Adieu à un ami Raymond Boudon était le plus grand sociologue français vivant. En le perdant, cette revue perd un des ses plus anciens et fidèles collaborateurs, nous perdons aussi un ami et un compagnon très cher. Depuis plus de deux ans, il luttait contre une maladie terrible ; et, pourtant, il n'a jamais cessé de travailler, de réfléchir, de lire et d'écrire. Nous nous sommes revus, une dernière fois, chez lui, pour préparer la grande enquête sur la sociologie que nous avons publiée dans notre numéro 136, puis nous nous sommes écrit constamment, nous promettant de nous revoir dès que son mal serait vaincu. Nous avons reçu ces derniers mois des articles de lui que nous publierons. Commençons par celui qui suit.Le 24 décembre 2012, à une heure du matin, il m'écrivait : « Commentaire serait-il intéressé par le texte joint, version abrégée d'un entretien réalisé à l'occasion du versement de mes archives au centre d'archivage sciences humaines domicilié à l'EHESS, avant transfert ultérieur à la BN ? Brigitte Mazon (petite-fille de Paul Mazon), qui dirige le centre, a voulu utiliser cette occasion pour provoquer de ma part un témoignage sur ma traversée dans le monde des sciences humaines françaises et internationales. » J'eus comme un pressentiment devant son souci d'aller vite et nous convînmes d'une parution immédiate. Il façonna alors le texte que l'on va lire.Parmi ses messages sur la vie intellectuelle et politique, se glissa, le 10 mars 2013, un signe d'amitié complice : « Cher Jean-Claude, me permettez-vous de vous dire que je suis impressionné par la richesse du numéro de Commentaire qui vient de sortir. Tout y est bon à lire, des articles d'économie à la méditation de Manent, en passant par les comptes rendus mi-chèvre mi-choux sur Bourdieu, indispensables vu son statut de demi-dieu. Quant à l'article de Besançon, il rend impatient d'avoir le livre et, sous cette forme léchée, l'entretien d'Aron est passionnant. Commentaire est vraiment la seule revue qui échappe au parisianisme. »Le 3 avril dernier, vint le mot suivant, qui annonçait un éventuel papier sur le sujet : « La théorie des jeux : une mal aimée des sciences humaines », et dont voici le contenu : « Et pourtant ! Son importance a été ressentie bien avant la lettre par Jean-Jacques Rousseau, dans le second Discours. Deux hommes sauvages vivent dans une nature généreuse. Fatigués de leur menu de lièvres, ils s'accordent pour capturer un gros gibier. Échec, car chacun n'ayant pas confiance en l'autre préfère s'en tenir à son lièvre. Que faire pour sortir de cette situation absurde ? Imposer une innovation, diagnostique Rousseau : rendre le coût de la défection plus élevé en troquant la liberté naturelle contre la liberté civile. » Raymond promettait de revenir sur la question, et il ajoutait : « Mais que vient faire au juste un sociologue dans cette galère ? C'est que les financiers ont montré que deux mauvais investissements peuvent se révéler un bon investissement [...]. C'est ici que le sociologue se sent concerné. » C'était six jours avant sa mort, la fatigue, la lassitude l'ont emporté, nous ne connaîtrons pas le sens de ces lignes ni la réponse à l'énigme posée.« Que la Terre lui soit légère » et que son esprit survive. Jacques Lautman, qui fut son ami très proche, lui rend hommage à quelques pages d'ici, en notre nom à tous. Notre revue, qu'il a tant honorée, ne l'oubliera pas. JEAN-CLAUDE CASANOVA L'entretien qui suit a été réalisé à l'occasion du dépôt de mes archives au service d'archivage de l'École des hautes études en sciences sociales dirigé par Madame Brigitte Mazon, avant transfert vers les Archives nationales.Il y a en effet un accord entre les Archives nationales et l'EHESS pour que le service d'archivage de l'EHESS recueille les archives sciences humaines et sociales avant transfert aux archives nationales.Madame Mazon a voulu à cette occasion m'interroger sur mon parcours scientifique, lequel fournit un témoignage sur l'histoire des sciences sociales en France et hors de France dans les cinquante dernières années, raison pour laquelle j'ai pensé qu'il pourrait intéresser Commentaire. Les entretiens ont eu lieu les 27 janvier et 13 février 2012. R. B.
Brigitte Mazon — Vous avez eu une trajectoire de chercheur, une carrière de professeur, j'aimerais savoir comment vous vous êtes adapté aux institutions. Quel a été le sens de votre action individuelle dans ces institutions ? Chronologiquement, en commençant par la thèse, le choix du sujet, sa direction, le rituel de...