À chacun ses chimères

Sur les sujets de politique européenne et internationale, Hubert Védrine dispose chez les « élites » (comme on dit main tenant) de notre pays d’une très grande autorité. Cela vient à la fois de son long passage aux affaires, auprès de Mitterrand puis comme ministre des Affaires étrangères de cohabitation sous Chirac, de sa vaste culture, de ses qualités de finesse intellectuelle et de son talent d’expression exceptionnel. Il garde dans l’establishment français un « accès » sinon une influence (toujours difficile à mesurer) remarquable et cela quel que soit le président de la République. Emmanuel Macron par exemple se réclame régulièrement du courant « gaullo-mitterrandiste » dont Hubert Védrine est généralement considéré comme le grand prêtre ou le maître à penser. On ne peut donc, pour toutes ces raisons, que recommander la lecture de son dernier ouvrage, Comptes à rebours. Celui-ci, malgré une introduction actualisant la pensée de l’auteur, présente certes le caractère insatisfaisant de tous les livres qui sont des recueils d’articles ou d’entretiens. Ce défaut est en même temps ce qui fait l’intérêt de l’ouvrage : on y suit la progression, et surtout à vrai dire la continuité, des analyses de l’ancien collaborateur de François Mitterrand au fil des années (de 2013 à 2018).

Et l’on voit mieux, en ayant refermé le livre, qu’existent en réalité deux Hubert Védrine (en tant qu’homme public bien entendu).

On rencontre d’abord dans ce recueil un Hubert Védrine « progressiste » qui a su prendre le virage des « enjeux globaux » et en particulier de l’écologie ou encore du numérique. Soyons honnêtes : le lecteur ne trouvera pas dans ces pages d’analyses bouleversantes ou de percées conceptuelles sur ces thèmes. Cependant, on ne peut qu’être sensible au sens de l’urgence, à la prise en compte des vraies priorités, qui se dégagent des développements de Comptes à rebours. Sur l’Europe, le ton systématiquement négatif peut lasser mais là aussi certains des constats faits relaient des préoccupations légitimes et d’ailleurs largement partagées. Hubert Védrine a été l’un des premiers à alerter sur l’écart qui se creusait entre la superstructure européenne et les opinions. Il a su rapidement, avec cet art des formules qui est le sien, mesurer la portée des « insurrections électorales » traduisant la montée en puissance des populismes. Il s’est engagé, en s’entourant d’avis bien sûr (le « Club » Vedrine), en faveur d’une modernisation de la France sur la base de quelques réformes clefs dépassant le clivage droite-gauche. Son essai de 2014, La France au défi, peut à certains égards être considéré comme précurseur des idées d’Emmanuel Macron.

Il y a cependant un autre Hubert Védrine, nettement moins convaincant à nos yeux, à savoir le spécialiste de géopolitique, parangon autoproclamé du réalisme, dont les analyses se teintent depuis quelques années d’une étrange touche de complotisme : une soi-disant école des « néo-conservateurs à la française », tapis dans les administrations et certains think tanks, aurait kidnappé selon lui la politique étrangère de notre pays depuis Nicolas Sarkozy. L’acmé de cette thèse se trouve dans une contribution à la revue Esprit du mois de mars 2018 en réponse à un article de Justin Vaïsse de novembre 2017 dans la même revue. (Ayons l’honnêteté de signaler au lecteur que le signataire de cette recension fait partie des cibles d’Hubert Védrine dans cette philippique d’Esprit.)

Exposons en quelques lignes d’où vient notre gêne.

