Depuis quelques années, les décisions de justice relatives à des sanctions contre des élus, qu’elles prennent la forme d’une annulation des décisions administratives ou d’une censure des lois votées par le Parlement, sont régulièrement critiquées, avec des arguments d’ailleurs contradictoires, les uns soutenant que le juge aurait subi une pression de l’exécutif, les autres qu’on serait en présence d’un « gouvernement des juges », c’est-à-dire que les juges feraient prévaloir leurs préférences partisanes sur la règle de droit dans le jugement rendu. Ce discours sur le gouvernement des juges, opposant l’État de droit à la volonté populaire, a d’abord été formulé par les dirigeants de la Hongrie, de la Pologne (avec le précédent gouvernement) et de la Slovaquie. Il a ensuite été repris par Vladimir Poutine et est maintenant amplifié par J. D. Vance, le vice-Président des États-Unis. Sa cible réelle est l’État de droit.
P. C.
L’argument central de ceux qui dénoncent l’existence d’un gouvernement des juges en France consiste à soutenir que rien ne devrait limiter la volonté du peuple, souverain dans une démocratie – idée reprise par les dirigeants ou les partisans des régimes autoritaires. C’est à tort qu’on utilise pour les qualifier l’expression « démocraties illibérales », qui est un oxymore puisqu’il n’existe et ne peut exister de démocratie représentative qui ne serait pas « libérale » dans son sens originel, selon lequel les pouvoirs législatif et exécutif sont limités par le respect de l’État de droit.
La thèse du pouvoir illimité du peuple dans une démocratie repose sur un contresens. Sous prétexte que la démocratie vient du terme grec demos (« le peuple »), on oublie que dans les cités grecques seuls les citoyens libres de la communauté civique réunis en assemblée détenaient le pouvoir : la « démocratie » au ve siècle avant J.-C. n’a aucun rapport avec son sens moderne.
Une autre erreur consiste à croire que seule l’existence d’élections suffirait à caractériser la démocratie. Or, de Staline à Poutine, de Castro à Chávez, les élections ont montré que les dictatures savent utiliser à leur profit le suffrage universel. Plusieurs livres récents1 ont révélé les mécanismes permettant aux dictateurs d’arriver au pouvoir par des élections apparemment régulières puis de s’y maintenir en se faisant réélire.
C’est pourquoi il convient de lutter contre ce qui, pour l’instant au moins en France, n’est qu’un discours, mais qui demain pourrait justifier la remise en cause de l’État de droit et donc de la démocratie.
Origine du concept
Les historiens du droit montrent que la notion d’État de droit est née en Grande-Bretagne à la fin du Moyen Âge quand, sous l’appellation de rule of law, le monarque a été contraint de se soumettre à des obligations. En France, ce sont d’abord les philosophes du xviiie siècle qui ont élaboré les principes qui serviraient à fonder l’État de droit : ainsi, dans De l’esprit des lois, en 1748, Montesquieu a formulé le principe de la séparation des pouvoirs : « Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir2. »
La révolution de 1789 a ensuite posé les bases de l’État de droit, d’abord lors de la nuit du 4 août qui, par la reconnaissance de l’entière égalité de tous devant la loi, a supprimé les privilèges juridictionnels, puis avec la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, dont l’article 16, adopté le 26 août, dispose que « toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution ». Enfin, le Code pénal de 1791 a instauré la possibilité de mettre en cause la responsabilité pénale des gouvernants.
Cependant, après cette phase de conception de l’État de droit, la France est revenue aux anciennes pratiques de pouvoir très larges de ses dirigeants, sous les deux Empires et la Restauration. Ce n’est qu’avec la IIIe République que se sont très progressivement mis en place les éléments de ce que, pour la première fois en 1920, Carré de Malberg, dans sa Contribution à la théorie générale de l’État, dénommera « l’État de droit ».
Ce n’est cependant que très lentement que des juridictions commencent à se référer implicitement ou explicitement à des principes généraux du droit ; ainsi, par exemple, antérieurement à l’évolution du Conseil constitutionnel de 1971, le Conseil d’État, dans son arrêt Canal du 19 octobre 1962, prononce la nullité d’une ordonnance du général de Gaulle qui venait pourtant d’être légitimé par un large soutien populaire lors d’un nouveau référendum, car elle contrevient aux principes généraux du droit pénal.
C’est par sa décision historique sur la liberté d’association du 16 juillet 1971 que le Conseil constitutionnel va donner à l’État de droit sa définition moderne en reprenant la Déclaration des droits de l’homme de 1789 et les Préambules des Constitutions de 1946 et de 1958 dans ce qu’on appelle « le bloc de constitutionnalité ». Cette décision marque un tournant dans le contrôle juridictionnel de la loi, le Conseil devenant ainsi le protecteur ultime de l’État de droit dont il va, par sa jurisprudence, définir le contenu.
