« Aucun vivant, si grand soit-il ou si cher, En 1952, dans sa préface à Jean Santeuil (1), André Maurois, qui avait compulsé les manuscrits de Proust pour préparer sa biographie (2), écrit : « quand Bernard de Fallois, jeune agrégé des lettres, vint me dire qu’il écrivait une thèse sur Proust, je priais Mme Mante de l’autoriser à voir ces dossiers et à les dépouiller. Elle lui remit non seulement les soixante-dix cahiers qu’il acheva de mettre au net, mais des caisses de feuillets épars, déchirés, qui, au moment de la mort de Marcel, étaient au garde-meuble. Ni le docteur Robert Proust, ni sa fille n’avaient pensé qu’il y eût là une œuvre suivie. Bernard de Fallois entreprit d’engranger cet abondant regain. Sa prescience, sa ténacité, sa pieuse et patiente minutie furent récompensées par la joie de reconstituer un roman tout entier : Jean Santeuil. » C’est ainsi que parut la première contribution de Bernard de Fallois aux éditions et à la critique de Proust. JEAN-CLAUDE CASANOVA (1) Marcel Proust, Jean Santeuil, préface d’André Maurois, trois volumes, Gallimard, 1952. (4) Marcel Proust, Les Plaisirs et les jours, préface d’Anatole France, Calmann-Lévy, 1896 (réédité par Gallimard, 1924). Proust se mettra à la rédaction de Jean Santeuil dès la publication de ce livre.BERNARD DE FALLOIS ET PROUST
ne doit être honoré qu’après sa mort »
Marcel Proust
Contre Sainte-Beuve (3), autre manuscrit inédit, qu’il fit précéder d’une préface de soixante pages, parut en 1954 ; il y ajouta des essais et des articles de Proust, publiés ou inédits, écrits pour la plupart entre 1896 et 1908. Dans cette préface, il explique ce qui sera sans nul doute l’intention de la thèse à laquelle il travaille : faire découvrir la lente maturation qui précède la parution du premier volume d’À la recherche en 1913. En étudiant tous les textes et tous les manuscrits qui précèdent À la recherche du temps perdu, il veut trouver, dans la genèse de l’œuvre, l’unité de la pensée de Proust, unité dont, comme dit Maurois, il a comme la « préscience ». Effectivement, à lire Bernard de Fallois sur Proust, on comprend que toute l’œuvre illustre la formule de Vigny : « Qu’est-ce qu’une grande vie, sinon une pensée de jeunesse exécutée à l’âge mûr ? »
J’espère que l’on réunira un jour tous les textes qui restent du travail de Fallois, puisque nous savons trois choses : ces textes existent (Pierre Hassner et moi, avec d’autres, les avons lus), ils devaient constituer la thèse qu’il avait entreprise en 1950, enfin il renonça à la rédaction finale de cette thèse en 1960, quand il quitta l’enseignement pour l’édition. Les biographes préciseront ces points.
Bernard de Fallois, au début des années 1960, nous avait donné (nous suivions alors ensemble les cours d’Aron) un document dactylographié de 143 pages, « Les plaisirs et les jours », titré et corrigé de sa main. Tout l’essai porte sur le premier livre de Proust, Les Plaisirs et les jours, recueil paru en 1896 (4), que son auteur écrivit entre 20 et 23 ans. Nous en avions discuté avec lui, mais Pierre Hassner et moi étions trop peu versés dans la connaissance des écrits de Proust pour en parler sérieusement avec lui. J’admirais simplement sa clarté, son aisance et sa perspicacité. Le temps a passé. J’avais conservé le dossier et je l’avais glissé dans les boîtes de « textes à publier » de Commentaire. Souvent, en plaisantant, car je connaissais d’avance sa réponse, je suggérais à Bernard sa publication (comme je le suppliais à la fin des années 1980 de publier ses préfaces non signées à l’édition France Loisirs d’À la recherche). Il haussait les épaules : « Ce sont les professeurs qui s’occupent de Proust maintenant, et il ajoutait-il en riant : je ne suis pas assez savant ! » Il avait, en effet, quitté la corporation savante. Ces pages dataient de sa vie antérieure.
À la fin, j’ai eu le sentiment qu’il n’était plus hostile à la publication, sous son nom, de la série des préfaces anonymes aux volumes de la Recherche. Vrai joyau qui initie à Proust les jeunes étudiants qui parfois renâclent, et que le pathos proustien de leurs « maîtres » en Sorbonne ou ailleurs n’encourage pas. Et c’est avec un immense plaisir que je viens de recevoir cette édition (5) tant attendue, accompagnée du choix de maximes et de pensées de Proust que Bernard de Fallois avait publiées, précédées d’un essai sur Proust moraliste.
Commentaire en a d’autant plus de satisfaction à publier le texte qui va suivre. Il s’agit d’une étude approfondie du premier livre publié par Proust (Les Plaisirs et les jours), en parallèle avec des textes écrits à la même période et que Proust avait conservés en manuscrits ou publiés dans des revues sans les retenir pour ce recueil. On verra que ces textes révèlent le secret et l’aveu présents dans toute l’œuvre de Proust. Nous publions les pages 67 à 98 du document en ma possession, en espérant que l’on retrouvera et que l’on éditera l’ensemble des textes rédigés avant et après celui-ci. Il porte le chiffre II. Le I précède, donc, et d’autres suivent, puisqu’il ne s’agit dans celui-ci que des œuvres de jeunesse de Proust. Joints à tout ce qu’il a publié par ailleurs sur Proust, nous disposerons un jour d’un gros volume : Essais sur Proust par Bernard de Fallois. Et, comme il nous charmait et nous éduquait quand il commentait Proust devant nous, il charmera et éduquera d’autres lecteurs, qui ne l’auront, hélas, pas connu.
(2) André Maurois, À la recherche de Marcel Proust, Hachette, 1949.
(3) Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve, suivi de Nouveaux Mélanges, préface de Bernard de Fallois, Gallimard, 1954.
(5) Bernard de Fallois, Introduction à la Recherche du temps perdu, Éditions de Fallois, 2018, 322 pages.
Ces premières esquisses romanesques auraient été toutefois plus complètes, et elles donneraient une idée plus exacte de ce qu'était l'auteur à cette époque, si Proust ne s'était résigné au dernier moment à supprimer dans son livre1 un certain nombre de nouvelles. Leur sacrifice lui a certainement coûté...