Le constat sur lequel tous les « géo-politologues » s’accordent, y compris Hubert Védrine, porte sur ce que l’on appelle la « désoccidentalisation du monde », c’est-à-dire l’idée que la fin de l’Union soviétique n’a pas entraîné le triomphe du modèle occidental (libéral, capitaliste, etc.), mais que l’on a assisté au contraire depuis lors à la montée des puissances émergentes et au retour de la Russie et de la Chine. Il en résulte une relativisation certaine de la domination occidentale. Ce que l’on pourrait souhaiter sous la plume d’un homme de l’expérience d’Hubert Védrine, c’est une grille de lecture qui permette de mieux comprendre ce phénomène. Or les analyses de notre auteur se cantonnent le plus souvent dans le registre de la dénonciation ad nauseam des « chimères » des dirigeants européens ou du prosélytisme de l’Occident au service de ses « valeurs » (toujours entre des guillemets dans le texte védrinien). Nul ne songe à nier que nos hommes d’État ont manqué de vision, mais le « droit de l’hommisme » et l’« européisme » ont-ils vraiment joué dans les erreurs occidentales le rôle majeur que leur accorde notre auteur ? S’agissant de la France, en dehors de la rhétorique, y a-t-il jamais eu de décision de politique étrangère prise par notre gouvernement sur la base de la défense des droits de l’homme ? Est-ce que vraiment, s’agissant de la Russie, la grande chimère a été que nous nous attendions, après la chute de l’URSS, à ce que les « Russes cessent d’être russes » ?

L’ancien ministre, tout en approuvant l’intervention au Mali, reproche à François Hollande en particulier d’avoir pratiqué une « Irreal Politik ». On comprend que c’est de la Syrie, de l’Iran et de la Russie qu’il s’agit en fait. Dans un entretien au Monde de janvier 2017, Hubert Védrine indiquait que les Occidentaux auraient dû en Syrie, lorsque le conflit a commencé, soit admettre qu’ils étaient impuissants et limiter leur action à une assistance humanitaire massive soit, si « nous jugions fondamental d’imposer la démocratie en Syrie », intervenir non moins massivement en étant prêts à envoyer s’il le fallait 100 000 hommes pendant des années. Le raisonnement paraît profond mais qui a jamais prétendu qu’il fallait « imposer la démocratie en Syrie » ? Personne bien entendu. Le dilemme tel que le présente l’auteur n’a rien à voir avec le défi en effet très grave que posait le conflit syrien – notre guerre d’Espagne – aux responsables américains et à leurs alliés. Et il était bien évidemment concevable de recourir à certaines actions de force (« zone de sécurité » réclamée par les Turcs par exemple) sans avoir à déployer 100 000 hommes. L’intelligence politique et le courage auraient précisément consisté à trouver des options qui sans nous engager dans un nouvel Afghanistan nous auraient évité de laisser la Syrie aux mains d’un criminel de masse dont le comportement génère le terrorisme et l’afflux de réfugiés en Turquie, au Liban, dans d’autres pays voisins et finalement en Europe.

Irréalisme ? « Néo-conservatisme à la française » ? L’inconvénient de ces étiquettes qui visent à disqualifier l’interlocuteur est qu’elles rendent le débat très difficile et stérilisent de ce fait la réflexion. Mais voyons, dans une des dernières interviews (La Revue des deux Mondes du 1er septembre) reprises par Comptes à rebours, les préconisations de l’auteur : « nous ne pouvons revenir dans le jeu que si nous apportons des idées, si nous travaillons en intelligence avec la Russie, sans être en mauvais termes avec les Iraniens, c’est-à-dire sans nous laisser entraver par les États-Unis… construisons une vision cohérente et fonctionnelle pour la Syrie ». Est-ce cela le fameux « retour au réél » que prône notre auteur ? « Une vision cohérente et fonctionnelle » qui convaincrait la Russie de tout arranger en Syrie ? À notre tour de risquer une pointe polémique : Hubert Védrine nous explique que le « néo-conservatisme à la française » serait un occidentalisme et non un atlantisme. À le lire, on pourrait avoir le sentiment que le « gaullo-mitterrandisme » védrinien est surtout un banal pro-russisme.

Sur les sujets de politique européenne et internationale, Hubert Védrine dispose chez les « élites » (comme on dit main tenant) de notre pays d’une très grande autorité. Cela vient à la fois de son long passage aux affaires, auprès de Mitterrand puis comme ministre des Affaires étrangères de cohabitation sous Chirac, de sa vaste culture, de ses qualités de finesse intellectuelle et de son talent d’expression exceptionnel. Il garde dans l’establishment français un

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Michel Duclos

Michel Duclos

Ancien diplomate, conseiller spécial géopolitique et diplomatie à l’Institut Montaigne. Dernier livre paru : Diplomatie française (Humensis, « Alpha essai », 2024).