Cette évolution a été consacrée de manière solennelle par le Parlement en 2008 avec la réforme de la Constitution instaurant la Question prioritaire de constitutionnalité qui permet à n’importe quel justiciable, des années après l’entrée en vigueur d’une loi, d’en contester la validité au regard de la Constitution et du bloc de constitutionnalité.
La France s’est ainsi donné les moyens de censurer les excès d’une majorité parlementaire lorsque celle-ci viole la Constitution. En effet, les pouvoirs de la majorité du moment sont nécessairement limités par les droits des minorités et par les libertés des citoyens.
Toutefois, si la Restauration n’a pas rétabli tous les privilèges abolis dans la nuit du 4 août, elle a instauré le concept de notabilité, qui permettait aux personnalités du monde politique ou économique impliquées dans des actions judiciaires de bénéficier d’un traitement plus favorable que celui du justiciable sans notoriété ni relations. Étonnamment, cette situation a perduré jusqu’au milieu du xxe siècle, et il a fallu attendre les années 1970 pour qu’une nouvelle génération de juges s’attaque à ce privilège de notabilité que rien ne justifiait et décide de traiter chaque citoyen de façon identique, en remettant en cause le traitement réservé aux élus locaux, aux députés, aux ministres et enfin au président de la République, aussi bien qu’aux chefs d’entreprise.
L’une des premières affaires politico-financières ainsi conduites a été l’affaire Boulin, instruite par le juge Van Ruymbeke en 1979 ; cette époque correspond également au début des campagnes de presse contre les juges d’instruction, les procureurs et les présidents du tribunal correctionnel, suspectés de juger en fonction de leurs opinions politiques et ce que l’élu soit de droite ou de gauche.
Mais, en dépit de ces polémiques, cinquante ans après les premières actions judiciaires menées à l’encontre des grands responsables politiques et économiques, la corruption a reculé et les partis politiques ont régularisé leurs modes de financement.
En quoi consiste l’État de droit ?
L’État de droit recouvre un corpus de règles et de principes forgés au travers, d’une part, du droit positif (la Constitution de 1958, son Préambule ainsi que celui de la Constitution de 1946, et avant cela la Déclaration des droits de l’homme de 1789) et, d’autre part, de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, de la Cour de cassation et du Conseil d’État.
Il résulte d’un large consensus consolidé au cours d’une longue période, durant nos trois Républiques successives ; lorsqu’un nouveau principe intègre l’État de droit, comme ce fut très récemment le cas avec l’inclusion dans la Constitution du droit à l’avortement, ainsi reconnu comme une liberté essentielle des femmes, c’est cinquante ans après le vote de la loi qui l’a autorisé.
L’État de droit comprend notamment et nécessairement : la primauté du droit (toutes les personnes, physiques et morales, les élus et les gouvernants sont soumis à la loi), la garantie des droits (tout citoyen doit pouvoir faire valoir ses droits devant un juge, en bénéficiant d’une procédure publique et contradictoire), la hiérarchie des normes, la séparation des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire, l’indépendance de la justice, la protection des libertés et des droits fondamentaux, la laïcité, etc.
Par ailleurs, la démocratie repose sur la possibilité que les orientations de l’exécutif comme du Parlement puissent faire l’objet d’un débat et que la minorité puisse s’exprimer, ce qui implique liberté intellectuelle, liberté de pensée, liberté d’expression – y compris ce que certains appellent blasphème –, liberté d’association, liberté de réunion, liberté de la presse… toutes ont été consacrées et organisées sous la IIIe République et font partie de l’État de droit, car il n’y a pas démocratie sans débat. Toutefois, il ne peut y avoir de débat sans éducation, ce qu’ont bien compris les rédacteurs du programme du Conseil national de la Résistance, qui a fait l’objet du point 13 du Préambule de la Constitution de 1946 : « La Nation garantit l’égal accès de l’enfant et de l’adulte à l’instruction, à la formation professionnelle et à la culture. L’organisation de l’enseignement public gratuit et laïque à tous les degrés est un devoir de l’État. »
En outre, le respect des normes internationales s’impose au législateur en vertu de l’article 55 de la Constitution. Les traités ratifiés ont une valeur supralégislative (ce qui a conduit les juges à contrôler le respect par la loi d’un traité régulièrement ratifié).
Enfin, la ratification du traité de Lisbonne en 2009 a instauré la primauté du droit de l’Union européenne sur les législations nationales ; toutefois, le Conseil d’État a fixé une exception à cette suprématie lorsqu’il est porté atteinte par une législation européenne ou une décision de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) à des objectifs de valeur constitutionnelle ne bénéficiant pas, selon le droit de l’UE, d’une protection équivalente à celle dont ils jouissent en France.
Une critique sans pertinence
En France, la contestation de l’État de droit, qui date du début des années 2000, est multiforme et concerne à la fois des décisions du Conseil constitutionnel, de la CJUE, de la CEDH et des arrêts de la Cour de cassation et du Conseil d’État. L’ensemble de ces critiques a conduit quelques juristes à dénoncer l’existence d’un gouvernements des juges, argumentation reprise par certains politiques qui soutiennent que rien ne doit entraver la volonté du peuple souverain, ce qui revient à dire qu’une majorité de circonstance sortie à un moment donné des urnes pourrait bouleverser notre édifice juridique.
Mais, pour autant, il est inexact de soutenir que les élus du peuple seraient indéfiniment dans l’impossibilité de remettre en cause une décision des juges nationaux. Il convient d’opérer une distinction selon la nature des jugements critiqués.
S’il s’agit de décisions de la justice pénale à son premier degré, la critique porte le plus souvent sur la rédaction des motivations, qui peuvent certes être maladroites ou fautives ; mais, si tel était le cas, elles seraient réécrites ou redressées par les cours d’appel puis la Cour de cassation pourrait être saisie pour en vérifier le bien-fondé en ce qui concerne l’application de la règle de droit.
S’il s’agit de décisions de la Cour européenne des droits de l’homme (bien distincte de la Cour de justice de l’Union européenne), si une nouvelle majorité voulait remettre en cause le droit de saisine direct des particuliers, il suffirait que le Président fasse ratifier par le Parlement un texte contenant une réserve de la France sur l’article concerné de la CEDH. Un débat sur une telle évolution serait souhaitable : en effet, d’une part, ce mécanisme introduit un quatrième niveau de juridiction, ce dont on ne voit ni l’utilité ni la justification ; d’autre part et surtout, les interprétations par nos juridictions suprêmes de la Déclaration des droits de l’homme de 1789 n’ont nul besoin d’être complétées voire contredites par des juristes formés dans 46 pays ayant des systèmes juridiques et philosophiques différents du nôtre.
Pour les décisions du Conseil d’État ou de la Cour de cassation, si une majorité parlementaire était en désaccord avec l’interprétation que ces hautes juridictions donnent de la loi, il suffirait de modifier ces lois.
Dans ces deux derniers cas, la critique sur l’existence d’un gouvernement des juges est sans fondement puisque la cible devrait être dans le premier cas l’exécutif, pour dénoncer un traité, et, dans le second cas, le législateur, pour modifier la loi, et non le magistrat qui se doit de la faire respecter.
En ce concerne les arrêts de la CJUE, sauf dans les cas très exceptionnels où ils seraient susceptibles de porter atteinte aux principes constitutionnels relatifs à l’identité de notre pays, ils se doivent d’être appliqués : il ne peut en être autrement, sous peine de remise en cause des fondements de l’Union européenne qui, pour fonctionner, repose sur un principe d’unicité d’interprétation juridique des traités. À défaut, on assisterait très vite à une fragmentation de l’ensemble ; il en résulte que, si la volonté populaire du moment en France estimait avoir un désaccord irréductible avec les jurisprudences de l’Union européenne et / ou avec les différentes normes édictées par les autorités de l’Union, elle devrait faire approuver par le Parlement, comme en Grande-Bretagne pour le Brexit, un traité entérinant les conditions de la sortie de la France de l’UE. Là encore, les critiques sur le gouvernement des juges ne sont pas dirigées contre la bonne cible : la réalité, c’est que les tenants des thèses dites souverainistes savent très bien que la majorité du peuple français est opposée à la sortie de l’Union.
À travers ces exemples, il apparaît clairement que la distinction entre État de droit et état du droit est non pertinente. Il est évidemment possible, comme nous l’a vu ci-dessus, de réformer l’état du droit, mais on ne peut le faire que dans le respect de l’État de droit c’est-à-dire pour l’essentiel le bloc de constitutionnalité.
Enfin, si une large majorité de citoyens était opposée à une décision du Conseil constitutionnel, il suffirait à ses représentants au Parlement de procéder à une réforme de la Constitution ; certes, il lui faudrait une très large majorité mais cette contrainte permet son indispensable stabilité. Toutefois, on peut s’interroger, vu la lourdeur de la procédure de révision de la Constitution, sur l’opportunité qu’il y aurait à introduire une procédure exceptionnelle de « deuxième lecture » permettant à une large majorité de parlementaires (mettons deux tiers d’entre eux), après un délai de réflexion (d’un à deux ans par exemple), de revoter, en termes identiques entre l’Assemblée et le Sénat, à nouveau la disposition censurée et de passer ainsi outre à une décision du Conseil constitutionnel.
La démocratie ne se réduit pas au droit de vote : elle se mesure à la réalité et à la force de son État de droit. Celui-ci est intangible car sa remise en cause signifierait la fin des libertés. Il n’y a pas d’État de droit sans l’indépendance du pouvoir judiciaire. Le juge est le rempart ultime qui le protège. En outre, il n’y a pas de démocratie sans débat et pas de débat sans éducation.
Le peuple, même si on le dit souverain, ne peut pas porter atteinte à l’État de droit sans mettre en péril la démocratie : qu’ils en aient conscience ou non, ceux qui s’attaquent à l’État de droit, sous couvert d’une dénonciation du gouvernement des juges, font le lit des adversaires de la République.