Genet en Pléiade, un événement

Jean Genet : Romans et poèmes : Notre-Dame-des-Fleurs ; Miracle de la rose ; Pompes funèbres ; Querelle de Brest ; Poèmes ; Journal du voleur ; L’Enfant criminel ; Fragments… (Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2021, 1 648 pages.)

Les « romans » de Genet en Pléiade : un événement de taille. Car Genet romancier est aussi sulfureux (son théâtre, aujourd’hui, est plus « admis », même s’il est moins joué qu’à une certaine époque) que l’était Céline lorsque, de son vivant, fut préparée la publication en Pléiade de ses deux premiers romans.

C’est en décembre 1942, alors qu’il tient une caisse de bouquiniste sur le quai Saint-Michel, qu’il fait la connaissance de Roland Laudenbach, fondateur de La Table ronde, et du jeune maurrassien François Sentein – auteur des cinq volumes des Minutes d’un libertin, son journal tenu pendant l’Occupation –, qui le présentent à Jean Cocteau, à qui il lit des extraits de Notre-Dame-des-Fleurs. Puis Genet est à nouveau emprisonné (pour le vol de Fêtes galantes), à la Santé. Il y entame la rédaction de Miracle de la rose, et correspond avec Sentein. Ses lettres ont été publiées en 2000 sous le titre de Lettres au petit Franz, et on se rend compte que les relations de Genet, en ses débuts d’écrivain, étaient plutôt orientées « à droite » (Laudenbach, Blondin, Sentein, ami lui-même de Jacques Laurent)…

À nouveau condamné pour vol de livres, il reçoit en prison la visite de Marc Barbezat, jeune éditeur lyonnais, qui lui propose d’imprimer clandestinement, à « L’Arbalète », Notre-Dame-des-Fleurs. Cocteau fait lire le livre à ses amis – Colette, Jouhandeau. Mais Genet est alors enfermé au camp des Tourelles, « antichambre des camps de concentration », selon l’auteur de la précieuse chronologie de la Pléiade, et c’est grâce à Cocteau et à Marc Barbezat qu’il en est libéré au mois de mars 1944. Ç’aura été son dernier séjour derrière les barreaux.

Miracle de la Rose est achevé, et publié sans nom d’éditeur en septembre. En mars 1945, il termine Pompes funèbres, entame Querelle de Brest, et commence à penser au Journal du voleur. En 1947, Pompes funèbres est imprimé clandestinement par Gallimard, à 470 exemplaires.

Et, la même année, c’est Paul Morihien, secrétaire de Cocteau, qui publie anonymement Querelle de Brest. En 1948, Journal du voleur paraît clandestinement et anonymement chez Skira.

En cinq ans, Genet, a écrit ses cinq « romans », tous publiés de façon « abracadabrantesque », comme auraient dit Rimbaud et Jacques Chirac. Mais c’en est fini pour lui de la clandestinité : entre-temps, il a fait la connaissance de Jean-Paul Sartre, « le pape de l’existentialisme, qui, à travers Les Temps modernes, dicte la doxa de l’époque, et de Louis Jouvet, qui a mis en scène Les Bonnes, sa première pièce représentée, en lever de rideau d’une pièce de Giraudoux (l’accouplement est assez inattendu).

Cocteau (et Laudenbach, et Sentein) d’un côté et de l’autre Sartre », comme parrains littéraires d’un ancien repris de justice devenu, en cinq ans, une icône parisienne, ça a de quoi amuser. Toujours est-il que Genet connaît alors une crise dans sa création, amplifiée par l’annonce de la publication, dans la collection Blanche de Gallimard, de ses « Œuvres complètes », dont le premier volume est occupé par la monumentale étude philosophique de Sartre, Saint Genet, comédien et martyr. Les textes de Genet ont été revus depuis leur édition clandestine, et Journal du voleur ne fera jamais partie de ces « Œuvres complètes », ce qui témoigne bien du statut très particulier du livre.

Dès lors, hormis des textes de circonstance, Genet ne se lancera plus dans une grande œuvre en prose avant Un captif amoureux, contant sa vie dans les camps palestiniens, qui est à mon sens son chef-d’œuvre, et dont il finira de corriger les épreuves peu avant sa mort, en 1986.

Les éditeurs de la Pléiade ont choisi de donner les cinq romans dans leur texte d’origine (différent, donc, de celui des « Œuvres complètes »), ce qui est une bonne idée, dans la mesure où, hormis dans le cas de Pompes funèbres et de Querelle de Brest, reparus dans leur version originale dans « L’Imaginaire », ils étaient indisponibles.

Je suis plus gêné par l’absence d’Un captif amoureux. Certes, le livre ne se donne pas comme un roman (mais Journal du voleur non plus, même si Genet, quelques années plus tard, lors d’une interview, le cite comme l’un de ses « cinq romans ») et la part politique et autobiographique y est très forte. Mais tous les romans de Genet (Querelle de Brest mis à part) relèvent de l’autobiographie, et la part d’invention et de fantasmes est sans doute aussi forte dans Un captif amoureux que dans les cinq autres grands textes. Qui sont aussi, à leur façon, des œuvres politiques, en ce sens que Genet y défie la France, et la langue française, et la morale traditionnelle.

Espérons qu’un troisième volume (le deuxième étant consacré au théâtre), comprenant Un captif… et les textes plus directement politiques, mais tout aussi littérairement magnifiques, viendra compléter les deux premiers.

J’ai découvert Genet en 1979, peu après la réédition en Folio de Notre-Dame-des-Fleurs et de Miracle de la rose, et j’ai été enthousiasmé devant la langue et le culot de ce moraliste à l’envers, qui, renversant toutes les valeurs admises, érige le mal en sainteté. La parution d’Un captif amoureux, en 1986, acheté le jour de sa sortie, fut un nouveau choc, et c’est le livre de lui que j’ai le plus relu, à la différence du corpus des cinq « romans », jamais relus (hormis Miracle de la rose et Pompes funèbres) en quarante ans.

À l’occasion de cette Pléiade, je les ai lus une nouvelle fois, à l’exception de Notre-Dame-des-Fleurs, par manque de temps, et qui est celui qui, à l’époque, m’avait le moins marqué, en dehors des premiers paragraphes, qui sont le véritable incipit de l’ensemble de l’œuvre, et une véritable déclaration d’intention, que je vais citer :

Weidmann vous apparut dans une édition de cinq heures, la tête enveloppée de bandelettes blanches, religieuse et encore aviateur blessé, tombé dans les seigles le jour où fut connu le nom de Notre-Dame-des-Fleurs. Son beau visage multiplié par les machines s’abattit sur Paris et sur la France, au plus profond des villages perdus, dans les châteaux et les chaumières, révélant aux bourgeois attristés que leur vie quotidienne est frôlée d’assassins enchanteurs, élevés sournoisement jusqu’à leur sommeil qu’ils vont traverser, par quelque escalier d’office qui, complice pour eux, n’a pas grincé. Sous son image éclataient d’aurore ses crimes : meurtre 1, meurtre 2, meurtre 3 et jusqu’à six, disaient sa gloire secrète et préparaient sa gloire future.Un peu plus tôt, le nègre Ange Soleil avait tué sa maîtresse.Un peu plus tard, le soldat Maurice Pilorge assassinait son amant Escudero puis on lui coupait le cou pour l’anniversaire de ses vingt ans, alors, vous vous le rappelez, qu’il esquissait un pied de nez au bourreau rageur.Enfin, un enseigne de vaisseau, encore enfant, trahissait pour trahir : on le fusilla. Et c’est en l’honneur de leurs crimes que j’écris mes livres.

En cinq paragraphes, tout Genet est déjà là : orgueil, défi, écriture secrètement pervertie.

Notre-Dame-des-Fleurs est l’histoire, fantasmatique, de la recherche d’une sainteté à rebours, d’une sainteté qui mène à l’échafaud. C’est l’histoire qu’il décline dans tous ses « romans », dont les réussites les plus hautes sont sans doute Miracle de la rose et Pompes funèbres.

Miracle de la rose est probablement le plus accessible des « romans » de Genet : plus équilibré que Notre-Dame-des-Fleurs, qui évoque encore le coup d’essai fiévreux d’un rebelle surdoué enfermé en prison, moins excessif que Pompes funèbres, plus réussi que Querelle de Brest (j’y reviendrai), plus « romanesque » que Journal du voleur (lequel annonce l’autobiographie « directe » d’Un captif amoureux). Le livre aurait pu s’appeler « Fêtes de la mort et de la prison ». On y trouve, mêlés, souvenirs et fantasmes : la centrale de Fontevrault (où Genet n’a pas été emprisonné), et la colonie pénitentiaire de Mettray, un bagne pour enfants voisin de Fontevrault, où il a passé une partie de son adolescence. Dans ce roman, trois amours : celui pour Harcamone, le condamné à mort, dont les menottes se transforment en roses, le Saint du Mal, dont la fin du livre raconte l’exécution telle que la rêve Genet ; Bulkaen, dix ans de moins que Genet, petite frappe dont le narrateur est amoureux, qui meurt fusillé lors d’une tentative d’évasion, et Divers, que le narrateur a connu à Mettray, et qu’il retrouve à Fontevrault. Trois amours, vrais ou imaginaires, trois fantasmes passionnels. Miracle de la rose est un livre sur la sainteté, une sorte de Légende dorée de la prison : Genet, comme Voragine, raconte des vies de saints – les saints du Mal.

La langue se faisande (rappelant celle de Jouhandeau, avec qui Genet a plus d’un point commun), la ponctuation est biaisée, la fluidité est brisée par des cassures inattendues, les imparfaits du subjonctif sont légion, qui font très « Grand Siècle » (Genet aime Racine, et le théâtre), les inversions nombreuses : on est dans la solennité, le faste de la mise en scène et de la représentation. Genet est aux antipodes du réalisme : il sertit des mots d’argot dans des tournures précieuses, comme un Saint-Simon recueille en s’en amusant des particularités du langage de la cour, et invente pour eux de toutes pièces un style somptueux, qui les dote d’un maniérisme, d’une préciosité, bien différents de la façon dont les utilise un Albert Simonin. La lecture à vingt ans de Miracle de la rose est un choc dont on ne se remet pas : il y a là quelque chose comme une drogue, un alcool fort. Il s’agit, tout compte fait, d’un « chant d’amour » (c’est d’ailleurs le titre du seul film réalisé par Genet lui-même), un des livres les plus purs et les plus innocents qui soient.

Avec Pompes funèbres, Genet bascule dans une autre dimension. La prison, décor des deux premiers livres, n’est plus là. Le narrateur – qui est toujours « un peu » Genet, et un peu imaginaire – dédie son livre à la mémoire de Jean Decarnin (et de qui il parle souvent dans ses lettres à Sentein), jeune résistant communiste tué en 1944, un des grands amours de Genet.

Voilà pour la part autobiographique du « roman », mais le reste n’est que fantasmes : la mère de Jean Decarnin vit avec sa « petite bonne » qui s’est fait engrosser par Jean (l’enterrement du bébé, suivi par la « petite bonne », revient plusieurs fois dans le livre), et avec un officier nazi, Erik, qui lui-même a connu ses premiers émois sexuels avec le bourreau de Berlin. Il y a aussi Paulo, le frère de Jean Decarnin, qui n’était pas du même bord politique (juste un voyou fricotant avec les Allemands), et « Riton », un jeune milicien qui, dans une des premières scènes du livre, se fait assommer par la foule des premiers libérateurs de Paris, alors qu’il tire sur eux depuis les toits.

Pompes funèbres est le « roman » le plus riche et le moins strictement autobiographique de Genet : une suite de fantasmes dans lequel le « Je » peut être Genet, ou un autre, qui partage sa Morale à l’envers, son goût de la Sainteté. Genet est un auteur avant tout moral (comme le marquis de Sade, chez qui l’ascèse morale tourne à une forme de jansénisme), un moraliste christique, en quête de Salut. Il est proche de Jouhandeau. Simplement la morale de Genet, au rebours de celle de la plupart des gens, est une morale subvertie, une morale inversée : arriver à la Sainteté, à l’absolu, en prenant à rebours (il y a chez Genet quelque chose du Huysmans de Là-bas) toutes les valeurs reçues depuis des siècles par la bourgeoisie. C’est en quoi il est un écrivain profondément subversif, et cette subversion ne peut passer que par une subversion de la langue. Mais il ne faut pas prendre au pied de la lettre son apologie de Hitler (« sa solitude fait étinceler Hitler ») qui « comme Jeanne d’Arc » s’est identifié à son pays.

Dans un passage sur une braguette, Genet donne une forme d’art poétique, une clef de son écriture :

La braguette de tous les pantalons était à fermeture éclair. Personne ne pouvait y toucher. Sa simplicité était aussi importante que la simplicité de Racine, ou que les méandres de poèmes de Jean Decarnin, qu’afin de n’en pas laisser fuir le sens, le secret, un entrelacs fermait comme les motifs compliqués, les statuettes des dieux, les fleurs sacrées ornent les serrures de bois qui garde closes les cases des nègres.

Plus loin, il écrit :

Le poète s’occupe du mal. C’est son rôle de voir la beauté qui s’y trouve, de l’en extraire (ou d’y mettre celle qu’il désire, par orgueil) et de l’utiliser.

Pompes funèbres, avec ses croquis de milicien, d’officier allemand, de voyous opportunistes, que le narrateur, tous, aime, est le livre de Genet le plus extrémiste, et celui qui a été le plus mal compris. Mais le considérer comme un livre politique (je me souviens m’être fait traiter d’« antisémite », avec un fort accent américain qui m’avait fait lui répéter sa remarque – par une femme auteur – comme on disait du temps de Balzac – à qui j’avais dit mon admiration pour Céline et Genet [et notamment pour Pompes funèbres et Un captif amoureux]. Cette femme auteur faisait sur tous les deux un contresens : ce ne sont pas des auteurs politiques, mais des poètes qui cherchent avant tout une nouvelle voie pour subvertir le monde, à travers la subversion de la « langue bourgeoise », « la langue de l’ennemi », comme aurait dit Genet.

Après Pompes funèbres paraît Querelle de Brest, que j’ai toujours trouvé décevant. Grâce au film de Fassbinder (Querelle), c’est aujourd’hui un roman célèbre, mais je ne suis pas certain que les véritables admirateurs de Genet le portent aux nues.

Le styliste – capable d’un lyrisme somptueux, aussi drapé que celui de Bossuet, et qui n’est pas sans évoquer le meilleur de Breton, mais en plus naturel – est toujours là, mais l’émotion ne naît pas, ou très lentement. C’est la seule fois où Genet se prend pour un véritable romancier. Au lieu de se mettre lui-même en scène au milieu de ses fantasmes (les trois premiers « romans »), il essaie de donner vie à des personnages, de les animer de l’extérieur, et on n’y croit pas. Ou peu. Querelle, par son processus d’« objectivisation » des personnages, constitue le lien entre les « romans » antérieurs et le théâtre qui devait suivre. On y trouve déjà les images du bordel et de sa tenancière, comme dans Le Balcon. L’ambiance de brume et de ports est plus proche de Carné/Prévert que du Genet auquel on est habitué. C’est très bien, très réussi, mais décevant par rapport aux grandes orgues maléfiques de Pompes funèbres. C’en est presque anodin.

Puis vient Journal du voleur (dont la première édition Gallimard ne porte pas de mention de « roman »), et qui n’a pas été repris dans les « Œuvres complètes », en collection Blanche. Le texte en aurait été « épuré » par Gallimard, et la Pléiade donne ici le texte original, invisible depuis la publication anonyme de l’originale chez Skira. Il s’agit d’une sorte de « pont » entre les romans fantasmés, et le reportage (qu’on peut juger tout aussi fantasmé) d’Un captif amoureux. Un traité de morale magnifié par la somptuosité de la langue. L’histoire d’une ascèse dans le mal, et le livre dans lequel on se rend le mieux compte de la cohérence de la démarche de Genet qui revendique, à travers le Mal et l’Abjection, la solitude absolue, et la Sainteté. L’homme créé par ses actes. Une forme d’existentialisme, oui, mais à cent coudées au-dessus des pontes du mouvement, aujourd’hui sur les pentes de l’oubli.

Genet est avant tout un poète de génie. Et la parution en Pléiade d’une partie de son œuvre en prose est un événement. En attendant, on l’espère, Un captif amoureux et les autres écrits « gauchistes » (dont les textes consacrés à George Jackson et aux Black Panthers).

Pour terminer, une anecdote. Jacques Laurent (ami de jeunesse de François Sentein, ami de Laudenbach et de Cocteau) admirait la prose de Genet. Il l’a rencontré une fois, en compagnie de Cocteau, dans un bar de Saint-Germain-des-Prés, alors que Genet était déjà, à sa façon, une star. Mais Genet la star, fidèle à lui-même, fauche en sortant – sans être vu par Cocteau – quelques croissants sur le comptoir. Jacques Laurent s’est alors attardé dans le bar, pour les payer afin de « ne pas faire d’histoires ». Il avait juste constaté que l’honnêteté profonde de l’homme (subvertir, subvertir) n’était pas une pose, mais survivait, même une fois qu’il était devenu une légende.

Jean Genet : Romans et poèmes : Notre-Dame-des-Fleurs ; Miracle de la rose ; Pompes funèbres ; Querelle de Brest ; Poèmes ; Journal du voleur ; L’Enfant criminel ; Fragments… (Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2021, 1 648 pages.) Les « romans » de Genet en Pléiade : un événement de taille. Car Genet romancier est aussi sulfureux (son théâtre, aujourd’hui, est plus « admis », même s’il est moins joué qu’à une certaine époque)

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Christophe Mercier

Christophe Mercier

Ancien élève de l’École normale supérieure. Agrégé des lettres. Critique littéraire au Figaro et aux Lettres françaises. Dernier ouvrage paru : Longtemps est arrivé (Bartillat, 2019).