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Alexandre Kojevnikov dit Kojève

Un homme de l'ombre

Raymond Nart

N° 161 Printemps 2018

Article


Alexandre Kojève était sûrement « un esprit supérieur ». Et l'ont considéré comme tel : Raymond Aron, Raymond Barre, le père Fessard, Robert Marjolin, Alexandre Koyré, Raymond Queneau, Carl Schmitt, Leo Strauss, Éric Weil et beaucoup d'autres. Parmi nos amis, reconnaissons que Kostas Papaioannou et Jean-Marie Soutou étaient à son propos plus que réservés. Témoignent certainement de sa « supériorité » ses livres (qui étaient destinés exclusivement à des philosophes), le succès du séminaire sur Hegel qu'il donna dans le Paris de l'entre-deux-guerres, les inspecteurs des finances et les diplomates médusés par les paradoxes et par les aperçus sur la fin de l'histoire ou le rite du thé au Japon qu'il mêlait à des considérations techniques sur les négociations commerciales, parce que, grâce à Robert Marjolin, il avait obtenu, après guerre, un emploi à la Direction des relations économiques extérieures du ministère des Finances. Mais les esprits supérieurs habitent parfois des personnages qui le sont moins. La plupart de ceux que je viens de citer admiraient dans Kojève sa maîtrise de Hegel et de la tradition philosophique. Ils admiraient moins ses jugements politiques, si tant est qu'on puisse les discerner à travers ses brumes hégéliennes. Dans les années 1930, à entendre Kojève, la fin de l'histoire s'arrêtait à Staline, dans les années 1950 à la reconstitution du Saint-Empire à travers l'unification de l'Europe, dans les deux cas on s'approchait de l'État universel et homogène qui clôturait la phase humaine de l'histoire et annonçait la paix, l'égalité et l'ennui. Aussi, Leo Strauss, qui recommandait à Allan Bloom de visiter Kojève à Paris, ou Aron, qui adressait la même recommandation à Pierre Hassner, précisaient-ils l'un et l'autre à leurs élèves que c'était au philosophe qu'il fallait s'intéresser plus qu'au politique. « Philosophe », c'était justement le nom de code que les services secrets soviétiques donnèrent à Alexandre Kojève qui a été un de leurs agents. Dans les années 1980 des bruits coururent, la divulgation en Occident des archives Mithrokhine* (du nom d'un dissident, archiviste du KGB, passé en Angleterre en 1992) accentuèrent les rumeurs ; la certitude vint après l'enquête que menèrent Raymond Nart et la Direction de la surveillance du territoire.C'est regrettable, pour tous ceux qui ont connu, lu et admiré Kojève, mais c'est ainsi. Kojève avait demandé et obtenu la nationalité française, il était devenu un fonctionnaire français. Sans doute faut-il peu de philosophie pour penser qu'un fonctionnaire et un Français ont des devoirs à remplir. Et beaucoup de philosophie pour penser le contraire. Chacun y réfléchira. Comme nous avons publié dans cette revue de notables et intéressants écrits de Kojève, il était naturel que nous complétions sa biographie. Raymond Nart a bien voulu écrire cet article pour nous et nous l'en remercions. Chacun connaît le rôle essentiel qu'il a joué pendant de longues années à la DST, notamment en menant, sous la présidence de François Mitterrand, la mémorable Affaire Farewell**.Ajoutons un mot. On ignore pourquoi Kojève a agi ainsi. Après la révolution de 1917, il s'était réfugié en Allemagne, puis en France. Il était un « bourgeois », il était le neveu de Kandinsky, mais pas plus « bourgeois » que Lénine, en tout cas il n'a jamais envisagé, semble-t-il, de rejoindre pour y demeurer sa terre natale. Il n'était pas maître de bien grands secrets et nous ignorons tout de ce que contenaient ses envois réguliers à l'Est. En servant les Soviétiques a-t-il agi par patriotisme russe, pour de l'argent, pour aider ou pour protéger des parents ou des amis en Russie ? Nous n'en savons rien. Peut-être voulait-il enseigner aux Soviétiques le même savoir universel qu'il enseignait à l'Ouest et contribuer ainsi à la fin de l'histoire ? Peut-être, un jour, celui ou celle qui aura accès aux archives des services russes et soviétiques proposeront-ils des réponse à ces questions ? Qui vivra saura. Peut-être.

J.-C. C.

Depuis Socrate, il y a longtemps que nos démocraties ne font plus de procès et a fortiori ne condamnent plus les philosophes à boire la ciguë. Même quand ils cherchent querelle. Ce fut le cas de Jean-Paul Sartre que le Président Georges Pompidou et le gouvernement Chaban-Delmas en...

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