Nous sommes nombreux à Commentaire à penser que dans les difficultés que connaît aujourd'hui le monde occidental la lecture de Pareto est fructueuse. Tensions entre masses et élites, contradictions entre identités nationales et universalisme des marchés, dualité des bienfaits économiques du libre-échange et des méfaits politiques de la mondialisation, équilibres entre les sentiments collectifs, comme le patriotisme, et les calculs des égoïsmes individuels, faiblesse des démocraties, justifications idéologiques des actions et des intérêts, tous ces thèmes actuels sont présents dans l'œuvre de Pareto. Or Raymond Aron, au long de sa vie, l'a étudié et commenté. Il considérait, comme le faisait Talcott Parsons, son contemporain à Harvard, dans son maître livre, The Structure of Social Action (1937), que Vilfredo Pareto (1848-1923) était avec Max Weber (1864-1920) et Émile Durkheim (1858-1917), l'un des trois sociologues majeurs du tournant du xixe au xxe siècles, sociologues du système social dans sa globalité et dans son mouvement historique, comme le sera Aron lui-même. C'est pourquoi nous avons décidé de publier le dernier texte qu'Aron a consacré à Pareto, en cet hiver où, comme chaque année, nous rendons hommage à notre fondateur en revenant à lui. Raymond Aron s'était intéressé à Vilfredo Pareto avant la guerre ; parallèlement à son étude de Marx, il considérait que la dialectique masses-élites était nécessaire à l'interprétation historique des régimes politiques, des démocraties comme des idéocraties nazie ou communiste. La revue de l'Institut de Francfort avait été accueillie après 1933 à l'École normale supérieure par son directeur Célestin Bouglé. Aron fut rattaché à l'École à son retour d'Allemagne pour y animer un centre d'études sociales. Il publia en 1937 dans cette revue, la Zeitschrift für Sozialforschung, vol. VI, un long article en français intitulé « La sociologie de Pareto ». Entre 1939 et 1956, il a pensé écrire un livre sur Marx et Pareto. On en trouve des ébauches dans plusieurs articles écrits pendant la guerre dans La France libre, puis réunis dans L'Homme contre les tyrans (Éditions de la Maison française, dirigée par Jacques Maritain, New York, 1944, puis réédité par Gallimard en 1946). Pendant quelques années, de 1946 à 1955 je crois, il a donné un cours à Sciences Po sur ces deux auteurs : « Marx et Pareto. Masses et élites », cours que ne suivirent qu'un nombre restreint d'élèves, à la différence du cours général sur le marxisme proposé à la masse des étudiants et que délivrait un communiste bon teint : Jean Bruhat. Mais Aron bénéficiait d'un auditoire de qualité, puisque suivirent attentivement son enseignement : François Bourricaud, Éric de Dampierre, Raymond Barre, Pierre Hassner et quelques autres. Quand il fut élu à la Sorbonne, en 1956, après ses trois grands cours sur la société industrielle, il revint deux années durant, de 1960 à 1962, je crois, à ses auteurs classiques : Montesquieu, Tocqueville, Comte, Marx, Pareto, Weber et Durkheim. Les cours polycopiés se transformèrent en un livre, pour lequel Guy Berger prépara, dans une annotation savante qu'Aron admira, les citations et les références. Ce livre ce sont Les Étapes de la pensée sociologique (Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », 1967) constamment réédité depuis, et dans lequel on trouvera la deuxième étude d'Aron sur Pareto. Troisième étude, sa longue préface à la réédition en 1968 du Traité de sociologie générale de Pareto par Giovanni Busino (à qui nous devons l'édition complète de l'œuvre paretienne chez Droz à Genève). On trouvera ce texte dans le recueil Études politiques qu'Aron a publié chez Gallimard en 1972, toujours dans la collection « Bibliothèque des sciences humaines ». En 1973, on célébrait le cinquantième anniversaire de la mort de Vilfredo Pareto. La plus ancienne académie d'Europe, l'Accademia nazionale dei Lincei, organisa à cette occasion à Rome, les 25 et 27 octobre, un colloque auquel participèrent Aron et Parsons, avec de nombreux collègues italiens et européens dont Giovanni Busino, professeur à l'université de Lausanne. J'avais accompagné Aron à Rome et de ces jours savants et ensoleillés je garde autant le souvenir de promenades avec lui autour du Panthéon que d'Aron se confrontant à Parsons dans une disputatio magnifique et triomphant comme il le fera à nouveau à Heidelberg, plus tard, à propos de Max Weber. Retour de Rome, avec l'accord d'Aron je donnais ce texte à Georges Liébert qui le publia dans Contrepoint en 1974. Le texte définitif et complet a été publié en 1975 à Rome par l'Accademia dei Lincei, c'est celui que nous reproduisons pour nos lecteurs en y ajoutant des notes et des sous-titres. Il s'agit de la quatrième et dernière étude que Raymond Aron consacra à Vilfredo Pareto.
Les sociologues-philosophes, jusqu'à la génération du tournant du siècle incluse (Max Weber, Émile Durkheim, Vilfredo Pareto1), ignorent le terme de « sous-système politique ». Ils n'en sont pas moins philosophes de la politique, sinon politologues...