutiler.