Éloge du Moyen Âge et de son économie

Il est couramment admis que la pensée médiévale est restée étrangère à la réflexion économique dont les premiers linéaments n’apparaissent qu’au xvie siècle. Si l’on entend par réflexion économique les études théoriques, cette proposition est exacte. Si au contraire on y voit l’esprit qui préside aux réalisations économiques, elle est manifestement fausse.

Autrement dit, le Moyen Âge n’a pas fait la théorie de sa pratique, mais il a pratiqué spontanément une économie qu’on peut qualifier de libérale. Il a même apporté à la doctrine quelques compléments et correctifs dont l’expérience présente montre le bien-fondé.

Présentant sa Révolution commerciale du Moyen Âge (1971)1, l’historien américain Roberto Sabbatino Lopez écrit : « Là, pour la première fois dans l’histoire, une société sous-développée réussit à se développer elle-même, principalement par ses propres moyens. » Quelques années plus tard Jean Gimpel conclut de même sa Révolution industrielle du Moyen Âge2 : « Du xie au xiiie siècle, l’Europe occidentale connut une période d’intense activité technologique et c’est une des époques de l’histoire des hommes les plus fécondes en inventions. Cette époque aurait dû s’appeler “la première révolution industrielle”, si la révolution du xviiie et du xixe n’avait déjà été gratifiée du même titre. »

Le premier se fondant sur l’expansion du secteur tertiaire, le second sur celle du secteur secondaire, arrivent à la même constatation.

Avec L’évolution des prix à long terme3 (chapitre consacré au blé, par René Grandamy), Fourastié permet une approche plus précise du phénomène. De ses calculs, on peut déduire le prix du kilo de pain fournissant la ration moyenne de 2 500/2 600 calories, évalué en salaires horaires (s.h.) de manœuvre, et donc le niveau de vie de la masse de la population à l’époque considérée. En reportant les chiffres sur un graphique, on observe que le plan est nettement divisé en deux zones séparées par la ligne de 1 s.h. La zone supérieure est celle de la vie chère, du sous-développement ; la zone inférieure, celle de la vie facile, du développement. Le caractère répulsif de la ligne 1 s’explique par « l’effet de revenu », dit effet de Giffen.

Le résultat global est le suivant. Pour 1 kilo de pain, au Bas-Empire romain (taxation de Dioclétien, 301), 2,66 s.h., chiffre qui sera à peu près celui de 1789. La ligne 1 doit être franchie en baisse dès avant Dagobert (629-639). Sous Charlemagne (vers 800), 0,76 s.h., comme aux années 1900. On se maintient aux environs de ce prix tout au long du Moyen Âge. La moyenne 1400-1530 est de 0,5 s.h. (indice de la décennie 1920-1930), avec une baisse à 0,25 en 1471-1480 – retrouvée en 1930-1940. Vers 1560, le graphique bondit littéralement dans la zone supérieure et s’établit autour de 2 s.h. qui sera la moyenne du xviiie siècle. La baisse s’amorce à partir de 1800, avec encore des pointes au-dessus de 2 s.h., par exemple en 1848. La décennie 1880-1890 voit le franchissement définitif en baisse de la ligne 1.

La société médiévale a donc effectué et maintenu son développement du vile à la moitié du xvie siècle, alors que notre société moderne est restée sous-développée de la fin du xvie à la fin du xixe ; soulignons que notre réflexion économique peine à faire sortir le tiers inonde de son sous-développement.

Cet exploit a été original et jusqu’ici unique en son genre. Il a été réussi sans conquêtes ni appuis extérieurs, sans intervention étatique, mais en économie de marché, par le libre jeu des initiatives privées, agissant dans la sphère du droit privé, régi par un droit purement coutumier complété par la loi ecclésiastique et les règlements des pouvoirs locaux, stimulé par l’attrait de la pleine liberté et de la propriété.

Plus de dix siècles avant Quesnay, la société a appliqué spontanément la physiocratie telle que l’ont expliquée et justifiée ses exégètes4.

 

Physiocrates avant l’heure

Bornons-nous aux trois grands siècles, les )(textile, et à la France actuelle, l’hexagone. Au départ, une douzaine de millions d’habitants sur un territoire aux trois quarts abandonné, réparti entre des féodaux qui, pour accroître leur puissance, appellent à la colonisation ; des familles paysannes à la natalité vigoureuse s’adonnant à l’agriculture vivrière ; un climat général de paix malgré de fréquentes guerres privées, mais la Paix de Dieu protégeant, avec leurs biens, clercs, paysans, artisans, commerçants.

L’agriculture, seule activité réellement « productrice », dégage des surplus, un « produit net » qui suscite, nourrit artisanat et commerce, provoque une urbanisation progressive.

L’égal empressement des seigneurs à peupler leurs domaines conduit à une répartition équilibrée des familles sur tout le territoire, et donc à la mise en œuvre des ressources naturelles partout où elles se trouvent. Les paysans cultivent suivant les principes traditionnels qui, bien loin de l’appauvrir, enrichissent et améliorent le sol.

L’économie médiévale fait entrer en ligne de compte le concept de gratuité, le « don gratuit » des physiocrates, l’énergie solaire, l’eau, l’air… qui contribuent à la production. Elle en tire de multiples conséquences.

En première ligne, les droits d’usage : une fois dépouillée des fruits du travail, la terre redevient commune. Ces usages assurent une collecte exacte des récoltes et des produits spontanés de la terre. En outre ils contribuent à la subsistance des plus pauvres, de ceux qui n’ont pas d’exploitation en propre, et qui néanmoins glanent, grappillent, nourrissent quelque bétail. Nul, hormis les vagabonds, qui soit totalement démuni de droits réels.

Le « don gratuit » justifie la dîme, et voilà une société qui consacre d’emblée le dixième de sa production agricole brute à ce qui lui donne son sens, à la religion, c’est-à-dire à la culture et à la bienfaisance.

La gratuité a une conséquence imprévue et paradoxale : elle inspire l’organisation des marchés. Puisque le cultivateur prélève par préciput son nécessaire, ne vend que ses surplus, son « produit net », le consommateur doit avoir sa part du « don gratuit », quitte à en subir les aléas, bonne ou mauvaise récolte. Pour l’approvisionnement des villes, les vieux administrateurs se fondent sur la libre concurrence et élaborent empiriquement notre marché concurrentiel parfait, très sensible à la conjoncture, mais exclusif du profit sur le long terme. Les villes seront nourries au prix coûtant, faveur singulière pour le développement.

 

Prix du marché et juste prix

L’Histoire des Halles de Paris de Jean Martineau5, complétée par le Traité de la Police6 de Delamare, retrace cette construction admirable de finesse et de psychologie. On retrouve les quatre conditions nécessaires à la concurrence :

1) La transparence : elle est assurée par la concentration des opérations dans d’étroites limites d’espace et de temps, de façon à ce que leur résultat soit connu instantanément et universellement.

2) L’homogénéité des marchandises échangées : elle est procurée par un contrôle des poids et mesures pour les marchandises fongibles ; par la conformité des produits élaborés à un type local préétabli : fromage de Brie, jambon de Bayonne, toile de Laval, etc. ; le tout assorti d’un examen sévère de la qualité par des experts-jurés.

3) L’atomicité : elle est garantie par l’interdiction rigoureuse de toute coalition, de toute entente entre opérateurs. On va jusqu’à prohiber les réunions au cabaret durant le marché.

4) La libre entrée : le marché est public, ouvert à tous.

Quelques coups de pouce supplémentaires viennent conforter l’acheteur. Toute la marchandise doit être présente à l’ouverture, liquidée à la fermeture. Le début du marché est réservé aux consommateurs directs. Les détaillants – les « regrattiers » – et les exportateurs n’interviennent qu’ensuite. Les derniers moments où l’on doit faire place nette, c’est « l’heure des pauvres ». Ils jouent le rôle de nos actuels « acheteurs-balais » des halles, mandatés par les collectivités, les grandes surfaces…

Pour assurer un approvisionnement suffisant, un périmètre de protection entoure le marché, à l’intérieur duquel aucun autre marché ne peut être ouvert.

Le prix résulte mécaniquement, impersonnellement de la confrontation de l’offre et de la demande. Il s’impose comme un phénomène naturel. Il est comme lui imprévisible. Et cela ajoute au système le piment du jeu. Le paysan porte au marché des produits ; il ne sait absolument pas ce qu’il en tirera ; il sait seulement qu’il n’aura pas à les ramener chez lui. Il joue son apport, qui est, rappelons-le, un surplus.

Les moralistes mettent le sceau à l’institution en sacralisant le prix du marché qui définit le « juste prix », phénomène naturel sans qualification morale. Ce qui est immoral, ce sont les manœuvres qui fausseraient le jeu, permettraient de profiter du jeu, l’accaparement, la coalition, la rétention abusive…

Au xixe, les moralistes modifieront leur définition du « juste prix », mais très logiquement avec eux-mêmes. Le S.M.I.G. du paysan était assuré par son préciput. Dans l’industrie, il n’y aura pas de préciput. Le « juste prix » deviendra celui qui permet d’assurer le S.M.I.G., dirions-nous aujourd’hui.

Le marché concurrentiel est extrêmement sensible. King tentera de chiffrer l’incidence des excédents. Le Moyen Âge avait remarqué l’effet King. A un chroniqueur de Liège, l’abondante récolte de 1209 suggère cette réflexion : « triomphe des pauvres, affliction des riches ».

Une disette provoque le mouvement inverse. Il arrive que les pouvoirs publics taxent le blé. Taxation très rare, car on en connaît la vanité. Citons encore notre chroniqueur : « Le froment mis à 5 sous se vend 11 sous. Le temps en effet et la vie des hommes ne tiennent pas à eux, mais à Dieu. »

On préfère recourir aux stocks privés – stocks des gros détenteurs de céréales décimateurs, champartiers, riches citoyens – qui doivent être mis sur le marché.

Par contre on taxe les marges, on définit la composition des diverses sortes de pains, moyen de gérer les crises.

Le marché ainsi défini a paru une institution si juste qu’il a été appliqué également aux artisans. C’est pourquoi ils sont groupés par spécialités, fabriquant des ouvrages typés, les vendant sous le régime de la concurrence, côte à côte dans une même rue qui joue le rôle de bourse : les rues des Boulangers, des Bouchers, des Orfèvres, des Aiguilles, de la Parcheminerie…

Eux malheureusement, simples transformateurs « stériles », ne peuvent se passer de profit ; nul préciput ne leur est ouvert. L’entente sur les prix étant proscrite, leurs communautés trouvent la parade en limitant aux besoins déclarés la capacité de production. Garantes de la qualité, elles freinent l’admission au métier. Entrave au progrès, dira-t-on. Obstacle plutôt à une expansion industrielle excédant l’aptitude du « produit net » à la soutenir. De l’inverse, la Flandre va faire la pénible expérience. Pour échapper au malthusianisme corporatif des villes, elle recourt à l’artisanat rural. Rançon de cette industrialisation trop rapide : elle plonge dans le sous-développement 60 ans avant la France.

La France, elle, préfère s’adonner au « bon commerce » des physiocrates : elle importe les draps que la Flandre se sacrifie pour tisser ; elle exporte les denrées agricoles qu’elle est mieux placée pour fournir.

 

Et l’usure ?

Encore une conséquence de la prise en compte du « don gratuit », l’interdiction de l’usure. Que n’a-t-on pas dit de la prétendue proscription du prêt à intérêt ? Laissons les moralistes à leurs acrobaties intellectuelles autour d’Aristote et de sa darique. Regardons les faits. Dès les droits barbares, on distingue prêts de consommation et prêts de production. Pour les premiers, l’intérêt est illicite ; il est légitime pour les seconds. Je prête un boisseau de blé à un pauvre pour lui permettre de subsister jusqu’à la soudure : je ne peux réclamer alors que la restitution de mon boisseau de blé ; prélever un intérêt serait réclamer le prix du temps, « don gratuit ». Au même, je prête une vache ; je me prive en sa faveur du veau et du lait : il est normal qu’il m’en rétrocède une quote-part ; c’est le bail à cheptel. Ce principe a été généralisé tout au long du Moyen Âge.

A considérer les ravages de l’usure dans les pays pauvres, à réfléchir sur la situation financière de notre propre monde, la notion de gratuité du temps n’apparaît pas tellement aberrante.

 

La participation

Terminons par un dernier exemple : l’investissement.

L’investissement soustrait à la consommation une fraction de la production pour la transformer en nouveaux instruments de production. Il prélève sur la production présente en vue de la production future. Il est un sacrifice. Qui supportera le sacrifice ? Grosso modo, les pauvres dont le premier souci est de consommer, alors que celui des riches est de faire fructifier leur capital ; les ouvriers dont les salaires seront comprimés, alors que le profit des entrepreneurs sera dilaté.

L’Antiquité a résolu le problème par l’esclavage : la cité antique comporte une minorité d’ « exploiteurs », les cives ; une majorité d’ « exploités », les servi. La société libérale du xixe siècle s’est aussi scindée en deux classes antagonistes. Ni l’une ni l’autre ne mentionnent le travail parmi les modes d’accession à la propriété.

La solution médiévale est aussi originale qu’efficace, à savoir que le travail engendre un droit réel sur l’investissement qu’il procure et dans la mesure où il le procure. C’est le principe de la vieille loi des Wisigoths : id quod laboravit nullo modo perdat, que le travailleur ne soit en aucun cas frustré du fruit de son travail.

Pour prendre l’exemple le plus simple et le plus répandu – le défrichement, la mise en culture – la pleine propriété du maître originaire est scindée en deux droits réels : le domaine direct du concédant, reconnu par un cens ou un champart – une quote-part de récolte – fixés une fois pour toutes ; le domaine utile du concessionnaire portant sur les « édifices et superficies », constructions, plantations, améliorations culturales…

Deux droits réels se superposent sur la même terre. Le tenancier est du fait même intégré dans la vie économique, devient « propriétaire » pour une part du moyen de production. En un mot, le Moyen Âge a réalisé la participation devant laquelle nous balbutions.

L’équilibre médiéval qu’Auguste Comte admirait plus que tout s’est brusquement effondré au xvie siècle. C’est précisément à ce moment qu’apparaît la réflexion économique. Nul mystère à cela : la médecine ne survient que devant la maladie.

Notes et références

  1. R. S. Lopez, The Commercial Revolution of the Middle Ages, 950-1350, Prentice-Hall, Englewood Cliffs, New-Jersey, 1971, 177 p. Nous avons traité plus longuement du sujet dans notre contribution au Moyen Âge, pour quoi faire ?(Stock) écrit en collaboration avec Régine Pernoud et Jean Gimpel, et dans La Chrétienté médiévale, un modèle de développement, à paraître.

  2. J. Gimpel, La révolution industrielle du Moyen Âge, Seuil, 1975, in-8., 253 p.

  3. J. Fourastié, L’évolution des prix à long terme, P.U.F., 1969, in-80. 358 p.

  4. R. Grandamy, La physiocratie, théorie générale du développement économique, Mouton, 1973, 148 p.

  5. J. Martineau, Les Halles de Paris, des origines à 1789, th. Faculté de droit, Paris, 1960, 272 p.

  6. Delamare, Traité de la police, Paris, 1729, 4 vol. in-fo.

     

    Crédits illustration : Seigneur percevant l’impôt (extrait des Traités théologiques) / Wikipédia.

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